Premieres pages de Attention ! Nic Sirkis - Page 2 - Premieres pages du roman Attention ! de Nic Sirkis © éditions Chèvre-feuille étoilée 34080 Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ mars 2013 ISBN : 978-2-36795-000-6 À Horace Walpole (1717-1797), Concepteur de la Sérendipité. À Serge et Dominique, salariés d’Air-France rencontrés le 18 mars 2012 à 17 heures sur la Place de la Bastille. « écrire... réorganiser les vingt-six lettres de l’alphabet d’une certaine façon… » Georges Perec « une des caractéristiques du paranoïaque est sa difficulté, voire son incapacité, à mettre un terme à son enquête. Trouver derrière les apparences des vérités plus profondes. » Olivier Pascal-Mousselard « Il faut dés-œuvrer au sens actif du terme, écrire un poème en dépassant la fonction de communication du langage ; parler ou donner un baiser en détournant de sa fonction la bouche, qui sert d’abord à manger. L’homme est l’animal désœuvré ; un être de puissance qui peut sa propre impuissance. L’homme peut tout mais ne doit rien. Je n’avais au fond qu’un désir : écrire. Ecrire, c’est un désir de se rendre la vie possible. Ce qu’on veut ce n’est pas écrire, c’est pouvoir écrire. » Giorgio Agamben 1 Tout en pédalant énergiquement sur son vieux vélo hollandais, Yann Orion en appelait aux branches nues des grands platanes, ces témoins végétaux de l’instant-charnière qu’il était en train de savourer. Il lançait des clins d’œil aux ramures décharnées et tordues au-dessus des avenues délavées par la pluie de février qui avait encore une fois, quelques heures auparavant, balayé la chaussée dans une bourrasque ébouriffante. Des rigoles coulaient en méandres irréguliers le long des caniveaux, et les vasques entre les pavés enfoncés du boulevard, le long de l’allée cyclable défoncée près des abribus, reflétaient dans leurs flaques le ciel de velours gris froissé. Yann Orion les franchissait en écartant largement ses jambes longues et maigres, tranchant la masse d’eau de pluie en deux gerbes symétriques. Dans un envol de pigeons effarouchés, son vélo fendait les flaques, rail liquide sur le flanc allongé du boulevard. Il traversa la place Denfert-Rochereau luisante dans la lumière hivernale comme si des colonies d’escargots avaient labouré l’humidité de leur masse oblongue. Le goudron paraissait lessivé et sillonné de bave. Cet après-midi parisien se laissait grignoter par la circulation des taxis, des vespas, des tramways, des vélibs et des piétons encombrés de poussettes, de cartables ou de parapluies qui s’entrecroisaient en travers des artères dans un désordre échevelé de coups de frein et d’appels de phares. 13 Yann Orion rentrait chez lui à une heure inhabituelle. Il négocia habilement le virage dans l’avenue du GénéralLeclerc, laissant la priorité à une Kangoo jaune de La Poste qui débouchait à vive allure de la rue MoutonDuvernet. Il l’enfila jusqu’à l’avenue du Maine, d’où il s’élança vers la rue des Plantes. Yann ferma les yeux. Il sentait ses poumons dilatés dans sa poitrine. C’était l’hiver. Il était entre le bitume mouillé de Paris et le ciel immense et gris au-dessus des toits délavés. La selle de sa bicyclette appuyait solidement sur l’entrejambe de son pantalon sans tourmenter la cicatrice qui se réveillait parfois près de son coccyx. Le pédalier roulait sereinement dans le grincement étouffé de la chaîne qu’il avait huilée la veille. Il longea la rue de la Sablière jusqu’à la place Flora-Tristan où les tables et les chaises métalliques des cafés étaient remisées depuis la chute des dernières feuilles d’automne sous une lourde enveloppe bâchée. Les planches en bois des bancs du petit jardin triangulaire semblaient geindre comme de molles éponges urbaines, attendant des jours meilleurs pour inviter les flâneurs à la pause. Il ralentit pour traverser la rue Didot et donna un coup de sonnette en franchissant le bateau sur le trottoir opposé ; une fillette dont les couettes châtain émergeaient d’une épaisse doudoune, en pleine conversation avec sa camarade boulotte et hilare, occupait toute la largeur du trottoir, laissant son labrador chocolat entortiller sa laisse élastique autour du panneau d’interdiction de stationner. Le chien faillit renverser de son museau chahuteur le vélo que Yann Orion s’efforçait de remonter du caniveau vers le porche de son immeuble. 