EE 55 Legerete - Page 91 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté a eu, par hasard, raison est pire, certains comportements suicidaires ne s’expliquent pas autrement. Vi la sent cette lourdeur, presque ce regret d’avoir préféré la vie. Mais c’était ainsi et il avait fallu faire avec les ruptures, les regrets et les pertes. Ce qui avait été trouvé était ce silence, tel un souffle, telle une caresse sur la brûlure. C’est ce que pense Vi aujourd’hui et elle les aime, ces gens si vifs et honteux de l’être, si gais et si tristes à la fois que leur voix se casse, rauque et douce, dure et tendre. Tout cela ne s’est pas trouvé en un jour, et l’exploration est loin d’être achevée. Mais Vi se sent plus confiante. Sa gorge n’est plus tant sur la défensive et les cordes vocales sur lesquelles les fantômes glissent encore leurs numéros de voltige, se sont tonifiées. Les vides sont toujours là, les manques aussi, mais ils sont moins poignants depuis qu’ils sont plusieurs. Désormais il lui arrive d’ailleurs de les appeler, ces « plusieurs ». Elle ne les nomme pas – leurs vrais noms ne lui appartiennent pas encore, ne le lui appartiendront peut-être jamais, le voile blanc du silence, à défaut de celui du deuil, va bien aux « non-là » de son passé familial. Depuis quelque temps elle se dit pourtant qu’elle va écrire sur eux, peut-être pas la vérité historique, mais la vérité qu’elle sent juste, une vérité entre eux et elle. Une vérité de gré à gré, de gréement. Et justement: « Haussez le voile du palais », sourit l’orthophoniste en faisant, nez pincé, une petite grimace charmante. Vi trouve cette expression magnifique. Elle visualise une voile se gonflant sur la mer. En fait c’est moins aérien qu’architectural: le plancher de la langue s’abaisse, la gorge s’ouvre, la voûte se soulève, le voile s’éclipse, le son bat. (89) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 89 étoiles d’encre (90) variations ― Vi-a-a-no, chante l’orthophoniste. Vi-a-a-no… Vi s’applique. Il s’agit de faire monter le son jusque dans le nez, puis jusque dans le front. Il s’agit de faire grotte avec sa bouche, de faire ventre sonore. ― Attention le voile, insiste l’orthophoniste, haussez le voile… Vi lui emboîte la voix, l’œil rieur. La légèreté, découvre-t-elle, se construit. Créer la grotte, mais ne pas s’y enfermer. Créer la frondaison, puis l’oublier. Voler, voler ses ailes à l’oubli. Si Vi est vivante, c’est qu’on l’a voulue telle. Vivante et non violente. Voulue, oui. La légèreté, découvre-t-elle encore, n’est pas indifférence coupable, délestage irréfléchi. Elle résulte d’un choix: il s’agit de choisir, à chaque fourche, en conscience, l’option juste pour soi, pour que justement ça ne « fourche » pas. L’audace juste n’est pas forcément la plus évidente, mais c’est celle qui résonne le plus pleinement. ― Vi-a-a-no, chante encore l’orthophoniste, d’une voix de ciel de beau temps. Chez Vi, le O du cercle s’étrangle encore un peu, le Ou de Nous s’affole parfois. Mais le I va bien. ― Vi-i-i-o, insiste l’orthophoniste. Vi sourit et sa voix s’élève, plus veloutée que pleine, encore imperceptiblement dédoublée, mais heureuse. Mais justifiée. Créer, avec le son I de son nom, pour elle et pour ses fantômes, de la lumière. z 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 90 État de grâce Thérèse-Françoise Crassous Je vole, vole vers ces montagnes voluptueuses de l’après anesthésie. Cet état cotonneux me suggère des bizarreries. Je me vois telle Pégase, survoler les nuages. Je suis bien. Je n’ai plus cette douleur insistante aux genoux. D’ailleurs je ne sens plus mes jambes… Insensible je suis aux bruits des couloirs, groggy. Mon double va à l’assaut du paradis. Un bon moment sur le lit, les yeux