1er chapitre Mezza Morta - Page 3 - Mezza Morta (tome 1) est un roman policier ayant pour thèmes les mafias montréalaises, les trahisons inter clans, les relations amoureuses complexes et les liens fraternels houleux. 2 Mezza Morta Julie Rivard 3 Prologue Café Fregola. Boulevard Saint-Laurent, 1991. Un homme ravala un crachat muqueux tout en jouant avec la monnaie traînant au fond de sa poche. Il avait besoin de nicotine. Sa toux creuse de vieux fumeur ne le découragerait pas de tirer à fond sur une bonne cigarette. − Ti-gars! dit-il au garçon qui l’accompagnait. Va donc me chercher un paquet de Mark Ten dans la machine. Il renifla et ravala de nouveau. Bien que dégoûté par l’attitude de son père adoptif, le jeune Mathieu se réjouit de pouvoir lui-même insérer la monnaie dans la machine distributrice. Il aimait ce coin sombre du café, non loin du vestiaire, où il se sentait plus vieux qu’il ne l’était en réalité. C’était peut-être le fait de presser le bouton « cigarettes Mark Ten » qui lui donnait l’impression d’être un homme. Cependant, il n’avait que douze ans et sa peau lisse comme celle d’un bébé n’avait rien de l’épiderme mature, grisâtre et boucané de son père. Quel homme! Mathieu chassa la désolation qui avait masqué son visage, puis retrouva son sourire allègre. Il chercha des yeux la marque de cigarettes désirées avec sa bande vert forêt, son triangle rouge vif et ses armoiries prétentieuses. Le garçon appuya fermement sur le bouton de plastique un peu jauni. Une puissante détonation le projeta jusqu’aux tables, où il s’écrasa avec fracas. Une fumée nauséabonde envahit l’endroit comme un gros nuage porteur d’orage. Contre la machine à latte, une serveuse s’était fracturé plusieurs os. Elle se tenait les chevilles, gémissante de douleur. Sous la force de l’explosion, les autres serveuses avaient été jetées au sol. On aurait dit qu’une massue gigantesque leur avait frappé le dos avec violence. Dans chaque recoin du café, les blessés laissaient entendre un faible bourdonnement qui, peu à peu, s’intensifiait. C’était un mélange de pleurs et de cris encore étouffés par la panique. La fumée noire et grise, toujours plus dense, acheva d’étouffer les cuisiniers encore conscients. La pluie de débris qui s’abattait sur l’endroit se prolongea pendant de longues minutes encore. Puis, à travers les crépitements sourds, on entendit les sirènes de la police. La plupart des victimes ne souffraient que de brûlures aux bras et au visage. Mathieu, cependant, rendait l’âme dans les bras tremblotants d’une inconnue. L’éclat d’un verre de bière lui avait entaillé la gorge. 4 − J’allais… ren… rencontrer ma… mère… Telles furent ses dernières paroles. Le célèbre Café Fregola de la famille Fresu n’était plus. Et il emportait un innocent garçon dans son funeste brasier. * 5 Chapitre 1 La descendance Bibliothèque municipale. Avenue Saint-Just, 2009. − Vic Fresu, 38 ans, toutes ses dents… Lysianne Blanchette avait prononcé ces mots avec une intonation sardonique, mais aussi pleine de défi. Assise dans sa berline beige, elle regardait un homme arpenter le stationnement enneigé. Même sur une surface glacée, sa démarche était impeccable. Malgré le chic de son apparence, il avait l’air redoutable. Les moindres remarques que notait Lysianne sur ses feuilles légales lui seraient d’une aide précieuse. Procureure de la Couronne, elle rassemblait des éléments de preuve contre les nouvelles activités du crime organisé. Tout avait commencé avec un cas anodin : une histoire de gambling illégal impliquant cinq membres d’un gang de rue. Au grand bonheur des agents du Service de Police de Montréal (SPVM), l’un d’entre eux avait cédé sous la pression. Le jeune voyou en avait révélé un peu plus que le « client en demandait ». Ce qui aurait dû être une banale cueillette d’argent pour un pari de boxe s’avéra une source non négligeable de renseignements sur les trois organisations les plus actives à Montréal : le clan sarde des Fresu, le clan russe de Poliakov et celui du Sicilien Carlo Caporal. Le cas de Caporal étant déjà entre les mains d’une collègue, Lysianne Blanchette espérait donc obtenir le dossier Vic Fresu. Ce dernier dirigeait discrètement la mafia originaire de la Sardaigne. De sa voiture, Lysianne avait l’homme bien en vue et pouvait ainsi s’imprégner de son profil. Quelque chose