EE 55 Legerete - Page 21 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté interview d’elene Usdin par isabelle blondie Si je te demandais d’ébaucher un autoportrait, que me dirais-tu ? Je me représenterais en train de dormir les yeux fermés avec des yeux ouverts peints sur les paupières. Peux-tu me préciser ta formation ? J’ai étudié à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, de 1991 à 1996, en communication visuelle puis en image informatique 2D et 3D. C’est une école qui tisse beaucoup de liens entre ses différentes sections, ce qui m’a permis de faire de l’illustration, de la peinture, de la photographie, de l’animation, de la gravure, de la sérigraphie… en plus des cours communs de sciences humaines, descriptives et d’histoire de l’art. Elle revendique surtout sa pluridisciplinarité qui permet de s’imaginer touche-à-tout, ou passant d’un médium à l’autre si le besoin s’en fait sentir. Depuis combien de temps t’intéresses-tu au médium photographique ? Quand j’étais enfant et que mes parents habitaient encore ensemble, mon père qui travaillait beaucoup, avait pendant ses loisirs installé une chambre noire dans un débarras de l’appartement. J’avais 8 ans et cela reste pour moi des moments privilégiés et magiques que je passais avec lui à tirer ses photos. Puis son Pentax et son agrandisseur, qu’il avait laissés dans l’appartement en quittant ma mère, ont été utilisés par son nouvel ami, qui était photographe. J’ai récupéré le tout en sortant du lycée. J’avais donc déjà des connaissances pour manier l’argentique et le tirage en rentrant aux Arts Décos. J’ai installé l’agrandisseur dans le premier appartement où je me suis installée, étudiante. Mais je me suis réellement approprié le médium photographique en 2003. Je travaillais beaucoup sur des commandes 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 19 étoiles d’encre (20) une artiste ; elene usdin d’illustrations, et mon ami était photographe. J’ai eu envie d’utiliser ses caméras. Mais la démarche est devenue à ce moment-là nouvelle, car je me suis mise en scène, d’abord pour lui, pour le faire rire et lui plaire, ensuite comme un nouveau langage pour moi. Une véritable boule de neige: je ne pouvais plus m’arrêter. J’avais le sentiment, vraiment par hasard, d’avoir trouvé, plus que le dessin, mon moyen d’expression. Avec quel appareil travailles-tu ? En argentique avec un Hasselblad 500CM et un Nikon FE, en numérique avec un Canon 5D mark III qui permet aussi de filmer en très bonne définition. En dehors des Arts Visuels, où trouves-tu l’inspiration ? Dans les livres, dans de petites choses de la vie quotidienne, des objets placés de telle ou telle façon, de nouveaux lieux, mes rêves et cauchemars. Comment choisis-tu tes modèles ? Et surtout, comment as-tu choisi celles qui ont incar né tes femmes célèbres dont on connaissait déjà les visages : Simone de Beauvoir, Juliette Récamier, Joséphine de Beauharnais, étoiles d’encre (20) une artiste; elene usdin ©Chanelmou/LeMondeduregard2013 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 20 Sand et Isadora Duncan ? Je choisis mes modèles en fonction de ce que je ressens en les regardant. Si elles me touchent, ça peut être pour des choses insignifiantes comme la forme de leur nez ou le blanc des yeux sous la pupille, la façon de bouger, une expression, une chevelure… En général, la grâce qui se dégage de l’ensemble. Pour les femmes célèbres, une petite ressemblance avec le personnage à incarner, mais surtout je pense, une vraisemblance dans l’esthétique du modèle avec l’époque qu’elle devait représenter, ou du moins l’idée que je m’en faisais. Le canon de beauté à l’époque de Joséphine n’étant pas le même qu’à celle de Simone de Beauvoir, j’ai voulu un sourcil épais, un visage assez « moderne » pour Simone; un air plus enfantin, plus candide dans l’arrondi du visage ou des yeux pour Joséphine… Idées préconçues et stéréotypées de ces femmes célèbres, que l’on connaît soit par les peintures et photos, soit par la mode de l’époque. Ce qui est en soit un indice aussi sur qui elles sont. Et dans ce travail, quel était le sens de tes autoportraits en… ? Quel intérêt de se prendre comme modèle et de dédoubler ainsi l’image de ces femmes ? Était-ce pour brouiller les pistes ? Pour former des diptyques ? C’est venu comme un jeu. Pour cette carte blanche PHPA, le photographe se voit offrir une nuit d’hôtel dans chacun des hôtels HPRG. Lorsque j’ai passé mes nuits à l’hôtel, nous avions déjà posé le sujet et choisi les cinq femmes célèbres que j’illustrerais avec Alain Bisotti, le directeur artistique du prix PHPA. J’ai donc décidé, par jeu et par habitude (car j’avais déjà fait des photos dans des hôtels où je passais la nuit) de venir avec des déguisements