59 Metamorphose - Page 5 - étoiles d'encre 59-60 : Métamorphose Me reste un ciel sillonné d’hirondelles, elles aussi tomberont dans le temps. V. Meynadier Plusqu’aucuneautreépoquepeut-être,cexxIe sièclemarque l’apogéedemétamorphosesmultiplessurlaplanèteTerre.Pas seulement par ces technologies aux évolutions vertigineuses qui bouleversent nos existences, bien souvent à notre insu, maisaussiparleseffetsdesdécouvertesscientifiquessurle corpshumain,surlessociétés,surleséchangesgéopolitiques etdoncsurlepouvoirdedomination,surl’appréhensionde lavie. Oui,désormaisrienneseraplusjamaispareildanslamanière dontonenvisageaitlaconstructiondesrelationssociales,des relations économiques, des relations internationales. Dans simplementlafaçondontonressentait,onvivait,lesrelations d’êtreàêtre,deshommesauxfemmesetinversement. Lesmutationssontinouïesetlorsque,commemoi–quisuis actuellementàAlgeretforcémentsensibleàmonenvironnement– onvientd’unpaysquiavécudesrévolutionsprofondes,on mesurel’ampleurdesmétamorphosesetladistancequisépare lepaysd’avantdeceluid’aujourd’hui.Onconstateàchaque instant,àchaquecoinderue,àchaqueédificeconcretou symbolique,àchaquearpentdeterre,àchaqueregard,à chaque manière d’être, au poids des mots, des langues, du rapportaureligieux,àlaculture…legouffreabyssalcreusé, danscepays,parlechangementdesystèmeetlapierre dutemps. di é to 59 edito avec logo.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:13 Page3 Tousceschangementscataclysmiques,icietailleurs,netaisent pas, loin de là, les questions relatives à la sexualité. Les révolutions étant rarement silencieuses, le fracas politicomédiatique qui a éclaté en France ces derniers mois sur le conceptde«genre»(qu’onatoujoursapprisàl’écolepour désignerlefémininoulemasculin),affublédumot«théorie», estàlafoislapreuvedelapersistancedesdogmesquirégissent desrapportssociauxfondéssurlabinaritéhommes/femmes sansautreouverture,maisaussilapreuvedeleurinéluctable changement. En effet, paradoxalement, les manifestations contrelemariage pour tous ontétél'occasiond'unemiseen lumière des situations complexes que vivent ceux qui ne rentrent pas dans le moule binaire. Livres, articles, débats, émissionsmultiformes,conte-manifestations,ontpermisdes prises de conscience et un début d'effritement des dogmes conservateurs. L’auteure de notre carte blanche, Christine Détrez,rapportefortopportunémentcesphrasesdeChristine Delphy:«Lesdéfensessanscesserenouveléesdela«différence sexuelle»nefontqueconfirmerl'importancedugenredans nossociétés:uneimportancesocialetellequ'elleestapparemment lefondementdenotreappréhensiondumonde.» Peut-êtreest-ceparcequeriennipersonnen’échappeàla métamorphose, que nous la vivons de notre naissance à notremort,dansnotrecorpsetdansnotreenvironnement, quecethèmeaenregistrélenombredecontributionsle plus important depuis deux ans. Ainsi Etoiles d’Encre demeurecelieuoùs’exprimentlesmotsd’unmondeen perpétuellemutation. Behja Traversac 4 étoiles d’encre 59 edito avec logo.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:13 Page4 Christine Détrez carte blanche à Contributions de : L'anthropologue Marie Goyon: « Filles-maîtres et femmes-masculines : métamorphoses, inventions et résistances dans l’Amérique contemporaine » La philosophe, Brigitte Esteve-Bellebeau et le sociologue Arnaud Alessandrin : « De quoi Conchita Wurst est-elle le nom? » Dé Monstration, membre de Damj (association de lutte pour les droits des minorités et contre la discrimination), militante féministe et juriste de formation : « Verte Cunisie » sous la direction de la maîtresse de conférences en sociologie, Christine Détrez Drôle de genre ou les métamorphoses d’un concept 59 carte blanche.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:16 Page5 étoiles d’encre 59-60 Les Revues plurielles dont nous faisons partie animeront des tables rondes pendant l’événement organisé par « Traces » à La Maison de l'Internationale de Grenoble, les vendredi 15 et le samedi 16 novembre. Nous avons réalisé cette carte blanche pour ce thème proposé par André Chabin : Le corps pris aux maux Double peine, discrimination au carré : il ne suffit pas d’être immigrée encore faut-il être femme. Il ne suffit pas d’être immigré, encore fautil être homosexuel. À la juste jonction des stéréotypes, des visions archaïques, des interdits, des relégations, des dominations, le corps de l’autre est l’objet de toutes les violences. Il est d’abord le lieu fantasmé de tous les dangers, même si pour sa part il n’a pas de « lieu », et même s’il n’a de cesse de le conquérir. Longue marche vers la reconnaissance quand on est minorité de la minorité. Bataille avec et parmi les siens pour le droit d’exister pleinement : en personne. Audelà – en deçà ? – de l’origine, du nom, de la peau, la question de la discrimination se démultiplie avec le genre, corrodant l’identité, « le souci de soi », au plus intime. 