EE 55 Legerete - Page 197 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté Le Maghreb au croisement des héritages Behja Traversac Ce thème est celui d’une des nombreuses tables rondes qui se sont tenues durant la Comédie du Livre de Montpellier les 7, 8 et 9 juin 2013 dont l’Algérie était l’invitée d’honneur ainsi que les littératures du Maroc et de la Tunisie J’ en étais modératrice et interrogeais Colette Fellous, Leïla Sebbar, Janine Gdalia et Pierre Daum Vaste sujet s’il en est ! Si nous devions le traiter en historiens, il nous enjoindrait de faire un petit recul historique afin d’aller audelà du système de représentations sur le Maghreb qu’on a tant au Maghreb-même, qu’à l’extérieur. On en a une vision fantasmatique qui le présente sous le signe de l’uniformité, de l’homogénéité, de l’unanimisme, toutes choses qui ne résisteraient pas à un simple regard attentif. Ce regard nous permettrait de mettre en perspective tout le contraire de cette pseudo unité identitaire et rappellerait un héritage d’une extraordinaire richesse souvent méconnu par les héritiers eux-mêmes. Outre que l’histoire du Maghreb ne se réduit pas à la seule contemporanéité des phénomènes qui la traversent, l’analyse de la situation actuelle montrerait que rien n’y est moins qu’uniforme. 7 ee 55 La comédie_Mise en page 1 24/09/2013 18:22 Page 195 étoiles d’encre (196) La Comédie du livre à montpellierétoiles d’encre (196) la Comédie du livre à montpellier Sans parler des traces préhistoriques qu’on relève au Maghreb (comme les peintures rupestres) l’histoire ancienne nous apprend que le Maghreb a connu des brassages, des mélanges, des passages de civilisations et de peuples multiples depuis des millénaires. Phéniciens et Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes et, plus près de nous, Portugais, Espagnols, Italiens, Turcs et Français se sont succédé sur ces territoires qui n’étaient pas, bien sûr, des déserts humains. Ces « passagers », si je puis dire, côtoyaient ou se greffaient sur les peuples « résidents », qu’on a appelé les berbères ou Imazighen et qui occupaient des espaces allant de l’Ouest de la vallée du Nil jusqu’à l’Atlantique et l’ensemble du Sahara. Toutes ces traversées, ces présences de civilisations ont bien entendu profondément marqué le Maghreb et y ont laissé des traces, indélébiles pour certaines. Des traces physiques, sociales, culturelles, religieuses, linguistiques. C’est ce qui fait la diversité de ses peuples et de leur patrimoine. Le Maghreb a été judaïsé, latinisé, christianisé et islamisé. Il a connu des langues tout aussi diverses : le libyque, le punique, le grec, le latin, le turc, l’espagnol, l’italien, le portugais, l’arabe, le français… C’est de tous ces apports, le plus souvent partiellement oubliés, que sont nés les femmes et les hommes du Maghreb actuel. Et dont atteste aussi, en partie, la patronymie et la toponymie. L’identité des Maghrébins s’est donc transformée, forgée, au cours des siècles au contact de peuples venus d’ailleurs, d’alliances inévitables, consenties ou imposées par les invasions 7 ee 55 La comédie_Mise en page 1 24/09/2013 18:22 Page 196 et les dominations. Des invasions qui ne furent pas d’ailleurs que belliqueuses mais parfois pacifiques et souvent commerciales. C’est en installant des comptoirs sur le pourtour méditerranéen que les Phéniciens s’installèrent au Maghreb. Et il semblerait, selon certains historiens, que c’est avec eux qu’arrivèrent les Juifs 1 . Mais l’histoire nous apprend aussi que les apports culturels des autochtones à l’époque romaine, par exemple, et contrairement à des idées reçues, ont été importants par exemple dans le domaine de la construction et de la décoration et que s’est développé un style proprement africain, dans le domaine de la mosaïque notamment. Fondamentaux sont également les apports dans le domaine de l’hydraulique (aqueducs, grands ouvrages d’art, assainissement). Le Maghreb a également fourni de nombreux personnages importants pour l’Occident : des empereurs romains dont Septime Sévère le plus célèbre, puis Macrin. Mais aussi à l’Eglise catholique avec Saint Augustin comme père de l’Eglise et un pape au quatrième siècle, le 32ème (311–314). Le Maghreb comptait à l’époque plus d’évêchés que la Gaule qui commençait juste à être christianisée. Apulée, compatriote de St Augustin, fut un grand philosophe, écrivain et brillant orateur. Même si le passé éclaire le présent nous sommes bien conscients que l’abondance des référents historiques ne fait pas à elle seule des sociétés pluriculturelles et, sauf chez les élites savantes, n’octroie pas non plus une claire conscience de l’inscription de ces références dans la mémoire collective. La coexistence du passé avec le présent est liée à la volonté politique des institutions (197) légèreté 