tournés vers mon nouveau destin, je vole ces instants inaccessibles où l’âme se cherche encore. Je recule à l’extrême la réalité de ma chambre d’hôpital. Le ballet du personnel soignant a cessé depuis plus d’une heure et je reste dans cet état second à attendre ce je-ne-sais-quoi qui peut interrompre cet intermède et me rattacher à mon entourage, tendue vers un ailleurs qui me délivrera de. au fait de quoi ? Ma vie s’est déroulée à la va comme je te pousse au gré des aléas, des tristesses et bonheurs. Paria pour l’église et la société car divorcée (à cette époque c’était mal perçu), je suivis un chemin chaotique. Une idée incongrue fait des vagues dans mon esprit. Je me laisse bercer par un espoir immense, me réconcilier avec ma jeunesse. Encouragée par la nomination du nouveau pape 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 91 François, je suppute que proche des pauvres à ce qu’on dit, il connaît leurs misères physiques et morales et y remédiera. Cela me redonne confiance. Toujours à mes divagations, un toc à ma porte me tire une demi-conscience. Curieuse, toujours enveloppée de rêves, je m’entends murmurer: « entrez! » Un ange! Je suis arrivée au paradis, pensé-je. Par l’entrebâillement de la porte, une apparition. Comme sur les images de mon enfance, je distingue un sourire d’ange et des cheveux mi-longs bouclés. J’écarquille les yeux, encore entre deux eaux. Cette jeune femme inconnue, d’une voix douce, m’exhorte à continuer ma route. À sa suite, je vois une porte sculptée s’ouvrir. Derrière m’attend ma grand-mère telle que je l’ai vue ce mardi ensoleillé. J’avais conduit en voiture les enfants à l’école; une idée avait germé (j’avais pourtant de bonnes raisons pour ne pas la suivre, planning chargé) et me poussa à faire les vingt-cinq kilomètres de Nancy à Lunéville pour lui rendre visite. C’était tout à fait inhabituel en semaine. Je ne sais pourquoi je me retrouvai sur la départementale dans ma 2 CV, me berçant au rythme des petits nids-de-poule. En un temps record, je fus devant la porte de Bonneval, sa demeure. Le carillon m’annonça joyeusement comme de coutume. Le chien n’aboyait plus depuis quelques années. Mais c’était comme si je l’entendais. J’ouvrais la porte, déjà en joie de lui faire la surprise quand je vis mon oncle aîné, son fils médecin, le visage altéré. Il m’annonça : « Elle est dans sa chambre. Elle ne va pas bien… » Je m’y dirigeai aussitôt et la vis encore consciente, me regarder, m’inondant de sa bonté. Elle décéda quelques minutes plus tard. Je prévins aussitôt ma mère à huit cents kilomètres de là. Quelle force m’avait poussée à prendre mon véhicule ce matin-là ? Un ange gardien sûrement. étoiles d’encre (92) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 92 Il est vrai que j’étais intuitive, téléphonant souvent à mes amies lorsqu’elles avaient de la peine ou étaient soucieuses. Mais je pensais que tout le monde avait ce sixième sens, cette transmission de pensées. Elle se trouve donc là aujourd’hui, derrière la porte de cette étrange conscience, à m’accueillir, souriante comme je l’avais connue lors de vacances ou de visites. J’aperçois autour d’elle une ronde d’enfants survolant des nuages, quatre garçons et une fille. Je reconnais ma mère, enfant. Que veut-elle me dire par là ? L’ange continue sa route, une autre porte s’ouvre. Je ne fais pas attention à la beauté de celle-ci, trop curieuse de découvrir ce qu’on veut me montrer. Cette fois-ci ma mère, aimante, danse avec ses cinq enfants, mes frères, ma sœur et moi. Je nous ai bien reconnus. Une énigme que je n’arrive pas à résoudre. Veut-on me faire toucher du doigt mes racines, ma filiation ? Je revois mes adieux à maman… J’étais avec ma fille ce samedi après-midi. Nous