Premieres pages de Dyptique a la folie de Claude Ber - Page 2 - De quoi parle-t-on quand on parle de « folie », et je tiens à ce mot, qui, loin des termes diagnostiques, dit la représentation de la folie comme son histoire variable selon les époques et les cultures ? Indissociablement du censé fou et du censé sain d’esprit, couple inséparable et qui se définissent l’un par l’autre. Dans des définitions mouvantes, dont Michel Foucault retrace l’histoire et les implications. De quoi parle-t-on qui est à la fois commun à tous et pourtant irréductiblement singulier ? Pour avoir longtemps côtoyé les « fous », je n’aime guère que l’on se prétende « tous fous » dans une inconscience de la souffrance de la folie et une sorte d’usurpation morale de cette dernière. Il est déjà trop d’ôter au fou, le plus souvent à tort, la vérité et la raison de sa parole sans encore lui ôter son expérience propre en la délayant dans une condition commune qui se pare à la fois de raison et de folie sans le prix à payer qui accompagne la souffrance psychique. Il y a là, pour moi, une forme d’irrespect et même d’indécence. Inversement, je ne supporte guère pas non plus, et ce pas seulement par principe mais par expérience, l’établissement de frontières étanches entre le fou et le non fou. Frontières d’autant plus absurdes que la folie est sectorielle et que, surtout, il est des folies socialement acceptées. Un fou ne l’est ni partout, ni toujours. Il l’est de manière discontinue et ponctuelle, déclaré tel lorsqu’il y a rupture de ce qu’on nomme « le sens commun » et que le déclaré fou soupçonne, par exemple, micros et caméras cachés aux quatre coins de la pièce. Cela l’affole - qui ne le serait pas? - mais ne l’empêche pas au demeurant de tenir par ailleurs propos censés et pertinents y compris sur lui-même. Mais de quoi suis-je moi-même en train de parler? D’un type de souffrance que j’ai connue. Mais il y en a d’autres, beaucoup d’autres. Variables selon les individus. « Les » fous n’existent pas, il y a seulement des traversées, chacune particulière et unique, d’affronter cette épreuve de la folie avec des symptômes analogues, qui alimentent des tentatives de typologie, des essais de traitement, mais ne réduisent pas un être à sa folie, même si elle est aussi lui-même cette folie. 6 carte blanche étoiles d’encre 63-64 De quoi parle-t-on quand il faudrait quasi faire suivre chaque phrase de son contraire pour être un tant soit peu crédible? Car, oui il y a bien une différence entre le fou et le non fou, différence d’expérience, de souffrance surtout, mais non, il n’y en a aucune en humanité et cette expérience comme cette souffrance parlent de chacun de nous. Non nous ne sommes pas tous fous, mais oui pourtant la folie dit le plus profond et le plus commun à nous tous. Alors reste cette phrase précieuse de Baudelaire écrivant « nous sommes tous plus ou moins fous ». Et ce « plus ou moins » à la fois subtil, sensible et profond, cette oscillation introduit différence de degré et non de nature, degré non mesurable et qu’on ne peut accepter de quantifier que par rapport à la souffrance affrontée et ressentie. Ce n’est que là qu’elle peut avoir quelque légitimité, loin du jugement péremptoire, de l’assurance d’être, soi, dans la raison et l’autre hors d’elle comme si la raison ne ratiocinait pas et comme si la folie n’était pas, elle-même rationnelle. Qui n’a senti le passage de « l’aile de l’imbécillité » - le mot est encore de Baudelaire - l’effleurer ou ment ou se ment. On séjourne chacun simplement plus ou moins loin, plus ou moins longtemps, plus ou moins consciemment à ses propres confins. Le dit « fou » seulement un peu plus souvent, un peu plus loin, un peu plus douloureusement. Et parfois très loin ou définitivement. Aliéné signifie « autre ». Non seulement « je est un autre », mais il est même plusieurs et être hors de soi, autre de soi n’est pas l’expérience propre de la folie, mais celle de notre humanité, dont la folie expose à nu les rouages complexes et contradictoires qui disent notre ambivalence humaine. Tout de même, il faut bien aller au nœud de cette affaire, où les visions et les voix relèvent tantôt de la folie tantôt de l’expérience mystique et où, surtout, la « folie des fous » est bien inoffensive par rapport à la folie ordinaire. L’ordinaire folie qui extermine des millions d’êtres humains, en réduit d’autres à l’esclavage ou à la misère, qui