Premieres pages de Mémoires d'Anita Fernandez - Page 1 - Mémoires d'une jeune fille engagée AIX Paris 1962 dans étoiles d'encre Algérie 50 ans n°51 52 AIX-PARIS, 1960/1962 4 Aix-en-Provence, 1960 Aix, retranchée derrière la chaîne de l’Etoile qui la sauvegarde du tumulte marseillais, Aix qui guette le sommet de sa fameuse Sainte-Victoire pour surprendre le petit nuage prometteur de pluie. Aix, la pierre blonde des hôtels particuliers du quartier Mazarin, Aix, ses rues commerçantes, ses places, ses ruelles étroites à l’abri du soleil, ses fontaines… Mon petit frère chantonne : « Aix un aveugle croit qu’il pleut, s’il pouvait voir sans sa canne, il verrait cent fontaines bleues chanter les louanges de Cézanne ». - Arrête ta comptine ! - Ce n’est pas une comptine, c’est du Cocteau. Aix-en-Provence. La Provence, ses villages, ses fermes dispersées, ses villas entourées de vignes où des écriteaux préviennent que les raisins sont sulfatés pour décourager les grappilleurs. En été, des petits escargots blancs figent les tiges des herbes sèches, nous les ramassons pour agrémenter la nourriture des poules. Nous habitons à Entremont, un mas entre deux collines, à trois kilomètres d’Aix. Trois kilomètres que nous parcourons, à pied, à vélo (la côte est dure à remonter), ou dans la 2 CV familiale. Il n’y a pas d’autres moyens de transport entre Aix et Puyricard, le village le plus proche du Mas. Nous allons à Puyricard pour remplir nos jerricans d’eau potable à sa fontaine, pour la fête des vachettes en juillet et aussi les jours d’élections. MÉMOIRES D’UNE JEUNE FILLE ENGAGÉE ANITA FERNANDEZ 5 Ces jours-là j’y accompagne mes parents. Moi, à 20 ans, je n’ai pas encore le droit de vote. J’ai 20 ans. Je suis étudiante en propédeutique à la faculté de lettre d’Aix. Aix a construit des nouvelles facultés, loin de la ville, aux Fenouillères. Mais les cours de propédeutique sont encore donnés Hôtel-Maynier d’Oppède, face à la cathédrale SaintSauveur. Etudiants et enseignants occupent la ville pendant toute l’année scolaire. Au mois de juillet, ils sont remplacés par « Les Parisiens » (même s’ils viennent de toute l’Europe), qui investissent la ville pour le festival, le festival Mozart, qui doit sa renommée à son « Don Giovanni ». Lettre de ma mère Adèle à sa cousine Eliane : Aix, le 20 décembre 1959 Ma belle Eliane Je suis désolée de ne pouvoir te loger, le mas n’est pas confortable, surtout en cette saison. Si pendant les travaux de Celony tu as quand même envie de venir à Aix, je ne veux pas te décourager, mais tu cherches un peu l’impossible : deux pièces bien exposées et bien chauffées avec possibilité de cuisine, c’est un peu comme si on demandait la lune ici. J’ai couru tout Aix (agences comprises) pour les trouver et on me riait au nez. Comme tu sais, Aix est passée de 40.000 à 70.000 âmes depuis la guerre. Les étudiants sont à l’affût de la moindre chambre libre et déjà en cette saison on loue pour le festival ces mêmes chambres dès que les étudiants seront en vacances… Si tu as envie de venir quand même, le mieux je te l’assure c’est la pension de famille. L’hôtel Sévigné fait ça pour les curistes et en s’y prenant à l’avance on peut avoir une chambre dans les 1000 francs. Malgré toute l’envie que j’ai de te voir il me semble plus raisonnable de remettre ton voyage quand ta maison sera en état de te recevoir. Dis-moi ce que tu en penses. Annie et Pierre bûchent, je ne les vois pas souvent. Je t’embrasse bien fort, Dèd. AIX-PARIS, 1960/1962 6 Annie c’est moi, Pierre mon plus jeune frère. Quand ma mère dit : « L’hôtel Sévigné fait ça pour les curistes » elle parle d’Aix, Aque Sextiae. Maman fait des massages à l’établissement thermal. Aix, ville d’eau ; ses thermes, ses sources d’eau chaude, ses multiples fontaines. Il y en a trois sur le cours Mirabeau : en haut celle du roi René, au milieu la fontaine moussue, celle d’eau chaude, qui fume pendant l’hiver, en bas, la grande, celle de la Rotonde. Le cours Mirabeau. Comme tous les Aixois, nous disons le Cours en appuyant sur le S final, Le Cours, lieu de rendez-vous, agora, centre de la vie sociale aixoise. Sous ses platanes séculaires et, en été, bénéfiquement ombrageux, le