Premieres pages de La petite_fille_sous le platane - Page 2 - premières pages du récit de Rosa Cortés, La petite fille sous le platane rosa_cortes_petite_fille_platane V2_rosa_cortes_echos_enfance 24/11/14 09:05 Page6 Dès ma première enfance, une flèche de la douleur s’est plantée dans mon cœur. Tant qu’elle y reste, je suis ironique, si on l’arrache, je meurs. Sören Kierkegaard Le journal d’un séducteur rosa_cortes_petite_fille_platane V2_rosa_cortes_echos_enfance 24/11/14 09:05 Page7 Valence Callosa Benidorm Alicante L’Alfàs del Pí Finestrat Puig Campana Sierra Cortina Polop La Nucía Rio Torre s rosa_cortes_petite_fille_platane V2_rosa_cortes_echos_enfance 24/11/14 09:05 Page8 Alger 9 – Reste ici ! Ne t’éloigne pas ! L’enfant qui tenait fermement sur ses courtes jambes escaladait, avec attention, la marche donnant accès à la rue et se précipitait, enfin libre, sur le trottoir. Elle savourait sa victoire. Elle s’échappait de la pénombre fraîche de la maison pour atterrir dans la violente chaleur poisseuse du jour. Elle vacillait, indécise et éblouie, ne sachant où diriger ses pas. Tant de possibilités s’offraient à elle dans ce village qu’elle explorait depuis qu’elle pouvait marcher. Le Château, l’église, les fontaines, les voisines… Chaque parcelle lui renouvelait quotidiennement son lot de surprises et de rêves, de plaisirs et d’émerveillement… – Ne t’éloigne pas ! Les gitans ne sont pas loin ! Noiraude comme tu l’es, ils vont te prendre pour une des leurs et t’emmener ! L’enfant regardait ses mains. Elles n’étaient pas très blanches mais pas noires non plus ; pourquoi sa mère la grondait-elle comme cela ? rosa_cortes_petite_fille_platane V2_rosa_cortes_echos_enfance 24/11/14 09:05 Page9 10 – Ne t’éloigne pas ! Les gitans sont des voleurs qui enlèvent les petits enfants ! Et comment te retrouverait-on après ? Ton père n’est pas là pour leur courir après, rentre à la maison ! En Espagne, depuis toujours, les gitans déclenchaient des peurs ancestrales à cause de leur nomadisme. Et encore plus dans ces années d’après guerre civile où le moindre déplacement de population était consigné, où la Garde Civile surveillait attentivement les allées et venues des uns et des autres. Les gens murmuraient « Comment ces vagabonds qui voyagent sans entraves, sans être répertoriés nulle part, peuvent-ils vivre sans toit, sans travail ? Il est déjà tellement difficile de survivre en ayant les deux ! » L’explication de ce mystère, avançait-on, c’était qu’ils vivaient de rapines ! On les apercevait le long des routes, carriole arrêtée, cueillant des caroubes, des fruits et des légumes. Ils entraient dans les fermes, et repartaient avec quelques volailles subtilisées – ne les appelait-on pas des voleurs de poules ? Et ces hordes d’enfants qui les suivaient, lors de leurs passages furtifs ? Comment pouvaient-ils en avoir autant en étant si misérables ? Non, il y avait là une autre énigme et on supputait que certains, dans cette progéniture, étaient des enfants kidnappés. Mais pourquoi enlèveraient-ils des enfants, contestaient les esprits froids et rationnels ? Oh, il ne fallait pas être naïf, ces gens-là étaient capables de tout et il n’y a jamais trop de mains, dans une bande, pour mendier et chaparder. Qui vole un œuf, vole un bœuf et encore plus facilement un enfant qui est bien moins volumineux ! Des angoisses se diffusaient ainsi, de la culpabilité s’inoculait. Un sort tragique attendait les familles qui ne fermaient pas à double tour leur rosa_cortes_petite_fille_platane V2_rosa_cortes_echos_enfance 24/11/14 09:05 Page10 11 porte et ne mettaient pas en garde contre les dangers encourus à croiser des gitans. Ces stéréotypes se transmettaient de génération en génération et rares étaient ceux qui les ignoraient. Les sceptiques les étouffaient sous la pression horrifiée des autres. Dès que des gitans