Premiers pages de L AMER NOIR PAGES BAT IMP - Page 2 - Premières pages de L'amer noir de Nic Sirkis Collection D’une fiction, l’autre Illustration de couverture : ©Prune Mateo, peinture à l’huile, coll. Martine Grebet. L’AMER NOIR Du même auteur Sur la route de Van Gogh, essai, Édilivre, 2017 Totémisés, roman, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2014 L’Odyssée du Grand Moka – Road movie, journal de bord, Édilivre, 2014 Villes, recueil d’acrostiches, Édilivre, 2014 Attention !, roman, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2013 Les Clés de la rue Charlot, roman, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2012 Poèmes, nouvelles dans les revues Étoiles d’encre, Sorcières, Voyelles, Bacchanales, La Nouvelle Proue, Types/Paroles d’homme, A & A, Mémoire future sur le fil, Le Cafard hérétique. Nic Sirkis L’amer noir ou Les Épîtres de Déni © Éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier contact@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ avril 2017 isbn : 978-2-36795-115-7 À Prune et Agathe et à deux hommes, le chimiste au passé simple et le chimiste au passé antérieur. « L’histoire est cette conviction issue du point où les imperfections de la mémoire croisent les insuffisances de la documentation. » Une fille, qui danse, Julian Barnes 11 Je n’ai jamais compris comment ça marche. À la cérémonie en hommage à Mandela, dans le stade de Soweto, un inconnu s’est fait passer pour traducteur de la langue des signes. Il s’est tout simplement planté dans le champ de la caméra qui retransmettait dans le monde les discours des chefs d’État. Et pendant cinq heures, il a fait semblant, en agitant ses doigts, ses mains, ses avant-bras et les muscles de son visage, de traduire pour les sourds-muets le contenu des éloges des intervenants exprimant leur émotion devant la mort de Madiba. Personne ne s’est inquiété de sa présence, n’a remis en cause la légitimité de sa silhouette désaccordée sur un coin de l’écran. Impavide. Ses mouvements de bras, ses mimiques ne correspondaient pas au langage des signes. Seuls quelques gestes saccadés, doigts serrés, paumes posées sur la poitrine, pouce levé à 90° de l’index, cercle formé par les phalanges des deux mains, rappelaient le schéma classique du code des malentendants. L’individu a continué toute la journée sa prestation schizophrénique. Je ne comprends pas comment ça marche. Être adulte. Vivante. Et être face au point d’interrogation. Comment ça marche ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Où on va ? 12 J’ai lu dans le Confiteor de Jaume Cabré : « Je dois reconnaître que je voyais bouger les arbres mais je ne savais pas d’où venait le vent. » Le vent ? Être la girouette qui imprime sa pensée, l’hélice qui tourne sous la houle. En harmonie avec le souffle. Les lieux, les espaces vivent à travers le temps. Non, ils ne vivent pas… ils sont là. C’est ce qui me fascine. C’est ça qui me trouble, me fait frissonner. Au-delà de la nostalgie. Dans ces lieux, des êtres s’agitent, vaquent, vivent. Ou alors les espaces restent déserts face à l’absence. Je ne comprends pas comment ça marche. Dés / Nids… dé, nid. Noyés sous les oxymores, nous vivons dans un monde où les « bordures protectrices » désignent des pluies de bombes sur un peuple hébété. Impression de jouer à la marelle depuis toujours… N’avoir jamais arrêté de sauter de case en case, à cloche-pied, passant d’un numéro à l’autre entre terre et ciel sans véritable notion du schéma tracé à la craie. D’être baladée derrière le palet. Avoir des amis. Quésaco ? Jusqu’à quand ? Jusqu’à où ? Jusqu’à comment ? *** Je vais l’appeler « Déni ». Elle va s’appeler « Déni ». Mon personnage. Ma personnage. C’est une femme. Ma Déni flamant rose sur sa patte à clocheton est en perte d’équilibre. C’est le meilleur moment pour écrire. Elle le sait. Elle observe les correspondances entre les choses et ça produit un tourbillon dans sa tête. Elle est en valse permanente. 13 En bouillon de pensées hirsutes qui s’entortillent comme les vermicelles dans le jus du pot-au-feu. Elle voudrait se mettre en veilleuse. Se poser un peu de côté, comme la voiture qui se cale en faisant un créneau bien ajusté au bord du trottoir. Mais il n’y a vraiment rien à faire quand on s’appelle Déni. Alors elle est sans famille, sans amis, sans vis-à-vis. Pourtant si, elle a une famille. Mais c’est comme un grand moulin à café qui tourne, qui mélange les grains, qui dégage de l’arôme pour la cafetière, qui tourne d’un petit-déjeuner à l’autre où Déni reste coincée contre l’hélice. Elle gêne le mécanisme. Elle fait grincer. Les amis de Déni. Des quidams qui ne lui ont rien demandé. Ils l’ont croisée et ils ont fait des choses ensemble. C’était bien. Alors ils sont amis. Mais là aussi, jusqu’où ? Au nom de quoi ? Déni est une cocotte-minute sans soupape. C’est dangereux de demeurer près d’un engin comme ça. Il faut s’abriter. Même si la soupe est bonne dans la cocotte, faut pas déconner. Déni sait que c’est compliqué d’être une cocotte sans soupape. Elle n’a vraiment pas de bol. Les casseroles sont bien alignées sous l’étagère le long du mur. Et les marmites dans le placard. Les deux poêles accrochées la tête en bas comme des chauves-souris. Déni sur sa planche d’armoire sait bien qu’elle va faire un potin d’enfer dès qu’on la remettra sur le feu. Qu’on va avoir besoin d’aérer la cuisine, sa soupape ne contrôle pas la vapeur. Déni est une femme-cocotte-minute qui tourne et postillonne sur les réchauds à travers les cuisines. Elle pétarade tellement y’a d’ingrédients qui la chatouillent. Y’a trop d’épices dans son ventre. Du thym, du romarin, de la lavande, du pistou, du safran, de la coriandre, de la citronnelle, du laurier et de la sarriette. Tellement de saveurs qui se mêlent, une farfouillade intérieure.
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