59 carte blanche.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:16 Page6 métamorphoses Drôle de genre... Christine Détrez Drôle de mot que ce mot « genre », qui a soudain fait la une des quotidiens, a été brandi sur des pancartes pendant des manifestations, et a suscité tant d’émois et de débats, au point que des parents affolés se mettent à retirer leurs enfants de l’école. Drôle de mot, qui, longtemps ignoré dans les médias et même dans les études universitaires françaises, a soudain été investi d’un pouvoir tel qu’on a pu l’accuser de menacer la famille, l’enfance, et la société tout entière. Le fracas médiatique aura au moins eu le mérite de mettre le concept de genre sous les feux des projecteurs, et surtout de montrer l’ampleur des quiproquos et des méconnaissances (dans le meilleur des cas), des résistances et des obscurantismes (dans le pire des cas): paradoxalement, ainsi, de démontrer l’utilité, encore et toujours, de ce qui pouvait paraître parfois comme un combat pour une cause sinon acquise, au moins en marche inéluctable. Car à tant parler de « genre », il semblerait le plus souvent que l’on ne sache pas de quoi on parle, et ce que signifie le terme. Revenir sur la chronologie de la polémique autour du « genre » et de la « théorie du genre » peut sans doute permettre de poser les définitions, qui, comme pour tout concept scientifique, se sont succédé en s’amendant et se complétant. 59 carte blanche.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:16 Page7 Retour sur une polémique L’apparition du « genre » sur la scène publique, médiatique et politique date de 2011, avec l’introduction de la notion de genre dans les manuels de Science de la Vie et de la Terre de classes de première, dans des chapitres intitulés « Devenir homme et femme ». Évoquer le « genre » à l’école n’était certes pas une première, puisque la socialisation, c’est-à-dire le travail de la société pour créer des individus sociaux, et ce notamment en définissant le masculin et le féminin (le fameux « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir) est un chapitre classique dans le programme de Sciences économiques et sociales, sans que personne n’ait jamais trouvé là matière à scandale. Pourquoi alors tant de remous, tant d’émois, aussi bien du côté de l’Église catholique que de certains députés UMP, à propos de ces chapitres? Un élément de réponse réside bien entendu dans la discipline même de ces manuels: si le genre reste l’affaire de la sociologie, de l’histoire, de la philosophie, des études littéraires: pas de problème. Mais que l’on enfreigne la sacro-sainte démarcation avec les sciences dites « dures », et tout change. Si le genre est le terrain de jeu des sciences sociales et humaines, en revanche, le sexe et le corps doivent rester le domaine et la chasse gardée de la biologie, seule science légitime pour en parler. C’est d’ailleurs bien ce que remarquait Christine Delphy, il y a quasiment quinze ans, en préface de L’Ennemi Principal 2: « Les défenses sans cesse renouvelées de la « différence sexuelle » ne font que confirmer l’importance du genre dans nos sociétés: une importance sociale telle qu’elle est apparemment le fondement de notre appréhension du monde. On est obligée de faire cette hypothèse quand on observe les réactions à toute mise en cause du centre du dogme, à savoir que la différence des sexes est donnée telle quelle – en deux – par la nature et que la nature lui a aussi donné son importance, qu’on ne peut défier qu’à nos risques et périls. La moindre contestation du dogme suscite l’accablement 8 carte blanche étoiles d’encre 59-60 59 carte blanche.