s’annonçaient à l’entrée d’un village, les verrous se fermaient et les enfants avaient interdiction de sortir pendant toute la durée de leur passage. On ne savait jamais ce qui pouvait advenir, il ne fallait pas tenter le gitan ! Ainsi, chaque pays, selon sa culture, véhicule ses propres et diverses figures archétypales de la menace ou du mal, souvent transmises des parents aux enfants pour calmer les ardeurs désobéissantes ou iconoclastes de ces derniers. La fillette, elle, ne s’embarrassait pas trop de cette intimidation et aurait bien voulu partir au gré de ses caprices mais les avertissements répétés et lancinants de sa mère dressaient un fossé invisible et infranchissable entre son plaisir et les périls embusqués. Irait-elle ? N’irait-elle pas ? Elle regrettait l’absence de son père ; s’il avait été là, il aurait pu cavaler derrière ces gitans, voleurs de petite fille, et, le cas échéant, la sauver mais voilà, il n’était pas là. Il n’était jamais là. Il n’était plus là depuis si longtemps… Elle fit une petite moue contrariée et se mit à criailler à son tour : – Papa, papa, papa… papa où est-il ? – Tu sais bien que ton père est en train de travailler… Loin… De l’autre côté de la mer ! Il ne peut pas t’entendre ! Rentre à la maison et tiens-toi tranquille ! Viens préparer le repas avec moi, allez viens ! L’enfant découragée dans son projet mais refusant de capituler, s’obstinait : rosa_cortes_petite_fille_platane V2_rosa_cortes_echos_enfance 24/11/14 09:05 Page11 12 – Non ! Je ne veux pas, je vais chez Paquita ! – Reviens ! reprenait la mère, reviens ! S’apercevant que la menace de rapt gitan restait sans effet, la mère se penchait à la fenêtre et, d’une voix anxieuse, s’adressait à sa voisine : – Paquita ! Surveille la petite ! Qu’elle ne se sauve pas ! Paquita, tu m’entends ? Elle vient chez toi ! Paquita qui vivait en face, répondait comme toujours en plaisantant : – Ne te préoccupe pas, j’en fais mon affaire de ta petite ! L’enfant ne savait pas si les alarmes de la mère étaient fondées ou exagérées mais elle ne les mettait pas en doute. Quelque chose devait bien l’effrayer pour qu’elle soit si inquiète. Si des gitans rôdaient, c’est sûr elle était en danger mais était-ce une raison pour obéir aux injonctions et rester enfermée à la maison ? De toute façon, la mère signalait toujours les gitans comme une menace terrible – l’équivalent de loups ou d’ogres postés au coin de la rue – mais l’enfant ne les avait jamais croisés. Les clameurs de la mère zébraient la lumineuse moiteur estivale qui alanguissait Polop. L’air, un instant auparavant envahi par le chant des cigales qui montait des champs, se mettait à vibrer et crisser et, en de brusques secousses, répercutait sur les murs blanchis à la chaux les supplications impuissantes. L’enfant, après quelques instants d’hésitation, secouait les épaules, levait les bras comme pour s’envoler et, en riant, partait à la poursuite de ses envies. rosa_cortes_petite_fille_platane V2_rosa_cortes_echos_enfance 24/11/14 09:05 Page12 Rien ne pouvait l’arrêter dans son élan. Elle avait un irrépressible besoin de découvrir encore et encore chaque rue, chaque porte, chaque pierre de son village. Elle sentait son corps se dilater sous le soleil, planer et couvrir son territoire de rêves et d’espoirs d’une ombre bienveillante et protectrice. Elle était la maîtresse de ces lieux et personne ne pouvait la priver de cette possession. L’enfant ne savait pas qu’elle partageait ainsi avec les gitans ce sentiment de communion inviolable avec la nature. L’enfant ne savait pas qu’elle revendiquait, comme eux, le droit à une liberté absolue. Elle n’était qu’une enfant qui vivait dans un merveilleux village, Polop, et ne s’en lassait pas. rosa_cortes_petite_fille_platane V2_rosa_cortes_echos_enfance 24/11/14 09:05 Page13
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