Premieres pages de la METAMORPHOSE du rossignol - Page 13 - La métamorphose du Rossignol, polar de Janine Teisson J’ai reçu la dernière lettre de L’agence. Je l’ai détruite prestement comme on me l’avait conseillé. (...) Vous nous avez fait confiance. Nous nous engageons à faire preuve de la rigueur et de la discrétion promises pour vous amener à réaliser le projet pour lequel vous avez choisi le lieu, les dates, la formule qui vous conviennent. Pour le mener à bien, vous concevrez que certaines précautions s’imposent. Aussi, à partir du 19 août, jour où débute notre contrat, lorsque vous désirerez prendre contact avec nous, vous n’emprunterez plus la porte principale, mais la petite porte qui se trouve au n° 1 de la rue Auguste Fourme. Vous l’ouvrirez en insérant votre carte magnétique après avoir composé votre code personnel. Veuillez agréer… Oui, j’ai décidé du lieu, de l’heure et de la formule. Moi. Au moment où j’ai inséré ma carte, une colonne de fourmis brésiliennes me remontait du coccyx à la nuque. Lyna, (écrit sur son badge) la douce jeune femme au visage de chèvre, qui avait été si attentive à mes hésitations et qui m’a accordé un jour supplémentaire de réflexion, n’était plus là. Arrêt maladie. Remplacée par un homme. Oh non ! J’ai failli repartir. Il a su me retenir, malgré mon malaise. Je me demande s’il n’y a pas eu 12 quelque chose de l’hypnose dans la façon dont il a guidé mes choix, si loin de ma personnalité. Mais je ne regrette rien. L’aventure n’en est que plus radicale. Eh bien maintenant allons-y ! Aïe ! J’aurais dû m’entraîner à la course d’obstacles avec ces talons. Je vais descendre et remonter trois fois le premier étage. Stop ! J’ai dit trois fois. En route ! En toute aventure, pousser la porte de sortie est toujours le plus difficile, non ? Je comprends pourquoi certains escargots crèvent dans leur coquille. Se peut-il que certains humains, par désœuvrement, sautent en parachute ? Moi je ne saute sans réfléchir que dans les livres. En tout cas, ma mère, si tu voyais le fruit de tes entrailles équipé de tout ce que tu abhorres : blondeur artificielle, maquillage, talons et minijupe, tu comprendrais peut-être que tu n’as plus aucun conseil à me donner. Je tombe nez à nez avec le troisième et son chien. C’est là que je mesure ma métamorphose. Tandis qu’il attend que son meilleur ami esquiche ses fesses tremblantes et conchie notre trottoir, monsieur lève le menton, plisse son œil vilain et exerce son droit de regard sur la gent féminine. Maître de la moitié de l’humanité, sur le trottoir, en laisse, il soupèse mes atouts. Pauvre loche ! J’aimerais être une de ces monumentales femmes noires qu’ils m’ont montrées à l’agence, de celles 13 qui traversent les rues en courant à petits pas, une bassine de quarante litres d’eau sur la tête, leurs bras d’haltérophiles levés en anses d’amphore. Je te lui en aurais foutu une ! C’est curieux les talons hauts. Hauts de combien ? Cinq centimètres, huit ? Et pourtant j’ai l’impression de dominer le monde. Je croise plein de petits concupiscents qui me reluquent par en dessous, et des grandes tours de Pise qui me frôlent à l’oblique. Il n’y a pratiquement pas de femme seule dans la rue à cette heure, ou bien une souris discrète qui trottine en baskets et disparaît. Mes talons claquent. Je vais au Rico Bar. J’ai lu dans Sortir la Nuit qu’on y croisait une foule cosmopolite, artistico-interlope. C’est ce qu’il me faut. Ils n’ont pas écrit « branchée ». Ce participe passé omniprésent m’évoque des secousses électriques, alors que cosmopolite, ça donne à espérer, ça ouvre un large champ, surtout artistico-interlope. Mais qu’est-ce qu’il a celui-ci à me coller, à me pousser presque contre le mur ? – Monsieur, vous désirez quelque chose ? – Ton cul ! Il veut ton cul, t’as pas compris ? C’est un quinquagénaire dégingandé en short, torse nu, qui me lance ça en filant sur ses rollers. Derrière lui flotte le fumé de sa transpiration tandis que l’autre continue ses manœuvres d’approche. On m’agresse ma parole ! 