dans le but de jouer le rôle de la femme célèbre à qui « appartenait » la chambre. La série s’appelle chambre d’essayage, et comme dans une cabine d’essayage, j’enfile des rôles… Effectivement, il s’agissait aussi d’un jeu de miroir avec la seconde partie de ce travail où j’ai recherché des modèles pour jouer et enfiler ces mêmes rôles. Moi, je les jouais endormis dans l’intimité de leur chambre, et elles, (21) légèrete 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 21 devaient les représenter dans leur rôle de représentation sociale. La face cachée et la face visible de chacune. C’est de cette façon que l’autoportrait de Moi en Simone (de Beauvoir) la montre les jambes en l’air; alors que dans son portrait officiel, elle est coiffée, maquillée, enrubannée, sur un fond rouge comme un écrin de bijou. J’ai écrit pour chacun de ces dyptiques un court paragraphe qui commence par J’ai rêvé… Chacune endormie dans les autoportraits, se rêve en un rôle fantasmé dans le portrait. Joséphine en arbre, Simone en bague de fiançailles, Isadora en poupée cubiste, George libérée de sa cage-crinoline et Juliette en étoile. D’une manière générale, les femmes sont omniprésentes dans ton travail, et en particulier des femmes modernes. Est-ce par hasard ? Sciemment? Inconsciemment? étoiles d’encre (22) une artiste ; elene usdin ©Moi en Simone / Carte blanche PHPA 2010 étoiles d’encre (22) une artiste; elene usdin 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 22 C’est inconscient, mais il est vrai qu’en y réfléchissant, je n’ai pas de souvenir de mythes autour d’un personnage masculin qui m’aurait marquée au point de vouloir en réinterpréter l’histoire, mis à part Barbe Bleue, mais il m’intéressait pour son rapport avec les femmes qu’il terrorise. Il faudrait que j’essaie de faire quelque chose avec des personnages comme Little Big Man, Tootsie ou Superman! Les histoires mettant en scène des femmes me racontent un peu aussi. On est bercés depuis l’enfance par les contes, où il y a des personnages féminins auxquels on peut plus ou moins s’identifier quand on est une petite fille. Et puis il y a eu les histoires de ma mère, qui a toujours fait du théâtre, qui jouait des rôles. Je l’ai vue sur scène, petite, c’est assez marquant. C’était ma mère que je voyais jouer, mais ce n’était plus elle, elle jouait un autre personnage, une autre femme… C’est comme un jeu. Dans mes photos, c’est un peu le même rapport, se travestir, jouer… Ma mère est une grande amoureuse, elle est aussi très théâtrale et s’amusait à nous déguiser, mes sœurs et moi, et organisait des séances photo à la maison avec mon père. Il installait un fond, un élément de décor, un fauteuil… Il semblerait que j’ai continué dans ce sens… J’ai été élevée avec mes deux sœurs, c’était donc une atmosphère de filles et c’est peut-être la raison de mon univers assez axé sur les personnages féminins. Peux-tu me parler un peu de ta façon d’explorer les lieux communs féminins, comme par exemple les femmes objets? À les voir, on peut penser à une démarche féministe… ©Sonjastories/SIA2013 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 23 Les lieux communs sont autant d’entraves à la liberté de penser, de vivre sa vie comme on le souhaite, sans peur des inconvenances ou du qu’en dira-t-on. On est une bonne femme, on doit être tirée à quatre épingles et savoir tenir son intérieur. Je n’ai pas tant une démarche féministe qu’une volonté de dire: « Soyez vous, imposezvous, cultivez votre originalité sinon vous allez finir par ressembler à un meuble et on ne fera pas plus attention à vous qu’à une tapisserie. Mais ça peut s’adresser aux hommes aussi! Nous avons d’ailleurs imaginé le pendant de cette série avec une amie styliste, qui s’appellera : « Remue-ménage de printemps ». Elle met en scène des hommes d’intérieur affairés, munis d’aspirateur, de fer à repasser… Ils jouent chacun le rôle d’une rock star fameuse, même look et ressemblance, de Mick Jaegger à Ian Curtis… Comment as-tu rencontré Claude Nori, le fondateur des mythiques éditions Contrejour? Est-ce ton univers féminin qui l’a intéressé? Dans Elene Usdin Stories, ta monographie, il a choisi d’offrir un panorama de ton travail. Comment avezvous choisi les photos qui y figurent? Il a découvert mon travail sur internet. Je crois que ce qui l’a intéressé, c’est l’inventivité et la créativité de mon univers… En tout cas, c’est qu’il m’a dit! C’est dans cet axe-là qu’il a choisi les photos, celles qui lui semblaient les plus originales et les plus abouties. Il y a beaucoup de femmes qui rêvent dans ton travail, ou d’autres dans un état de rêve éveillé. À quoi rêvent les femmes d’Elene Usdin ? ©Lafemmeinvisible/Larosedesvents2012 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 