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:16 Page8 christine détrez 9 des interlocuteurs; mais alors disent-ils/elles, si ce que vous dites est vrai, il n’y a plus ni de haut ni de bas, ni de soleil ni de lune, ni de jour ni de nuit, ni d’oiseaux ni de fleurs (ni bien entendu d’amour), l’humanité elle-même est en péril; on dirait que le chaos les menace et ils/elles vous menacent du chaos. Tout se passe comme si la différence des sexes était ce qui donne sens au monde. Et certains-es en viennent à le dire explicitement » (p 30). Surtout, un glissement progressif a entraîné le quiproquo sur lequel se sont focalisés raccourcis et malentendus: en effet, le chapitre des manuels de SVT abordait, dans « devenir homme et femme », la sexualité, et, parmi les formes possibles de sexualité, l’homosexualité. Le glissement a alors été: genre = sexe, sexe = sexualité, sexualité = homosexualité, et donc, comme par transitivité, genre = homosexualité. Or, d’une part l’homosexualité n’est qu’une forme de sexualité parmi d’autres, d’autre part la sexualité n’est qu’un élément, qu’un exemple de la socialisation de genre, au même titre que la famille, que le travail, ou encore la politique. En effet, et nous y reviendrons, on peut prendre comme définition du « genre » l’ensemble des mécanismes, des représentations, des injonctions, des assignations qui font d’individus des hommes et des femmes, avec leur lot de rôles, de places et d’attitudes: ce sont ces mécanismes qui feront ainsi dire d’un homme qu’il est viril ou « efféminé », d’une femme qu’elle est féminine ou garçon manqué, ou encore que « ça ne se fait pas quand on est un garçon/une fille » (pleurer quand on est un garçon, rire fort quand on est une fille), ou encore que « tel métier, ce n’est pas pour les femmes/les hommes », ou qu’inversement, les femmes seraient naturellement disposées aux métiers liés à l’enfance, au soin des autres (le « care »), tandis que les hommes seraient naturellement disposés aux métiers requérant de l’ambition, le goût du commandement ou encore la force. On voit bien combien tout ce qui relève de la sexualité, de la place de chaque individu dans les relations amoureuses et sexuelles ne peut s’abstraire de cette réflexion: c’est au garçon métamorphoses 59 carte blanche.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:16 Page9 d’être entreprenant, et gare à la fille trop séductrice, ou au garçon trop timide… Certes, la sexualité est bien un des lieux où s’exerce le genre, mais rabattre toutes les études sur le genre sur la seule question de la sexualité est un raccourci pour le moins abusif. Rien d’étonnant alors que le débat ait resurgi avec véhémence à l’occasion de la loi dite « sur le mariage pour tous », qui en fait, désigne la possibilité de mariage entre personnes du même sexe. La fameuse et fumeuse « théorie du genre », baptisée théorie du Gender pour encore plus faire peur, est alors brandie comme un épouvantail, et aurait pu faire sourire si les mobilisations qu’elle a suscitées n’avaient pas eu de réels effets: la « Théorie du Gender » est en effet accusée de menacer les enfants, et ce par le biais des ABCD de l’égalité, qui avaient été mis en place dans certaines écoles maternelles. Des comités Gender Vigilance sont créés, afin de surveiller les enseignements, et début 2014, ce sont même des appels à retirer les enfants de l’école (La JRE, Journée de Retrait des Écoles), qui se propagent sur les réseaux, à l’initiative de Farida Belghoul, dans un déluge de fausses informations plus délirantes les unes que les autres (les enseignants acquis à la « théorie du genre » étant ainsi accusés d’enseigner la masturbation aux enfants, ou d’obliger les petits garçons à porter des jupes et jouer aux poupées, etc.), tandis que Jean-François Coppé, qui n’allait pas laisser passer une si belle occasion, dresse une liste noire des livres qui ainsi pervertiraient la jeunesse. Or, quel était le but des ABCD de l’égalité? Faire prendre conscience, dès le plus jeune âge, des stéréotypes, qui font que tel métier est associé aux femmes ou aux garçons, que tel trait de caractère ou telle attitude sont interdits aux filles ou aux garçons. Quels étaient leurs « dispositifs »? des séquences montées à partir de photos de métiers, ou, pour faire réfléchir les enfants sur les apparences, la photographie de Victor Hugo avec ses deux petits-enfants, garçon comme fille portant boucles et dentelles… Non pas interdire, mais 10 carte blanche étoiles d’encre 59-60 59 carte blanche.