trottoir de droite (dans le sens de la descente) est réservé à une succession de cafés, restaurants, brasseries et au grand magasin Printania. Côté gauche, ni bistros, ni boutiques ; une banque, deux cinémas, le rectorat dans son superbe hôtel particulier et une galerie de peinture. Comme tous les Aixois, pendant mes temps de loisirs, je « fais le Cours » côté droit. Montées, descentes, rencontres, discussions dans les cafés. Quand je quitte le Cours, je remonte la rue Bédarrides, longe le petit marché, traverse la place de la mairie, passe sous l’horloge du beffroi. Elle donne l’heure et les saisons avec ses statues qui tournent. Elle est souvent en panne. La ville la fait réparer avant l’arrivée des estivants, ils passent par là pour se rendre place de l’Archevêché, lieu du festival de musique en juillet. Aix, ville d’art et d’artistes. Le lycée Mignet (où ont étudié mes frères) a vu passer des gens devenus célèbres : Cézanne, Zola. Pourtant, au musée Granet il n’y a pas de tableau de Cézanne. Son atelier, montée Saint-Eutrope, est ouvert aux touristes. Il est artistiquement décoré d’objets lui ayant appartenu, mais pas de tableaux. Pour remonter jusqu’au Mas, je MÉMOIRES D’UNE JEUNE FILLE ENGAGÉE ANITA FERNANDEZ 7 passe souvent devant le bouquet d’arbres qui cache sa propriété ; la route est moins directe, mais plus ombragée que celle de Puyricard. Aix continue à attirer les artistes : Picasso a acheté le château de Vauvenargues, au pied de la Sainte-Victoire. Il n’y vient pas souvent. Des employés de l’EDF se sont cotisés pour payer sa note d’électricité. Ils ont mis son chèque sous verre, la signature de Picasso est aussi valorisante qu’un de ses dessins. Mon père est potier. Il a ouvert son atelier entre les vieilles facultés et la cathédrale Saint-Sauveur qu’il appelle : « la maison d’en face ». Nous ne sommes pas aixois d’origine. Mes parents ont quitté Paris et le confort de leur vie bourgeoise après la guerre pour s’installer au Mas avec leurs quatre enfants : Arthur, Michel, Pierre et moi. Changement total de vie. Ils ont rejoint le milieu intellectuel aixois, artistes et gens de gauche. Aix, ses artistes, ses professeurs, ses médecins, ses hommes de loi. On dit qu’un tunnel permet de faire passer directement les condamnés du palais de justice à la prison sans voir le jour. Au centre ville, derrière la mairie, habitent les émigrés pauvres, des Algériens en majorité, installés dans des immeubles qu’on dit vétustes pour ne pas dire en demi-ruine, où les fenêtres sans vitrages sont protégées par des rideaux de toile de jute. En janvier-février il fait froid, le mistral s’acharne, s’engouffre partout. Il souffle pendant trois, six ou neuf jours disent les Aixois en espérant qu’il s’apaise. Quand l’eau des poules gèle dans le poulailler, mon père déclare doctement en enlevant sa canadienne : « Nous sommes sur l’isotherme d’Irkoutsk, le lac Baïkal a dû geler… » Le Mistral déchaîné bouscule le laurier devant la fenêtre de ma chambre dans un bruit incessant de vaisselle remuée. Nous nous tassons devant de la cheminée, visages brûlants, dos glacés. Je passe le plus clair de mon temps en ville. J’aime voir des gens, échanger. Les cours à la faculté, les cafés. Nous fumons AIX-PARIS, 1960/1962 8 des Gauloises qui, depuis le début de l’année, avec l’arrivée des Nouveaux Francs, sont passées de 115 Fr à 1,25 NF. Nous parlons politique, littérature et amours. Sur nos amours est suspendue la menace de « tomber enceinte ». Le gouvernement, poussé par l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France condamne fermement : « Tout procédé contraceptif ou moyen stérilisant qui a pour but d’entraver la venue au monde des enfants. » Capote anglaise, crèmes, pilules, diaphragme se passent sous le manteau. Depuis Pétain, la loi a fait de l’avortement non plus un simple délit, mais un crime contre la sûreté de l’État. Au Parti communiste, Maurice Thorez et sa femme Jeannette Vermeersch s’engagent contre le « contrôle des naissances » : Le Birth Control, la maternité volontaire, est un leurre pour les masses populaires, mais c’est une arme entre les mains de la bourgeoisie contre les lois sociales. Le trouble