14 Les gamines interrompirent leur échange pour s’excuser en bredouillant. La petite boulotte rembobina tant bien que mal la laisse du gros chien qui tirait de tout son poids vers la porte d’un resto japonais dont le cuistot, les bras encombrés de cartons, s’efforçait de relever le store pour mettre en route le service du soir. Les gamines reprirent de plus belle leur conversation et furent vite emportées loin des contingences du quartier. Yann Orion stabilisa son vélo dans un équilibre précaire pour aider le cuistot à soulever le rideau métallique puis, le rattrapant de justesse, composa machinalement le code de sa porte d’entrée dont il poussa le groom d’un coup d’épaule. Il dirigea avec précaution sa bécane le long du couloir étréci par le panneau des boîtes-aux-lettres jusqu’à la cour de l’immeuble où il la parqua à côté d’une dizaine de vélos, tricycles, trottinettes et panières à provisions de ses voisins. Il composa le code de l’antivol, vérifia qu’il était emmanché entre le cadre et la roue, dégagea du panier d’osier fixé au guidon la boîte de chocolats et deux paquets cadeaux dans leur emballage de papier de soie, jeta un coup d’œil circulaire sur cette courette qu’il traversait depuis des décennies puis leva le nez vers le carré de ciel où de gros cumulus moutonnaient confortablement. Il ne lui restait qu’à grimper quatre à quatre jusqu’au dernier étage où l’attendait son appartement pour enfin considérer les nouveaux lendemains. Il ralentit, essoufflé, en atteignant les marches du cinquième, pour tâtonner vers le trousseau de clés qui déformait la poche de son blouson de cuir. 15 Yann Orion marqua le pas. La porte s’encadrait comme d’habitude dans le chambranle bordeaux du palier. Son paillasson épluché par des pelletées de semelles lui adressait l’éternel message de « Bienvenue » entre les poils décolorés du crin. Il entra et claqua le battant derrière lui. Guevara, son chat roux, sentinelle sur la commode du vestibule, s’étonnait de le voir rentrer au cœur de l’après-midi. Yann lui taquina la tête, balaya l’échine qui s’arrondissait de contentement, avant de s’affaler sur le divan. C’était donc arrivé. Il n’irait plus jamais au boulot. Après plus de trois décennies de labeur régulier, il avait accepté la préretraite que sa boîte lui proposait au milieu de la cinquantaine… Le bac en poche, il avait embrayé, après son service national dans une base militaire où il avait découvert la « force aérienne », avec un contrat chez Air-France et gravi les échelons par concours internes pour obtenir rapidement le statut de chef de cabine de sa promo de stewards. Il avait suivi des stages de formation PNC (Personnel Navigant Commercial), négocié ses promotions successives et bouclé sans trop d’encombres une carrière respectable. Les années s’étaient succédé à une vitesse de plus en plus vertigineuse pour le mener là, ce 17 février, à quatre heures de l’après-midi, le cul sur son sofa, une boîte de chocolats sur les genoux et Guevara, le chat, planté devant lui avec la queue en point d’interrogation. 16 Il sortit du papier verveine les bougies parfumées et le magnum de champagne que ses collègues s’étaient cotisés pour lui offrir, assortis d’une grande carte qu’ils avaient tous signée, avec leurs pensées plus ou moins originales, accompagnant celle du Snoopy de l’illustration lui annonçant que la vie allait commencer… Guevara inspecta d’un museau circonspect les truffes roulées dans le beurre de cacao. Non… Yann Orion était là sur son canapé. Il avait passé les heures précédentes dans un restaurant des Invalides proche de l’aérogare d’Air-France, à serrer les mains, trinquer et écouter les confidences de ses compagnons de travail réunis autour de lui et de la demi-douzaine de sa promotion qui prenaient aujourd’hui leur préretraite. Le salon d’accueil avait été décoré pour l’occasion de guirlandes et de