Premiers pages de Les arbres ne nous oublient pas - Page 3 - Récit de Michèle Perret Michèle Perret Les arbres ne nous oublient pas Mercier-Lacombe/Sfisef 2015 À la mémoire de mon père Vue aérienne (archives G.Perret) The past is never dead. It’s not even past. Le passé n’est jamais mort. En fait, il n’est même pas vraiment passé. William Faulkner, Requiem pour une nonne Le pays dont l’absence m’attriste et m’obsède, ce n’est pas celui que j’ai connu dans ma jeunesse, c’est celui dont j’ai rêvé, et qui n’a jamais pu voir le jour. Amin Maalouff, Les désorientés Cour de la ferme en 2015 (Photo Michèle Perret) Une ferme en Algérie La ferme Saint-Jean en 1892. Les deux bâtiments deviendront l’habitation principale, réunis par un porche. On aperçoit déjà l’éolienne. (Archives Marie-Hélène Perret) 13 J’avais une ferme en Algérie… Une phrase à la Karen Blixen1 , si transparente, si chargée de la mélancolie du temps jadis. Si désuètement coloniale, anglo-saxonne même, avec casques blancs, voiles et jupes longues, genre memsahibs sirotant leurs thés sous leurs vérandas, par exemple. Et quelques indigènes très gentils et de préférence humbles et serviables en fond de décor. Mais voilà, outre que l’Algérie, ce n’était pas tout à fait ça, je n’ai jamais eu de ferme en Algérie. Cette ferme, (si tant est qu’on possède quelque chose en ce bas monde), a appartenu à mon arrière-grand-père qui l’a créée, à mon grand-père qui l’a embellie puis à mon père qui l’aimait et l’a perdue. Elle n’a jamais été à moi, je n’y suis même pas née, je suis née à Oran. Elle s’appelait Saint-Jean2 , j’y suis arrivée toute petite, si petite que cette terre m’a engloutie. Elle a façonné mon enfance. J’avais essayé de m’emparer d’elle, comme le font les enfants qui mangent les cailloux et les herbes et mesurent inlassablement leur territoire en le parcourant de leurs petites jambes couvertes d’égratignures. Bonne fille, elle s’était laissé faire, tout en gardant sa réserve. Et c’est elle qui s’était emparée de moi, à sa guise. Vous connaissez la suite, les memsahibs ont fait leurs bagages, les Kikuyus de Karen se sont révoltés, et la dernière colonie à se décoloniser, l’Algérie, l’a fait avec une telle violence que nous en sommes encore tous meurtris. 14 La partie s’était jouée à trois : Algériens, Français de métropole et Français d’Algérie. Quand la paix s’est faite, les Algériens ont explosé de joie, les Français aussi. Les Pied-noirs ont perdu, Vae victis ! Honte et malheur à eux. Il fallait un coupable, on a dit que c’était eux. Ils ont été plus que vaincus, écrasés, vidés de leur vie, culpabilisés, rendus responsables de tout alors qu’ils n’avaient, surtout, rien compris au déroulement de l’histoire, manipulés, bernés, sacrifiés – et pas seulement par les « gros » colons. Mon père3 , qui était de ceux-là, est resté un an encore dans le pays qui avait été le sien : je suppose qu’il a fait confiance aux accords d’Évian, qu’il a cru qu’une coexistence serait possible, comme elle l’a été au Maroc. Un an plus tard, au printemps 1963, une lettre est arrivée à la ferme : l’arrêté de nationalisation. Je l’ai vu blême et silencieux, vexé qu’on n’ait pas voulu de lui, humilié d’avoir été chassé et dépouillé de cette terre à laquelle il avait tant donné. Il avait fait de cette propriété un paradis de verdure, il avait aussi essayé d’être un juste. Il n’avait pas été non plus de ceux qui avaient fui le pays, il avait voulu jouer le jeu : il a considéré comme une trahison, une injustice, le fait d’avoir été dépossédé de ce domaine auquel il avait consacré sa vie. Il n’avait plus rien à faire sur sa terre natale, il est parti dans un petit village de la vallée de l’Aude, a acheté quelques arpents de bonne terre, y a planté encore plus d’arbres qu’il n’en avait laissés et a oublié l’Algérie. Il a reconstruit une autre vie, loin de son groupe de copains, entouré de gens qui ne le comprenaient pas et le voyaient autre qu’il n’était. Mon père non plus n’était pas né dans cette ferme et comme moi, il y était arrivé nourrisson. Comme moi, il s’était imprégné du murmure des grands arbres et de la 15 poussière de blé dans les silos. Pensionnaire à Bel-Abbès, détestable période de sa vie qu’il aurait aimé occulter, il avait passé, avec son jeune frère, comme moi avec ma sœur, toutes ses vacances à la ferme, écrivant son nom sur tous les murs et le gravant au couteau dans l’écorce des arbres, membre comme moi d’une petite communauté d’enfants qui s’éparpillaient dans le domaine. Souvent, ceux qui travaillaient là quand j’étais petite avaient été les compagnons de jeu de mon père. Ils s’étaient tous imprégnés des mêmes superstitions, des mêmes chansons et des mêmes légendes. Quand son frère et lui avaient été adultes, ils avaient naturellement aidé mon grand-père dans sa gestion agricole, puis, à l’époque où les deux jeunes hommes s’étaient mariés, mon grand-père leur avait confié la propriété et était parti jouer les pionniers et refonder pour ses autres fils des domaines viticoles au Maroc. À l’aîné serait attribué SaintJean, berceau de la dynastie. Papa s’était installé avec sa jeune femme dans la maison de son père4 , qui avait aussi été celle de son grand-père, le fondateur du domaine5 . C’était à l’époque une grande bâtisse d’un étage, assez plate, enjambant le portail d’entrée par un porche carré : les carrioles, quand elles pénétraient dans la cour de la ferme, ébranlaient les murs du grand hall qui surmontait ce porche. C’était une maison sans fantaisies architecturales, sans autre charme que ses proportions, un peu dans le genre des campagnes de la région de Toulouse. Cossue, mais sans se donner le genre petit château ou palais mauresque qu’ont affecté les bâtisseurs bourgeois de la génération suivante. Les constructions du dernier tiers du dix-neuvième siècle n’étaient encore qu’utilitaires, on se contentait volontiers d’une maison de
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