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:16 Page10 au contraire, ouvrir le champ des possibles, aussi bien dans les orientations futures que dans la façon de vivre, avec soi et avec les autres. Mais c’est bien finalement ce qui gêne les opposants, qui, dans les manifestations, brandissent des pancartes où, au-dessus d’une silhouette rose de petite fille fée et d’une silhouette bleue de petit garçon mousquetaire, on peut lire « Touche pas à mes stéréotypes » (tandis qu’une autre montre des enfants… menacés par un escargot, comme si la « théorie du genre » allait les rendre hermaphrodites…). Dans le brouhaha médiatique, les déclarations du ministre de l’Éducation Nationale, Vincent Peillon, ont alors été extrêmement maladroites. En effet, la position est de nier l’enseignement de la « théorie du genre », laissant ainsi supposer qu’elle pourrait exister. Il s’agit également de nier que l’homosexualité soit un sujet abordé en classe, et que cette question de la sexualité doive l’être auprès d’enfants. On voit bien le raisonnement: pour sauver la lutte contre les stéréotypes, et notamment leurs effets dans les orientations scolaires et professionnelles, thème le plus consensuel, sacrifions la lutte contre l’homophobie, alors que la violence des réactions montrait au contraire combien le sujet est vif, combien il est source d’ostracisme et de souffrances, et combien il est urgent et essentiel de travailler avec les enfants sur la tolérance et l’acceptation de la diversité et de la différence, que ces enfants deviennent hétérosexuels ou homosexuels. Toujours est-il qu’en juillet 2014, Benoît Hamon, successeur de Vincent Peillon, annonce la fin des ABCD de l’égalité… La nomination de Najat Vallaud Belkacem au Ministère de l'Education Nationale, en août 2014, a alors pour effet immédiat un retour des rumeurs et fantasmes sur le "genre". Espérons juste qu'elle remettra la question de l'éducation à l'égalité entre filles et garçons, hommes et femmes, et entre les garçons et les filles, quels que soient leurs apparences et leurs choix, au cœur des missions de l'Ecole. christine détrez 11métamorphoses 59 carte blanche.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:16 Page11 Mais qu’est-ce que le (s) genre (s)? Comment définir alors ce fameux concept de « genre »? Tout d’abord, précisons qu’il ne s’agit nullement d’une importation américaine: les études sur le genre existaient en France bien avant qu’elles ne prennent ce nom, et bien avant qu’on ne traduise le mot « gender » en ce sens. C’est justement pour éviter le contresens avec les sens de « genre » en grammaire (le genre et le nombre d’un nom) ou en études littéraires (les genres littéraires), qu’on préférait parler par exemple, en sociologie, de « rapports sociaux de sexe », expression qui avait également le mérite, dans une inspiration marxiste, de faire un parallèle entre les inégalités liées au sexe (homme/femme) et les inégalités liées à la classe sociale. Trois moments peuvent être distingués dans les définitions du mot « genre », et l’on comprend que, confronté au dernier moment de la définition et sans l’historique et l’évolution des pensées, on puisse être déstabilisé. C’est bien ce que souligne l’historienne Joan Scott, en premières lignes de son article « Genre, une catégorie utile d’analyse historique » (Cahiers du Grif, 1988 (1986): « Ceux qui se proposent de codifier les sens des mots luttent pour une cause perdue car les mots, comme les idées et les choses, sont faits pour signifier, ont une histoire ». (p. 125) Le premier moment pourrait être qualifié de « moment anthropologique », et désigne la prise de conscience, grâce à l’anthropologie, de la relativité de nos certitudes: c’est en effet souvent par le décentrement, et la comparaison avec ce qui se passe ailleurs que se dénaturalisent les évidences, et que se particularise ce qui semblait être l’universel. Margaret Mead fait vaciller cette fameuse « évidence du naturel », dans ses travaux des années trente, en montrant la variation des « caractères » masculins et féminins dans plusieurs tribus océaniennes. Chez les Arapeshs, douceur, altruisme, délicatesse, sont des valeurs communes aux hommes et aux femmes, alors que chez les Mundugumors, à l’inverse, la violence et l’individualisme sont de mise. Quant aux Chambulis, ils présentent 12 carte blanche étoiles d’encre 59-60 59 carte blanche.qxp_Mise en page 1 28/04/16 15:16 Page12
59 Metamorphose - Page 5
59 Metamorphose - Page 6
viapresse