est total entre principes généraux et réalité quotidienne. Maman qui est masseuse et infirmière, sait que la question du contrôle des naissances divise le Parti. Nous discutons à voix basse, elle n’est pas d’accord avec la position officielle des camarades du parti, mais elle a peur de voir sa fille se mettre dans l’illégalité, gâcher son avenir : « L’important c’est d’aimer vraiment un homme, de se garder pour lui, tu le trouveras… » Elle a suivi, impuissante, l’avortement que j’ai subi l’année dernière. Des amis m’ont aidée, surtout Jean-Michel, sans même être sûr que l’enfant soit de lui. Il m’a trouvé l’argent nécessaire et le médecin qui faisait ça, non par profit, mais par humanisme. Une après-midi et une nuit à Nice. J’ai eu de la chance, le médecin était sympathique, ça n’a pas été trop difficile ni trop pénible, mais j’ai eu peur. De l’autre côté du Mas habite Marie-Jeanne, la fille du brigand comme nous l’appelons (son père fait souvent des séjours en prison pour chapardages). Je l’aide à travailler, elle veut passer son certificat d’études, elle veut quitter la ferme, apprendre un MÉMOIRES D’UNE JEUNE FILLE ENGAGÉE ANITA FERNANDEZ 9 métier. Son rêve : être hôtesse de l’air. Depuis quelques mois je ne la vois plus. On murmure qu’elle est enceinte. Je l’ai croisée une fois en passant derrière la mairie, dans le quartier arabe, aux bras d’un algérien, le ventre très rond, elle m’a à peine saluée, elle est entrée dans un autre monde, une autre vie, rêves d’hôtesse de l’air envolés… Lettre de ma mère Adèle à sa cousine Eliane : Aix, 30 décembre 1959 Ma belle Eliane, Ainsi, tu ne viendras pas. Tu as raison, nous nous verrons cet été dans de meilleures conditions. Carlos travaille d’arrache-pied. Moi j’ai des clients pour les massages et je parcours la campagne pour piqûres et autres soins. Annie me remplit le Mas de ses amis, elle a un nouveau chéri, un charmant garçon qui l’aide dans son travail, mais je ne suis jamais tranquille, ah les filles ! Carlos me demande de la surveiller, mais que faire ? l’époque a changé. Je n’ai pas de regrets pour nos vies de jeunes filles promises à mariage, mais que sera l’avenir de cette nouvelle génération ? Nous essayons de faire le moins de différence possible entre mes fils et ma fille, elle sait que nous nous sommes battus pour sa liberté, j’espère qu’elle saura quoi en faire… J’ai dévoré Les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir. Je passe du Dernier des Justes, le Prix Goncourt de l’année dernière, à Zazie dans le métro ou aux Maigret de Simenon. J’aime lire des romans, j’aime travailler seule dans ma chambre, j’aime me promener dans la colline avec Toto le chien, mais j’aime surtout retrouver mes amis. Il y a les aixois, les fidèles, ceux qui sont entrés en fac en même temps que moi et avec lesquels nous partageons les mêmes intérêts, les mêmes idées politiques. Jean-Michel est trotskiste, Nanie se situe entre socialisme et anarchie. Mais depuis que j’ai quitté le lycée des Prêcheurs, mon cercle d’amis s’est élargi. Tout en bas du cours Mirabeau, au café Le Mondial, je rencontre des gens du monde AIX-PARIS, 1960/1962 10 entier : étudiants africains, étudiant du monde arabe, étudiants de toute l’Europe. Je les amène souvent au Mas. Maman dit : « Annie a des amis de toutes les couleurs ! » Wim est islandais, rouquin, communiste et pince-sans-rire. Je lui demande si ce n’était pas trop dur le climat de son pays après l’année passée à Aix ? Il sourit : « Non, non, nous avons eu bel été l’année dernière, je me rappelle, c’était un mercredi après midi. » Il dit aussi que l’Islande n’a pas d’armée : « Nous sommes pauvres, nous n’avons pas les moyens et pas de colonies à défendre. » Depuis des années, la France, comme l’Angleterre, se débat avec ses possessions d’Afrique. En 1956 c’était la fin du protectorat en Tunisie et au Maroc. La Guinée est indépendante depuis 1958, le Cameroun depuis le premier janvier dernier, en même temps que l’arrivée des nouveaux francs. Mais, en Algérie, la rébellion comme la répression s’aggravent tous les jours. Le dernier film de Claude Chabrol, A double tour, sort au Rex cette semaine. Des scènes ont été tournées l’été