edito EE77 - Page 2 - édito de la revue étoiles d'encre n° 77-78 La Cité 6 étoiles d’encre 77-78 mouvement et l’immobilité, la misère et l’opulence, le passé et le présent. Nous pensions à des lieux où habiter, où être, des lieux comme d’ultimes demeures sous le soleil. Des lieux qui s’épanchent vers le ciel. Des lieux qui, ballottés par le temps immuable ou éphémère, accueillent nos subjectivités, nos rêves, nos corps et nos cœurs. De lieux que nous savions porteurs de stigmates et de rayonnement, des lieux qui, par cela-même, ressemblent à la vie. Lorsque nous proposions ce thème, nous ne savions pas encore. Nous ne savions pas ce que nous offrirait l’Algérie en ce mois de février 2019. Alors, aujourd’hui plus que jamais, avec ce que vit ce pays que nous aimons, avec ce qu’il s’apprête à vivre peut-être d’inédit, d’exaltant, de mémorable, je me disais avec Rose-Marie Naïme, est-elle possible l’île ? Et m’est revenu en boomerang, le souvenir de ce poète qui toute sa vie a espéré l’île, l’a inscrite sur sa peau, sur sa mémoire. Ce grand poète honni qui avait fait d’Alger son intime, son amoureuse cité. Il s’appelait Jean Sénac. Il voulait se fondre dans la demeure Algérie, qu’il savait rugueuse, douloureuse, saturée d’exigences et de doutes, de peurs, de chagrins et de folles espérances. Il voulait se fondre dans ce peuple qu’il aimait tant et il serait heureux de constater qu’il démontre continûment son insoumission. Il serait heureux, consolé, aujourd’hui de voir peupler sa cité de cette jeune génération qui n’a pas dit son dernier mot. Alors, quand ce poète fiévreux, inventif, peut-être même un peu réfractaire, animait à Alger une émission où il associait la poésie et la cité, il touchait au cœur même de ce qui faisait l’essence de son être et l’être de la cité. Il le faisait avec talent EE 77 - 78 chap 1.qxp_Mise en page 1 12/03/2019 18:01 Page6 mais aussi avec une volonté intérieure qui n’a pas abdiqué, une attente que rien n’a pu altérer, jusqu’à la fin. Il était un silence qui crie comme dirait Rose-Marie. En unissant comme un point de fusion sublime – tel que le fait aussi Rose-Marie et le dit dans ces pages – les deux termes du titre qu’il donnait à son émission, il célébrait ce qui faisait la profondeur de la Cité, ce qui en faisait la lumière, la vie ardente. En une geste de ferveur et de langue il consacrait, magistralement, l’alliance du verbe et de la cité, leurs si vieilles épousailles, leur harmonie, leur histoire commune depuis les naissances de l’une et de l’autre. Il soufflait son brasier de mots dans le micro comme on dresse une forteresse de soleil2, comme on balise la pensée contre les vents mauvais, comme on échafaude un antidote contre les dangers à venir qu’il pressentait. Pris dans le feu des thèmes éternels de la poésie : l’amour et la liberté, Jean Sénac veillait sur les poètes et sur la ville, comme il veillait sur SA révolution. Il avait la certitude que l’une et l’autre étaient traversées par le long frémissement des rencontres tumultueuses entre les peuples de l’art, entre les peuples supposés sans art. Car, oui, que serait la Cité sans ses poètes, ses écrivains, ses musiciens, ses philosophes, ses peintres et ses sculpteurs, ses architectes et ses bâtisseurs, tous ses artistes dont l’art naît de la ville, dans la ville et que serait-elle, la ville, sans ses révolutions incessantes ? Que serait-elle sans ces foules inspirées qui flamboient dans ses rues ? Elle qui, de son impact magique sacre les faiseurs de beauté et les faiseurs de révolutions depuis l’infini du temps et n’a jamais renié ses avants postes, les arrières pays qui ont vu naître, et voient naître encore, bien des pulsations premières de la création : les campagnes qui, elles aussi, ont fait l’Histoire du monde. 2. Il signait d’un soleil d’ailleurs. 7 EE 77 - 78 chap 1.qxp_Mise en page 1 12/03/2019 18:01 Page7 Jean Sénac n’ignorait rien de la texture des Villes-Cités. De l’odeur d’humus et de paille, des couleurs de tournesol et de coquelicots que traînaient derrière eux ses frères poètes et peintres et en imprégnaient la mémoire urbaine. S’il fut un poète maudit, ce n’était pas pour sa poésie, mais parce qu’il transportait sa trop grande sensibilité, sa trop grande sincérité, le trop grand amour de son pays, comme on transporte son cœur. Dans les profondeurs des battements de son corps et de son esprit, dans l’incessante tension à fleur d’âme qu‘il vivait. Il a incarné, dans leur plénitude, les sens profonds des termes Cité et poésie. Sans doute serait-il rassuré en constatant que de jeunes artistes comme Ryma Rezaiguia et Lamine Sakri travaillent et cherchent avec constance à toujours mieux avancer dans leur œuvre que présente ici Marie-Noël Arras. Et j’espère que Ryma et Lamine ont l’occasion aujourd’hui, grâce à Étoiles d’encre, d’aller faire connaissance, creuser l’œuvre du poète, leur aîné. Parce que Jean Sénac reste pour l’Algérie, un point épique de son histoire, fulgurant et éphémère, présent et absent, inconnu de la jeunesse d’aujourd’hui, une écharde indélébile, une plaie ouverte dans la conscience de ceux qui l’ont connu et aimé. Il est mort dans sa cave, désespérément pauvre et solitaire, assassiné par on ne sait qui, dans cette si belle ville d’Alger la Blanche, soudainement revêtue d’ombre et de regrets. En ce mois d’août 1973, nous avons eu honte de nous-mêmes. Les vieilles Villes-Cités elles, continuent de vivre et continuent de nous fasciner par leurs splendeurs. Pourrons-nous jamais cesser de nous en étonner, de désirer les découvrir, d’y mettre nos pas et nos yeux et de les emporter dans notre mémoire et 8 étoiles d’encre 77-78 EE 77 - 78 chap 1.qxp_Mise en page 1 12/03/2019 18:01 Page8 les imprimer sur nos lèvres ? Elles détiennent au plus haut degré une empreinte archaïque, elles remontent les siècles, elles furent, elles sont, le foyer de toutes les inventivités, de toutes les techniques, de tous les échanges et de tous les commerces, de toutes les civilisations. Elles furent, elles sont aussi, hélas, le lieu de naissance de toutes les pensées guerrières, de tous les conflits. Mais tout de même, elles ont vu naître l’invention majeure ou plutôt la révolution majeure, ressource du verbe et du son, l’écriture, par laquelle allaient se créer et se répandre la connaissance, se conserver tout de ce qu’on appelle le patrimoine de l’Histoire humaine et s’établir le lien, indestructible désormais, entre les gens et entre les sociétés. Depuis les fabuleuses Cités de Mésopotamie et d’Égypte qui furent les premières – ou parmi les premières – à connaître l’écriture et les modes de vie les plus raffinés, jusqu’à notre moderne et superbe Paris (et son Île de la Cité), qui a magnétisé tant d’artistes, accueilli et protégé tant d’œuvres, les Villes-Cités n’ont jamais cessé, partout dans le monde, de nous léguer un radieux témoignage de la force, de l’éternité, de la création. Elles racontent ce que nous sommes. Behja Traversac 9 EE 77 - 78 chap 1.qxp_Mise en page 1 12/03/2019 18:01 Page9
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