avions déjeuné dans le jardin devant son studio. Un déjeuner spécial; c’était la première fois qu’elle m’invitait à visiter son antre. Son adolescence avait été des plus tumultueuses, en opposition permanente avec moi. Elle est secrète, ne dévoile pas ses pensées facilement même aujourd’hui après trois enfants. Mais bon, moi aussi, je suis plutôt du genre taiseux. Cet après-midi-là, le mimosa devant la porte déversait une odeur suave. Un air d’amour, de don de soi, flottait sur les parterres. Nous sirotions le café au soleil. Nous étions alanguies. Le silence entre nous était comme un fruit délicieux. Sans raison, je le rompis: « Je dois aller à Montpellier voir maman ! » « Oh ! tu iras la semaine prochaine. », me suggéra ma fille. Fébrile, je m’enlevai des bras qui essayaient de me retenir. « Non, il me faut la voir aujourd’hui, si tu veux rester, j’y vais seule » dis-je d’un ton sans péremptoire. Ma fille, après quelques instants de tergiversation, (93) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 93 décida de m’accompagner. L’autoroute défilait sous les pneus. Je conduisais à toute vitesse. En cette après-midi d’automne pourtant ensoleillée, la circulation était fluide, inusuelle. Dans un état second, nous arrivâmes après trente kilomètres chez mes parents, à Montpellier. Ma mère sur le pas de la porte m’apparut blanche, d’une blancheur mortelle, me dis-je. Ma cousine, huit jours plus tôt lors de l’enterrement de son père, m’avait mise en garde: « Ta maman n’en a plus pour longtemps! » Je n’y avais plus fait attention. Une mère semble éternelle. Pourtant elle avait fait trois infarctus déjà. Mais bon ! Elle ne se plaignait jamais, accomplissant ses tâches d’épouse comme à l’accoutumée sans doser ses efforts si bien que je n’avais pas pris conscience de son mal. Était-ce un signe du destin ? Et cette main qui me forçait à agir malgré moi. Mon protecteur, que voulait-il me faire sentir? L’amour de ma mère? Sa bonté, sa soudaine compréhension à mon égard, sa confiance enfin firent que ce soir-là après l’avoir embrassée, je m’en retournai chez moi toute baignée d’une aura de paix. Un bien être immense m’enveloppait… Je volais, volais, rassérénée. Le quotidien et les problèmes me semblaient s’éclipser à l’infini. L’amour a de multiples visages me disais-je. Ma mère n’était pas démonstrative ni loquace. Nous nous comprenions souvent mal, nous étions si différentes. Cependant j’avais reçu cet après-midi quelque chose mais quoi? Je ne pus mettre un nom. Maman décéda le lendemain. J’étais en paix avec elle et avec moimême. J’avais fait ce que j’avais pu. Je ne suis pas raisonnable d’ordinaire et j’ai sans doute besoin d’un garde-fou. Ce séraphin, que je rencontre lorsque tout va mal et que je puis commettre de grosses bêtises, en tient le rôle. J’ai pensé plusieurs fois au suicide et l’ai mis en pratique deux fois; mais au dernier moment quelqu’un m’avait retenue. étoiles d’encre (94) variationsétoiles d’encre (94) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 94 La vie nous réserve des épreuves, et plusieurs fois, je ne fus plus que cendres. Mais revenons à ce jour-là de ma résurrection… Je suis irradiée par ce sentiment de transmission. L’amour invisible tisse et donne sens à tant de petits bonheurs en apparence insignifiants. C’est ce que je dois comprendre. Il me faut apprendre à les cueillir jour après jour malgré peines et chagrins. Comme si tout allait de soi… Et pourquoi pas? Pas besoin de paroles ni de preuves… Une immense certitude, la plénitude. J’en suis remplie. Un éclair transperce la fenêtre de ma chambre d’hôpital et me fait un clin d’œil. Un toc toc ouragan, une voix rieuse et grave déjà : mon dernier petit-fils déboule près de mon lit: « Allons Bonne