14 – Attention Barbarella, il a un calibre ! crie l’athlète roulant qui virevolte avant de disparaître au coin de la rue. Ah ça alors ! Qui d’un si noble courage a donc armé mon bras ? Je ne me reconnais pas moimême. Quel coup je lui ai envoyé au collant avec mon sac ! Il n’a pas fait ouf. Ah je n’en reviens pas ! Quels réflexes ! Quelle violence ! C’était beau. Je me félicite. Je m’aime ! Mon bras est invaincu, est-il donc invincible ? Ô Dieu, laissez venir à moi les petits malotrus, vous allez voir comment je vais les recevoir. Il est tombé par terre sur le coup et s’est carapaté sans demander son reste ce sagouin. Il a fait tomber quelque chose. Une canette de bière ? Ah mais ça ressemble à un vrai pistolet ! Avec son allure de clergyman cet obsédé transportait un engin de mort ? Vrai ou faux voilà où je le mets son calibre : à la poubelle ! Et ces jeunes gens, sur le trottoir en face, qu’est ce qu’ils ont à crier « Allez Marilyn ! Allez Marilyn assomme z’en un autre » ? Et ils rient ma foi ! Je ne pensais pas la rue si vivante à cette heure. Vivante mais étrangement mâle il faut avouer. Ce n’est pas très rassurant. J’ai l’impression d’avoir un régiment de légionnaires aux trousses. Je ne me retournerai pas. Plus ils sont nombreux, moins je risque. Ça piétine. C’est le bruit de mes talons qui les entraîne, comme le flûtieux du conte entraînait 15 les enfants. Moi je vais les noyer au Rico Bar. J’ai l’impression que je rentre les genoux en marchant avec ces talons. J’ai les jarrets en capilotade. J’ai mal aux reins, mes fesses partent en arrière. Je fais plus Marilyn que nature, c’est sûr. Une Marilyn hottentote. Eux, derrière, ils ont des mollets d’acier. Au fond de moi est-ce le petit grelot de la peur auquel j’obéissais encore avant-hier au doigt et à l’œil qui se remet à trembler ? Ah non ! Je l’écrase sous mon escarpin rouge. Quelle griserie de naître de l’ombre, et de se trouver soudain, telle Athéna, tout armée dans la lumière du Rico Bar, œil immobile d’un cyclone de regards qui me tournent autour et évaluent, comparent, soupèsent, s’insinuent. Je n’ai jamais fait une telle entrée en scène. Jamais. Ma timidité a fondu. Je fouille en moi pour la retrouver, comme on aimerait récupérer un objet rassurant après un exode ou un tremblement de terre, mais non, volatilisée ! Je n’ai même plus ce paravent. Depuis que j’ai ouvert les yeux entre les cuisses de ma mère, j’ai vécu la peur au ventre. J’en prends conscience à cet instant, trente-neuf ans plus tard, debout dans ce brouhaha inconnu. Je suis comme une éponge longtemps oubliée que vient lécher la flaque d’une inondation. Je me dilate sans oser encore y croire. Le corset de fer qui empêchait mes 16 côtes de se soulever à leur aise vient de tomber en miettes, à mes pieds. Justement, avant je me les serais tordus, les pieds, pris dans un invisible tapis. J’aurais rentré la tête dans les épaules, mes yeux se seraient mis à papilloter, j’aurais eu cette paralysie de lapin cloué dans les phares qui me fait tellement regretter mon terrier. Là non. Telle une corvette j’ai fendu leur minute de silence, seins en avant, tête haute, mèches voltigeantes. Ma voix s’est élevée, tranquille. J’attends près du bar qu’on me trouve une place assise. Sans rougir, en regardant bien tous les cosmopolites dans les yeux. Attentivement, comme au musée Grévin. À Mister rouflaquettes qui m’offre un verre je dis un nonmerci fluet mais ferme. Il n’insiste pas. J’ai toujours eu l’impression que le regard des autres me fouillait, me rapetissait et embrasait tous mes défauts, même les plus secrets. Un projecteur de la brigade antigang. Mais ce soir, je suis impavide sous ma carapace. Mes yeux se posent et jaugent. Celui-ci a des poches sous les yeux et celui-là des points noirs aux ailes du nez, signe de célibat persistant. C’est ce que prétendent mes collègues de travail. « Une femme mariée ne supporterait jamais ça. » Que diable supporte-t-elle donc, une femme mariée ? Je cueille le sourire du petit farceur bariolé qui doit être styliste ou peintre, ou faire semblant. En tout cas je l’amuse. L’homme 17 aux cheveux gris, à la belle gueule de Gaulois qui me détaille, que pense-t-il ? Que décidément il aurait dû aller se coucher ? Plus loin deux moustachus jouent aux dés sans même lever la tête pour attraper leur verre de bière. Le garçon remplace les vides par des pleins, les pose sur la petite cible humide qu’ont laissée les précédents, et les deux mains gauches se tendent. Gestes synchrones, identiques. Ils boivent, ils posent, ils boivent, ils posent, et de la même manière systématique, nerveuse, ils titillent le hasard avec leurs mains droites. Le bar est immense. Zinc ancien sur bois aux reflets de miel. Au bout, quatre jeunes princes, sortis d’un tableau de Piero di Cosimo, ondulent des cheveux autour d’une femme de Bilal, une petite métisse aux lèvres bleues, aux fesses en pommes d’eau. Le Rico offre des tapas aux affamés de la nuit. Comme en Espagne. Je