photos retraçant les années écoulées. Des amuse-gueule et des cacahuètes dans des ramequins parsemaient les guéridons. Les téléphones portables immortalisaient la cérémonie d’adieux dans des photos qu’on s’empresserait d’envoyer par mail ou de courtes séances filmées où personne ne savait vraiment comment se tenir ni quoi faire ou dire d’intelligent. Certains avaient les yeux mouillés. D’autres parlaient un peu trop fort en lançant des toasts à la ronde. Les regards déviaient de leur trajectoire. Pour lire les messages de ses collègues, Yann avait dû sortir ses lunettes localisées, en tâtonnant le long de sa grande carcasse, dans la poche gauche de son pantalon. Leur étui moutarde en crocodile tavelé était d’une étroitesse minimale qui aurait convenu pour envelopper deux havanes mais guère plus. 17 Yann s’était accoutumé à cet accessoire prescrit depuis quatre ans par un ophtalmo après un contrôle de la Médecine du Travail, ses yeux accusant le passage des décennies. Il avait dû convenir que des verres correctifs l’aideraient à déchiffrer les annuaires téléphoniques, les additifs en bas de pages, les notices pharmaceutiques de médicaments qu’il avalait le plus parcimonieusement possible. Depuis un couple d’années, avec une mauvaise foi qui attendrissait ses enfants, il faisait de plus en plus souvent appel à leurs yeux devant les définitions des grilles de mots croisés ou du dictionnaire, prétendant soit que l’abat-jour diffusait une trop faible lumière, soit qu’il avait le crâne trop fatigué à cette heure avancée du jour. Bulle et Gustave, qui n’étaient pas dupes, le charriaient gentiment. Autour de lui, ses amis quinquagénaires arboraient les uns après les autres d’élégantes demi-lunes qui prétendaient apporter une aura d’intellectualité, si ce n’est de distinction. Yann Orion, sceptique devant ce look pseudo-naturel, voulait retarder l’échéance de ce premier pas vers l’inexorable usure. Aussi quand il apparut qu’il était vain de reculer, la presbytie naturelle à son âge ayant durci la courbe de son cristallin, il résolut de « positiver » en choisissant une monture personnalisée, comme il aurait sélectionné avec soin une paire de chaussures, une cravate, ou un chapeau dans la vitrine d’un joli magasin. Après mûres réflexions devant les étals standardisés des opticiens, il opta pour une monture d’acier cobalt, aperçue par hasard sur le présentoir d’une boutique, formée de losanges minimalistes qui emportèrent ses faveurs avec un enthousiasme qui le surprit lui-même. 18 Gustave se moquait de lui, prétendant qu’il aurait pu comme les profs de son lycée acheter simplement les loupes marrantes que présentent pour trois fois rien tous les comptoirs de pharmacie. Au lieu de quoi, Yann frimait avec ce nouvel outil-gadget qu’il érigea dans le pinacle de ses « indispensables », le vénérant comme une pièce de musée qu’il craignait cent fois par jour d’égarer n’importe où. Les lunettes sur le nez, il déchiffra les petites phrases et les mots humoristiques des compagnons de travail qui avaient cheminé à ses côtés pendant des mois ou des années. Les déclarations d’adieu, les proverbes artistiquement détournés, les rimes savamment élaborées, zébraient en diagonale le grand carton au verso du Snoopy dans des encres aux couleurs complémentaires et des écritures variant de la patte de mouche au paraphe-mastodonte. Embarrassé pour remercier tout le monde sans léser personne et se montrer digne de la camaraderie qu’ils avaient tous maladroitement témoignée, Yann Orion prit le temps de composer un regard chargé de compréhension amusée, d’émotion retenue et de passagère mélancolie avant d’enlever ses lunettes en relevant son visage vers l’assemblée réunie en fer à cheval autour de lui. Le brouhaha s’estompa, laissant place à un silence contraignant. Yann coupa court d’un signe de sa main levée à la demande de discours. Il se borna à un remerciement collectif, arguant qu’il serait fastidieux pour tout le monde de s’adresser à chacun tour à tour dans des salamalecs dignes des lauréats des Césars. 19
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