Maman, il fait beau, on va se promener? »… Certitude d’être aimée. Une légèreté nouvelle me relie à l’espoir, m’entraîne vers la vie. z (95) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 95 Matin généreux À travers la légèreté vaporeuse du petit matin, mousse vanillée, l’évanescente clarté lumineuse en rais diaphanes, tendres et épicés, se glisse, se love, s’épanouit et embaume. Suave et pétillante douceur ! Régine Seidel 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 96 Bulles d’enfance Olivia Villon Penché sur le lavabo, il frotte avec application le savon entre ses deux mains mouillées. Il lève la tête et se regarde dans le miroir. J’ai vraiment ses yeux maintenant, se dit-il. Il ferme légèrement la main gauche, puis déroule avec lenteur les phalanges de son index jusqu’à joindre la pulpe de son pouce. Un voile de savon se tend fragile dans le cercle de ses doigts. Il approche la bouche. Il souffle. Le voile irisé se gonfle, grossit, mais éclate avant de se décoller de sa main. Zut, j’ai soufflé trop fort. C’était souvent comme ça, je soufflais trop fort, alors elle me disait, tout doux, tout doux. Il recommence, l’eau, le savon, les doigts, le rond, le voile tremblotant, le souffle. Cette fois la bulle perle lentement, bien comme il faut, puis se détache et s’envole; parfaite, gorgée d’air et de lumière, elle s’élève, reste en suspens deux, trois secondes et elle crève, sans bruit, dans le silence qui règne là, dans la salle de bain et l’appartement. Il s’observe à nouveau dans la vieille armoire de toilette. Il se voit joues qui tombent et menton qui déborde. Mon nez a épaissi, et je n’avais pas de si grandes oreilles. Il se souvient avoir lu que les 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 97 cartilages du nez et des oreilles ne cessent jamais de grandir. Jusqu'au dernier jour. Il se rince les mains et cherche des yeux le pèse-personne. Il l’aperçoit, à sa place, sous la chaise en bambou blanc écaillé. Il plie les genoux, attentif à ne pas courber le dos et le tire vers lui. Il se redresse et monte dessus avec précaution. Cette fois le silence est troublé. La mécanique tinte et couine tandis que ses semelles s’installent sur le caoutchouc gris. En lui, sérieuse et joyeuse, la voix de sa mère lui crie d’arrêter de jouer avec cette balance, qu’il va la détraquer en sautant dessus et la salir avec ses souliers, que la pauvre machine va rendre l’âme en moins de deux. L’aiguille noire, dans son cadran de verre bombé, lui désigne ce qu’il savait déjà : il devrait se surveiller. C’est le matin. La nuit a été longue. Il a eu froid. Maintenant il a soif. Il s’est lavé les mains, il va se faire un café. Pour gagner la cuisine, il longe le couloir, passe devant la porte de la chambre qu’il a fermée tout à l’heure. Il fait encore gris au dehors, le jour peine à revenir, le ciel est chargé de nuages et la cuisine lui paraît minuscule. Tout semble rétréci, la cafetière, le sucrier, les tasses, même la chaise qui grince quand il s’y pose. En s’asseyant, il s’est heurté au placard en formica beige au-dessus de la table assortie. Il boit à toutes petites gorgées et il attend. Quand la sonnette retentit, il est encore devant sa tasse vide, les coudes sur la table, le front appuyé sur les mains. On y est, penset-il. Il retraverse le couloir et ouvre aux hommes qu’il attendait. Ils sont quatre, cravatés et vêtus de sombre. Il les précède vers la chambre. Tout se déroule en quelques minutes. Ils sont impeccablement rodés. Ils lui ont demandé s’il veut assister. Il a répondu oui. Ils déplient un support à roulettes, posent dessus le étoiles d’encre (98) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 98
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