dernier sur le cours Mirabeau, nous avons fait de la figuration : allées et venues devant la brasserie les Deux Garçons. Le rideau de scène qui ressemble à une toile cirée imprimée des publicités des magasins aixois se lève en grinçant. Nous avons droit aux Actualités Françaises. Les sujets changent une fois par semaine. Défilés de mode, arrivée des flamants roses en Camargue. Bobby Fischer gagne le championnat d’échecs à New York, mort d’Albert Camus dans un accident de voiture et bien sûr des images d’Alger. Des militaires avec leur « poêle à frire » fouillent des femmes voilées tout habillées de blanc. La salle s’enflamme : cris, injures, sifflets, le calme ne revient qu’aux premières images du générique du film. Je cherche dans les images du cours Mirabeau à reconnaître des visages. Est-ce moi cette silhouette furtive habillée d’un tablier à carreaux qui disparaît derrière un platane ? Aix se targue d’être la mieux pourvue en salles de MÉMOIRES D’UNE JEUNE FILLE ENGAGÉE ANITA FERNANDEZ 11 cinéma des villes de province, nous avons très vite les nouvelles sorties de films, ceux dont on parle à Paris. L’entrée du Kursaal, du Rialto ou du Rex, coûte 160 fr. Depuis le 1er janvier, il affiche : 1,80 NF. L’année dernière je me rappelle avoir vu : Les 400 Coups, Certains l’aiment chaud, Hiroshima mon amour, et bien d’autres, mais surtout La fièvre monte à El Pao, le dernier film avec Gérard Philipe. Gérard Philipe, beau et militant syndicaliste ! Il est mort en novembre dernier, le jour où je « montais » à Paris en car pour un congrès des Jeunesses communistes. Mes parents sont communistes. Je suis dans le droit chemin familial. Depuis l’année dernière, je milite à l’Union des Etudiants Communistes, l’UEC, réunions, manifestations, discussions. Dans la petite salle vite enfumée, il est question de Cuba, des Etats-Unis, de désarmement, de la guerre du AIX-PARIS, 1960/1962 12 Vietnam. Mais nous discutons surtout de politique française ; organisations de manifestations, collages d’affiches, pétitions… MÉMOIRES D’UNE JEUNE FILLE ENGAGÉE ANITA FERNANDEZ 13 « Les scandaleuses lois anti-laïques… » : Il est question de faire payer par l’Etat les enseignants des écoles privées. Mes parents, laïques et athées, nous ont élevés dans un esprit très antireligieux, un esprit qu’on dit « IIIe République ». Papa est un grand « bouffeur de curé ». Mais ce qui soulève, divise, ce sont les évènements d’Algérie. Aix a vu arriver les premiers « Pieds-noirs », les riches. Ils ont acheté des villas, investi dans la campagne aixoise. Ils ont été reçus avec méfiance, rejetés ou ignorés. Aix a vu aussi arriver des algériens, ceux qui ont les moyens de se mettre à l’abri. J’aime beaucoup Malek Haddad, il a quitté Paris pour échapper au climat de « chasse au faciès ». C’est un ami de mes parents. Il est écrivain, il écrit en français, ses livres sont édités chez Julliard. Malek est déchiré entre sa culture française et la lutte de son peuple. Il m’aide à travailler, il corrige mes textes et moi je l’aide à remonter le Cours jusqu’à l’atelier de mon père quand il est trop pris de boisson. Aix décline sa population dans les différents cafés du cours Mirabeau. Les tenants de l’extrême-droite, Jeune Nation et autres défenseurs de l’Algérie française se réunissent au café du Roi René tout en haut du Cours. Quand ils parlent des Algériens, ils emploient les mots « ratons », « bougnoules », « fellaghas » ou « terroristes ». A la brasserie des « Deux Garçons », les bourgeois, artistes de gauche, républicains inquiets, parlent du Général, de lutte fratricide, d’engrenage. A l’autre bout du Cours, au Mondial, les étudiants, trotskistes, communistes, catholiques de gauche, se relayent autour du flipper, au fond de la salle, et parlent des « combattants algériens » ou « des frères ». Trois janvier 1960. Fin des vacances. Mon petit frère Pierre enfourne dans son sac ce qui reste des Treize desserts de Noël. J’emprunte la 2 CV pour le ramener à son internat marseillais. Depuis que j’ai réussi mon permis, j’ai droit à la voiture pendant
Premieres pages de Mémoires d'Anita Fernandez - Page 1
Premieres pages de Mémoires d'Anita Fernandez - Page 2
viapresse