24 Elles sont souvent en état de veille, effectivement. C’est l’idée de mettre un corps sur pause, à l’arrêt comme si ce qui se passait était ailleurs. Le modèle a abandonné son corps ici et on peut imaginer, quand on regarde l’image, ce qu’on veut. Elle rêve d’un autre monde, d’un homme, de gâteries, de monstres… Lors de l’exposition au TPI de Nice le mois dernier, la petite amie du curateur de l’événement, a eu une réflexion très juste sur mes autoportraits. La plupart du temps, les visages sont cachés, on y voit de la pudeur et un jeu ambigu autour d’un modèle surexposé qui joue pourtant à se voiler la face. Cette personne me faisait remarquer qu’elle voyait dans tous ces visages disparus, un jeu entre mon moi photographe-voyeur et mon moi modèle-exposé, c’est-à-dire que j’exposais mon corps sur mes images: mais mon visage n’était pas là, et surtout mes yeux qui disparaissaient effectivement de mes autoportraits car ils étaient tout simplement derrière la caméra. Je trouve très futée cette interprétation d’un corps coupé en deux: le corps sur pause donné à voir, et la tête pensante avec ses yeux hors champ, donc effacée du cadre. Ce qui est à voir est ailleurs… Tu as consacré une série aux surréalistes et on identifie bien dans tes images des références à Breton ou Magritte sans parler de ton hommage à L’Amour fou de Breton. La nuit est l’heure où ils projettent leurs fantasmes sur Paris. Et chez toi, ©CerfdeNoël,2004 (25) légèrete 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 25 quelle part fantasmatique projettes-tu sur ta ville et tes mises en scène? Mon monde est fait de créatures imaginaires. Ce sont de drôles de monstres cachant les femmes dans leur barbe bleue, des mangeurs de lumière qui obscurcissent en deux secondes un lieu illuminé et que je fuis par peur de m’éteindre aussi. C’est un cheval qui a remplacé ses sabots par des doigts et qui frétille au-dessus de l’écume des vagues. C’est moi sur ce cheval, on galope tous les deux, je frôle à peine son flanc et suis comme en apesanteur au-dessus de lui, et ce sont des sensations exaltantes et magiques. Ce sont les jouets de ma chambre qui se réveillent quand on a éteint la lumière et qui me font peur; des êtres moitié homme moitié femme dans mon lit; des chambres avec de multiples lits superposés mais plus un pour moi; des jumelles qui portent des jumelles et me suivent de leurs huit yeux. C’est un monde où l’espace et les choses, meubles et êtres se transforment, un monde où les choses déteignent les unes sur les autres. Nombre de tes photos distillent, c o m m e leurs écrits, un érotisme p u i s s a n t , q u ’ e s t - c e qui t’intéresse dans sa montrassions ? Ce qui semble érotique dans mes images, ce sont les corps étoiles d’encre (26) une artiste ; elene usdin ©Reinedelanuit/OpéraduRhin2004 étoiles d’encre (26) une artiste; elene usdin 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 26 nus, abandonnés, les seins et fesses visibles et les visages cachés, le mélange des genres… pour moi c’est une libération du corps et un jeu autour de cette idée, au propre - un corps déshabillé - et au figuré - libéré des conventions et du genre dans lequel on l’enferme. C’est un corps emprisonné, comme dans l’image la femme araignée, mais on ne sait pas si elle est la proie ou l’araignée qui attire ses victimes dans ses toiles. L’image de la femme au pénis, elle, pourrait être virile et violente mais son pénis est en tricot rose, elle joue… C’est cela qui m’intéresse dans ces mises en scène « érotiques », c’est le jeu. ©RPistil/LeMondeMagazine2010 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 27 étoiles d’encre (28) une artiste ; elene usdin Tu partages aussi avec eux un goût certain pour le détournement d’objets et les jeux de mots, comme lorsque tu traduis visuellement l’idée d’une femme qui ne manque pas d’air. Les Métamorphoses d’Ovide ont-elles nourri ton imaginaire? Estu d’accord pour dire que tu déclines le thème de la Métamorphose? Oui, comme je le disais, mon monde imaginaire est celui où rien n’a une forme fixe, où la lumière et l’obscurité deviennent des objets palpables, où les êtres déteignent sur les choses et vice versa. Ce sont des images très puissantes dans mes rêves, et elles le sont dans mes mises en scène. Un objet peut avoir pour moi autant de vie qu’une personne, et inversement certaines personnes peuvent être sans vie. Une idée, comme la femme qui fait tapisserie ou la femme débordée, peut être suffisamment forte pour avoir une forme définie. Elle se métamorphose en une forme visible. ©Lafemmearaignée/2004 étoiles d’encre (28) une artiste; elene usdin 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 28
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