n’ai jamais mis les pieds dans ce pays d’ombre, de lumière et d’œillets rouges, mais mes collègues connaissent la Costa Brava par cœur, alors je recoupe. Ce bar a dû être aménagé dans un ancien garage. C’est tout en longueur. Les murs sont en béton brut ciré, décorés d’une longue file de tableaux qui me plaisent bien. Que des poissons. Des dorés, des bleus, des noirs, des rouges, des longilignes, des bouffis, des lippus, des ahuris, des 18 plats, des réduits à l’état d’arête, des poissons gais, l’œil pétillant. Il y a aussi le poisson chrétien avec son signe. J’aime ce rappel des bases. Au plafond flottent divers squaloïdes et autres chondrostéens en trois dimensions dont les corps sont respectivement : une selle de vélo argentée, deux cuillères à soupe, une semelle de godillot hypertrophiée. Deux passoires soudées font un poisson-lune. Une lame de tronçonneuse et un arrosoir s’unissent pour former un espadon. Un hippocampe, les yeux exorbités, a avalé un ballon de football. Si la musique s’arrêtait, ou si j’introduisais quelques boulettes de mie de pain dans mes conduits auditifs externes, il me serait doux de flotter un moment dans des abysses bathypélagiques illusoires. D’ailleurs je commence à tanguer. Il faut dire que j’ai bu, avant de sortir, le fond de la bouteille de whisky que m’avait offerte, il y a deux ans, quelqu’un qui se disait mon ami et qui en avait assez de ne boire chez moi que de la bière sans alcool en mesurant l’angle plat de mon inclination pour lui. Le whisky ne m’a pas fait incliner d’un seul degré. Je bois très peu d’habitude. Sauf ce soir. – Ça vous plaît ? – Oui, beaucoup. Qui est ce créateur poissonnier ? – C’est une fille. Elle était là tout à l’heure. Tenez, mettez-vous là. Qu’est-ce que vous prenez ? 19 – Une Margarita. J’ai lu ça dans un livre. Lawrence D.H. ou Le Clézio ou un autre ? Non, pas Le Clézio. C’est une boisson de dur. Un nom de femme en noir, au cul bas, qui pousse son ventre et ses niños sur une route poudreuse du Mexique. Margarita. C’est drôle cet engouement pour l’ameublement des années soixante. Mon enfance a-t-elle déjà basculé dans l’histoire ? Ces fauteuils en skaï orange avec leurs pieds grêles de fourmis de dessins animés, ma mère les aurait peut-être aimés si le fauteuil n’avait été l’accessoire emblématique d’une bourgeoisie repue et profiteuse. J’ai vécu une enfance sans fauteuil. Quelqu’un est retourné entre 1955 et 1970 dans l’immeuble où habitait ma famille et a vidé tous les appartements. C’est le butin de cette razzia dans le temps qui est aligné contre le mur. La banquette en skaï rouge avec fermeture Éclair des Bertomieux, les guéridons miniatures « pour poser les verres », avec leur plateau en Formica de cinq couleurs différentes sur lesquels on s’asseyait avec Martine et son frère, cachés sous un drap de lit, pour jouer au train jusqu’à l’hypnose. Voici les chaises dont le plastique gris me collait aux cuisses quand je faisais mes devoirs dans la salle à manger. Porte-plume levé, j’entendais les autres hurler en bas. Aller en bas ! En bas était la vie. C’était une 20 obsession. L’être humain ne songe qu’à descendre. Le Rico Bar serait-il un paquebot en partance pour les îles du souvenir ? Le tandem des moustaches a cessé de jouer. Entrent deux filles. Jeunes, maigres, habillées de noir. Des habituées on dirait. Leurs visages ont une pâleur japonaise, leurs bouches sont andrinople et leurs yeux, quatre poissons énigmatiques dans cet aquarium enfumé. Elles se posent avec la souplesse du poulpe sur le canapé rouge d’où viennent de s’extirper deux faux siamois jusqu’alors collés par la bouche, dont l’un était mâle, d’un âge certain, et arborait une tête grise connue dans le cinéma ou la lanterne magique et l’autre femelle, avec moitié moins d’âge et très peu d’étoffe sur les fesses. Au loin, dans les profondeurs bleutées se meuvent imperceptiblement et murmurent des jeunes gens qui ont des secrets et boivent peu. Raides comme des bornes, deux touristes roses en chair de poule, shorts et sandales de cuir brut, roulent des yeux devant des assiettes de jambon cru et d’anchois. Je suis au centre. Face au bar. J’admire la nonchalance efficace de la serveuse africaine qui coupe les tranches de saucisson au ras de ses ongles Shanghai. Le serveur lui, a une queue-de-cheval blonde et une belle calvitie frontale pour son âge. Il porte un gilet à raies bleues et blanches, pincé. Il y a aussi, derrière le bar, 21
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