lui disait qu’elle le reverrait souvent ce profil… Vic Fresu était beau, quoique d’une beauté étrange. Son regard était aussi obscur que la tempête, aussi noir que la revanche. Ses lèvres semblaient toujours faire une demande sensuelle. Or, cet unique charisme ne lui servait qu’en affaires. D’ailleurs, Vic Fresu était connu de tous sous le surnom de « Vic le pape », en raison de son flegme et de son inexplicable hostilité envers les femmes. Alors qu’il déambulait dans les allées de la modeste bibliothèque municipale, Vic ne se souciait guère de ce charme qui le distinguait radicalement des jeunes étudiants, dévoreurs de périodiques et sans-abri en quête de chaleur. Il adorait la lecture et ne se priverait jamais de ses deux bouquins par 6 semaine. S’il ne se procurait pas ces livres dans les grandes librairies, c’est qu’il tenait à rester à l’écart des journalistes. Il était convaincu que personne n’irait le chercher du côté de la bibliothèque municipale. − Je cherche des livres sur Hadrien. La jeune femme qui poussait son chariot avec difficulté se retourna pour le contempler. Une fois ressaisie, elle lui fit répéter sa requête. − Hadrien, c’est dans quelle rangée? − Trois rangées vers votre gauche. Elle le toisa davantage. − Vous êtes Italien? − Peut-être, dit-il sans aucune expression. Pourquoi? − Je sais pas. Ça doit être à cause de vos lectures pis de votre accent. − Vous êtes maladroite? − Pourquoi? Il pointa l’index. Les yeux écarquillés, la bibliothécaire constata à regret qu’une vingtaine de romans avaient quitté son chariot pour s’effondrer en une véritable avalanche sur le sol. Certaines reliures s’étaient même disloquées. Alors qu’elle soupirait de désespoir, Vic la quitta pour mieux se concentrer sur ses recherches. Au comptoir des prêts, il retrouva cette même jeune blonde qui, découragée de sa journée, avait demandé à une collègue d’échanger leurs tâches. Elle empoigna donc les livres du client, qui traitaient tous de l’Empire romain, de même que sa carte de membre. À la case « nom du détenteur » était inscrit Vic Frésu. − C’est Fresu sans accent aigu sur le « e », insista-t-il. Y’ont fait une faute d’orthographe. Ça compromet mes origines. Mon père doit se retourner dans sa tombe chaque fois que j’emprunte un livre. La bibliothécaire rigola. L’homme, quant à lui, ne sourit même pas. Il empoigna sa carte et son sac, pour ensuite se diriger vers la sortie de l’immeuble. Après avoir atteint une rue isolée du quartier Ahuntsic et franchi une barrière informatisée, Vic Fresu put enfin regagner la confortable sécurité de la propriété familiale. Sur le seuil d’entrée tapissé de neige folle, il reconnut les traces de pas de son frère jumeau. Même grandeur de pieds. Même marque de souliers. À l’extérieur, c’était l’hiver, avec ses arômes de conifères et ses rires d’enfants qui emplissaient l’air. Mais à l’intérieur, l’atmosphère n’était pas aussi enchanteresse. La famille Fresu se portait plus ou moins bien, les décès rapprochés de la mère et du père ayant apporté tout récemment leur lot d’affliction. 7 − Ah ben, j’ai mon voyage! lança Roman en apercevant Vic avec son sac de la bibliothèque municipale. Un meurtrier érudit! − Premièrement, je suis pas un meurtrier. Deuxièmement, t’es rien qu’un bum. − Ah bullshit, Vicky. On paie nos comptes avec le même blé, dit-il en souriant. Pis on sait tous les deux d’où vient cet argent-là. Ça fait que t’es aussi bum que moi. Vic prit tout son temps pour retirer son long manteau de cachemire et le suspendre à une patère. Une réplique cinglante germait dans sa tête. Au moment opportun, il se retourna vers Pasquale, son frère jumeau qui sortait de la cuisine. Il s’adressa à lui tout en désignant Roman d’une main autoritaire. − Ce gars-là n’a aucun respect. Peut-être que je serais fier d’être son frère si t’arrivais à le raisonner. − Bon, bon, l’érudit qui s’élève sur son piédestal, dit Roman. Je te ferai remarquer que c’est la même mère qui nous a mis au monde, Vicky. − Aucun respect! lui cria Vic, en plein visage. Ah, pis une dernière chose : t’arrêtes de m’appeler Vicky. C’est un criss de nom de fille! Pour avoir le dernier mot, Roman prononça une panoplie de jurons sardes, à la manière du plus rustre des paysans, puis quitta en coup de vent. Pasquale ne s’habituerait jamais à ces concours de lancers de poignards; il secoua la tête, puis passa à autre chose. Sa bonne humeur réapparue, il tendit à Vic une main remplie de bonbons à l’anis. − Ne vuole1 ? Vic lui sourit, tout en refusant son offre. Il sortit plutôt un flacon de pilules colorées qu’il agita avec un certain ludisme. − C’est quoi? demanda Pasquale. − Des calmants. − Pourquoi? − Pour me calmer. − Sérieux, Vic, t’attends quoi de ça? − J’attends le calme, Pasquale. Le calme. Vic se dirigea vers l’escalier en riant. − Tu peux me niaiser tant que tu veux, mais moi je sais c’est quoi ces bébelles-là. Vic avait déjà atteint l’étage supérieur. 