massacre à tu et à toi depuis des milliers d’années et menace aujourd’hui de détruire la terre par aveuglement, cupidité et sottise. claude ber 7Sommes-nous folles ? Car il faut être, convenons-en puisque nous sommes censément censés, d’une sottise ou d’une folie infinie pour inventer, par exemple, un impôt sur la destruction de la terre au lieu de cesser de détruire la terre sans même se rendre compte que nous ne sommes que pustules à sa surface, parasites menacés d’être balayés comme fétu de paille par tornades, tsunami, éruptions, ouragans et autres menus manifestations d’un devenir qui nous ignore. Si l’on nomme cela folie, c’est insulte aux fous, qui ne sont ni malveillants ni stupides, mais, comme nous-mêmes plus ou moins l’un et plus ou moins l’autre, c’est selon… et il faudrait alors nommer d’autre manière la « folie des fous » et si cette dernière est la folie, alors l’autre, l’ordinaire folie humaine, l’inexpugnable, répétitive et démesurée folie humaine, faut-il l’appeler raison ? Le couple raison/déraison échappe aux classements manichéistes. Il y a de la folie dans nos raisons, du déni de réalité dans la pseudologique de nos rationalités économiques, du délire dans le fanatisme de nos croyances. Et ceux-là bien pires et plus dangereux pour l’espèce que la folie des fous et sa souffrance. Alors de quoi parlet-on ? Où est la folie? À moins de faire dans le pittoresque et l’exotique de la folie, dans la représentation attendue de la folie, dans une téléréalité irréelle de la folie, ce que je me refuse à faire, il n’y a pas de prise ferme sur la folie. Il y a eu trop de moments dans ma vie où les « fous » m’ont paru infiniment plus sains d’esprits que les dictateurs qui ont jalonné l’histoire du XXe siècle et de ce XXIe commençant dans une folie pas moindre que celle qui a inauguré son aîné pour que l’expérience de la folie ne me renvoie pas sans cesse à la folie ordinaire. Au centenaire en 2014-2018 de la mal nommée « der des der », nos tueries et massacres divers ont fait, en gros et à la louche, plus de deux cents millions de morts. De quoi parle-t-on ? Qui est fou? Les fous ou les censément non fous? 8 carte blanche étoiles d’encre 63-64 Folles Virginia Woolf et Sylvia Plath ? Fous Kafka, Nijinski, Van Gogh, Antonin Artaud? La liste est longue, interminable. Même Newton, dit-on, avait un gros grain de schizophrénie. Oui, la folie n’est pas incompatible avec le génie, mais, non, hélas, elle ne donne pas de génie à qui n’en a pas et c’est par une lutte pied à pied que l’œuvre se construit à la fois avec et malgré la souffrance mentale. Là aussi, il est bon de mettre un frein à la confusion et à ce que Monique Plaza nomme la « follittérature ». La parole d’Artaud est, à cet égard, exemplaire qui distingue les explorations choisies de la folie ou les essais langagiers pratiqués notamment par les Surréalistes d’une expérience qui engage l’être entier, prisonnier tant des errances de son esprit qu’éventuellement de ceux de sa langue. Dans une lettre à Max Morise, Artaud marque sa distance avec les expérimentations surréalistes et leur quête « d’abîmes inconnus », qui n’ont pas du tout la même signification pour lui que son propre égarement dans les tréfonds de l’esprit: « Mon esprit malade m’interdit ces excursions souterraines, interspirituelles, spatiales internes, je suis perpétuellement à la lisière d’un petit néant, localisé en un seul point, mais d’autres ont un esprit tout armé, qu’ils marchent… ». Cette « lisière du petit néant » place avec une extrême justesse les écrits de la folie sur une ligne de crête, où ils sont sans cesse menacés d’être engloutis par la folie; en émergent au mieux une œuvre ou, souvent, des fragments témoins d’un reste d’esprit qui va sombrer ou encore ces constructions délirantes, qui tautologiquement n’apprennent de la folie que le simple fait qu’elle est folle et provoquent, au final, une gêne semblable à celle de ces expositions coloniales de la fin du XIXe siècle qui présentaient des humains en cage. À cette présentation de la folie « bien visiblement folle » parce que conforme à une attente qui tient plus du préjugé que de l’écoute et qui renforce les images les plus caricaturales de la folie, ne font pendant que quelques œuvres, qui parviennent à dire quelque chose de la folie sans être englouties dans la folie. claude ber 9Sommes-nous folles ?
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