1 En veux-tu? 8 − C’est de l’évitement en bouteille. Pasquale gravit les marches, suivant les traces ou plutôt les rires de son frère. À la droite du couloir, il s’arrêta face à une porte verrouillée, qui menait au boudoir. Pasquale frappa deux coups seulement. « Un minuto, per favore2 ! », entendit-il en sourdine. Lorsqu’il obtint la permission de pénétrer dans les quartiers privés, il composa le code de sécurité connu de trois hommes et une femme seulement : lui-même, Vic, Roman et Franca Putzulu, dite la consigliere3 . À l’intérieur de la pièce, des toiles contemporaines décoraient les murs et des bibliothèques remplies d’ouvrages meublaient l’espace. Un éclairage ambré et des clichés noir et blanc de la Sardaigne complétaient le décor. Pasquale s’attarda devant une vieille photographie du Café Fregola. Son cœur s’emballa à l’évocation de ce souvenir nostalgique, doux et triste à la fois. Il se retourna pour trouver Vic, debout, près d’une console où patientaient des bouteilles de grappa et de Pelegrino. Il fixait l’alcool sans toutefois se permettre ne serait-ce qu’un fond de verre. − J’essaie de moins boire, dit Vic. Il faut que j’aie la tête claire. Vic invita son frère à s’asseoir sur le divan de cuir rouge capitonné. Il affichait un air grave et semblait sur le point d’engager une conversation mouvementée. − Les Russes ont accepté de s’asseoir à la table. Pasquale se cala dans son siège, estomaqué par la nouvelle. − Ils sont dans cinquante pays, dit Vic. Ils touchent à tout. − Ça fait juste dix ans qu’ils sont sur le terrain! − Ils sont modernes, Pasquale. Presque aussi équipés que le KGB. En plus, leur manque d’éthique les rend dangereux. Les gars agissent à leur guise. Ils sont violents, se foutent des compromis. C’est de la vraie job sale… il faut absolument les mettre de notre bord. Pasquale se gratta la nuque. Il n’était pas certain que son défunt père, avant de céder son titre de parrain à Vic, aurait accepté une entente avec les mafieux de l’Est. Il s’agissait là d’ennemis encore inconnus et, sous peu, les Fresu s’en feraient des amis? Tout cela ne résonnait pas à son oreille comme une agréable mélodie. − J’imagine que tu les as déjà rencontrés? − J’ai seulement jasé avec leur boss : Poliakov. Y’a la réputation d’être honnête. − Honnête? Nos caissières à l’épicerie sont honnêtes! 2 Une minute, s’il vous plaît. 3 La conseillère. 9 La mafia n’inspirait rien de bien honorable à Pasquale. Il aimait son frère, comme il avait aimé son père, mais il ne parviendrait jamais à banaliser le crime et la perfidie. Encore moins à tolérer l’assassinat de son prochain. − Qu’est-ce qui te dit que les Russes ont pas déjà approché les Siciliens? − C’est ce que Franca va clarifier ce soir. Pas question de ménage à trois. C’est une entente de réciprocité ou rien pantoute. − Tu veux dire une alliance pour être plus gros face aux Siciliens. − Grâce à la prostitution pis au trafic de voitures volées. Deux nouveautés pour la famille. Diversification des marchés! lança Vic en arborant son premier sourire franc de la semaine. Pasquale le regarda se réjouir un instant. Même s’il ne s’impliquait d’aucune manière dans cette « honorable société » que chérissait son jumeau, il ne pouvait faire autrement que de lui vouer toute son admiration. Après tout, Vic Fresu possédait tous les éléments-clés pour laisser une trace indélébile dans la lignée des grands parrains sardes : autorité, intelligence peu commune, générosité en temps et en argent, humilité devant l’obstacle, ainsi que des allures méphistophéliques capables d’envoûter quelqu’un ou de lui foutre la trouille pour le restant de ses jours. Hélas, Roman n’avait pas la même « grandeur d’âme ». Tout ce que ce dernier pouvait se vanter d’avoir, c’était du sang-froid face aux gestes d’une violence inouïe qu’il commettait. Perdu dans ses pensées, Pasquale n’entendit pas Franca Putzulu entrer. Il revint à la réalité lorsque la conseillère lui tapota l’épaule. − On manque de concombres, l’amico4 ! − Quoi? − À l’épicerie. On manque de concombres. Les p’tites madames se font des marinades, ces temps-ci. Faudrait que tu voies avec Gino si tu peux en commander plusieurs caisses, rapidamente5 ! − Je m’occupe de ça demain matin. Parlant de légumes, je vais aller commencer le souper. Vic referma doucement la porte derrière Pasquale, pour ensuite revenir à sa consigliere. Il lui versa deux doigts de grappa sur glace. Franca avala une première gorgée, en plissant les yeux et en ne laissant surtout pas entendre de longs soupirs sonores. Le temps n’était pas à la complaisance. Elle savait ce qui l’attendait ce soir : une rencontre 4 L’ami. 5 Rapidement. 10 cruciale avec Poliakov. À son grand déplaisir, elle ne jouissait d’aucune latitude. L’entente était serrée. Ça passait ou ça cassait. C’était la meilleure façon de procéder, avec les Russes. Toujours blanc ou noir. En cas de gris, on sortait les Kalachnikov. − Pour la prostitution, notre seule condition, c’est l’âge des filles. Pas de mineures. Peu importe si elles ressemblent à Miss Moscou. Je demeure ferme là-dessus. Nous, on s’occupe des papiers pour les faire entrer au pays et on leur monte un réseau avec garantie de protection. Pis je veux des escortes de luxe. Pas de bas de gamme. C’est avec une clientèle distinguée qu’on fait affaire. Pour les voitures, on leur offre de tout prendre en charge. Lexus, Infiniti, gros VUS volés par nos gars, démontés dans nos garages, bien empaquetés dans nos containers. Les Russes auront juste à nous accueillir au port avec une poignée de main. − Leur cote? dit Franca, avant de savourer une deuxième gorgée de grappa. − On les laisse être majoritaires à soixante pour cent. Je veux être sûr de régler l’affaire. Pas question qu’ils s’affilient aux Siciliens. On serait plus capables de remonter la pente, après ça. Il faut dominer à Montréal, Franca. Je le dois à mon père. Un long moment de silence s’écoula. D’un simple regard, ils scellèrent leurs intentions. Ils savaient qu’ils feraient couler beaucoup d’encre sinon de sang avec cette entente mémorable. La Sardaigne rencontrerait la Russie pour la toute première fois. Une page assez marquante de l’histoire serait alors tournée. Franca était fière de se compter parmi les artisans de cette œuvre. − Tu sers un autre verre à ta bonne vieille Franca? − Tant que l’amitié va durer, la grappa va couler. Vic lui remplit son verre et le lui tendit d’une main solennelle. − Changement de sujet, dit Franca sur un ton mielleux, une fille a téléphoné à l’épicerie pour parler à un certain Vic Fresu. − Elle a dû se tromper d’homme, bougonna-t-il en remettant de l’ordre sur son bureau. Ça devait être pour tes fameux concombres. − C’est tout un événement, quand même. Ça doit être la première « mademoiselle » qui cherche à te contacter depuis au moins… cent cinquante ans! − Concentre-toi donc sur les choses importantes. − La fille s’appelait Janie. − Je connais pas de Janie. Il se tut pour mieux fusiller sa conseillère du regard. − Au lieu de jouer à Réseau Contact, va donc te préparer pour ta rencontre. 11 Franca prit le chemin de la sortie sans se gêner pour rire à gorge déployée. Elle prenait un plaisir fou à faire grimper la pression de Vic le pape, saint patron de la famille. − Oh! Franca? lança Vic. C’est Roman qui va te conduire chez les Russes. − Je le fais débarquer? − Il risque de te nuire plus que d’autre chose. C’est une rencontre entre cravates. Les mots, Franca, les mots vont les convaincre. − Bene6 . − Pis si Poliakov essaie de nous bypasser, ramène-moi son crâne. J’ai besoin d’un nouveau cendrier. − Comme Staline pis Hitler… Franca sourit, puis disparut derrière la porte verrouillée. Vic se trouva enfin seul. Il déboutonna son col de chemise, expira lentement et reprit le sac qu’il avait déposé sur le sol. L’heure de la détente venait de sonner. Le jeune parrain se plongerait dans un nouveau livre et n’en ressortirait que lorsque le veau serait à point ou, du moins, lorsque viendrait l’appel du vin. 6 Bien.
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