1. D’après Gilbert Meynier, c’est d’ailleurs par ce canal que se seraient implantés les premiers foyers juifs (Cananéens des origines d’après certains historiens) en Afrique du Nord. 7 ee 55 La comédie_Mise en page 1 24/09/2013 18:22 Page 197 étoiles d’encre (198) La Comédie du livre à montpellier en place n’est-ce pas ? Et, n’oublions pas, que la coexistence des différentes strates du passé entre elles induisent que le processus d’intégration de l’histoire évolue de façon non linéaire, mais par des flux, des reflux, des pauses et même des arrêts, ce qui explique certaines failles ou certains mutismes sur la connaissance du passé. Quoi qu’il en soit, faire parler l’histoire permet de rompre avec des schémas univoques sur l’appartenance de tel peuple à telle culture. Et c’est sans doute cette idée de l’imbrication, du brassage, de la résurgence obstinée d’une pleine diversité anthropologique, d’une pensée postcoloniale débarrassée de son monolithisme, d’un Maghreb qui accepte sa part « d’indigénéité » et sa part « d’exogénéité », que les organisateurs de la Comédie du Livre ont souhaité vous interroger. C’est pourquoi je voudrais saluer les auteurs – et leurs livres – qui, hors de tout calcul politique ou même sociétal, nous rappellent que les racines ne se cherchent pas uniquement dans l’état d’une société, à un moment donné de l’Histoire, mais se cherchent dans les strates humaines et culturelles qui se sont associées, ou opposées au fil des siècles et les ont structurées. Chacun de vos livres reflète l’histoire de ces cohabitations, de ces partages « tu t’appelleras Fortuna, Fortunae reçois ce monde que je te donne, fais-en ce que tu veux mais protège-le » écrivez–vous, Colette Fellous, dans votre livre « Avenue de France ». Extrait de l’introduction étoiles d’encre (198) la Comédie du livre à montpellier 7 ee 55 La comédie_Mise en page 1 24/09/2013 18:22 Page 198 Wassyla Tamzali et Boualem Sansal Sophie Bessis 7 ee 55 La comédie_Mise en page 1 24/09/2013 18:22 Page 199 étoiles d’encre (200) La Comédie du livre à montpellier Le passage des langues : le point de vue des éditeurs Avec Élisabeth Daldoul et Marie-Noêl Arras Au-delà de la thématique qui nous a permis d’échanger sur les langues pratiquées et lues en Tunisie et en Algérie, ce qui, pour moi, est ressorti de cette rencontre, ce sont les nombreux points communs entre nous. Entre les personnes d’abord : nous nous sommes établies dans un pays du Maghreb à la suite d’un mariage, nous avons enseigné le Français Langue Étrangère dans ce pays et nous sommes depuis l’enfance, passionnées de littérature. Ensuite, entre les éditions Élysad et les éd. Chèvre-feuille étoilée: créées toutes les deux en réaction à une situation politique et sociale difficile, un climat d’asphyxie et d’interdiction de se réunir en Tunisie et dix années de terrorisme en Algérie, elles ont eu le même désir de donner et de prendre la parole grâce à la littérature. Une même volonté de continuer contre vents et marées… Les éditions se sont rencontrées pour la première fois autour des livres collectifs, « Mon père » et « A cinq mains » que nous avons présentés ensemble au CCF d’Alger et à l’IMA à Paris. Rencontre due aux auteures communes à ces deux livres: Leila Sebbar, Cécile Oumhani, Maïssa Bey et Rajae Benchemsi. Au fil des ans d’autres auteur(e)s ont publié dans les deux maisons d’édition dirigées toutes deux au féminin : Ali Bécheur, Tahar Bekri, Marcel Bénabou, Djilali Bencheikh, Karima Berger, Sophie Bessis, Aymen Hacen, Hubert Haddad, Abdelaziz Kacem, Mohamed Kacimi, Wahiba Khiari, Dominique Le Boucher, Amina Saïd, Guy Sitbon, Alain Vircondelet et, en ce mois de juin 2013, Azza Filali pour notre dernier né « Femmes et Révolution en Tunisie »… un titre qui prouve, s’il en était encore besoin, nos intérêts communs et notre solidarité. 7 ee 55 La comédie_Mise en page 1 24/09/2013 18:22 Page 200 . à livres ouverts ©Elene Usdin, Chaude nuit d’été, 2010. 8 ee 55 alivres ouverts_Mise en page 1 24/09/2013 18:27 Page 201 étoiles d’encre (202) à livres ouverts Leïla Sebbar a encore sévi. Que ce soit chez Bleu Autour, Chèvre-feuille étoilée ou bien elyzad, elle ne peut s’empêcher de faire écrire les auteurs sur les sujets qui l’intéressent. Et comment pourrait-on lui reprocher? Le résultat est, encore ici, fort intéressant. Ces Méditerranéens (ou presque: Meknès n’est pas sur le versant méditerranéen du Maroc ni la banlieue parisienne sur celui de la France) ont tant de belles choses à nous raconter sur leur pays natal. Pays natal où ils ne vivent souvent plus, au moins de façon continue, mais auquel ils restent attachés comme à une sorte de référence. à travers leurs récits on découvre des pays. Que ce soit chez Mohamed Kacimi qui nous croque, en un court dictionnaire, l’Algérie moderne. ou bien chez Paul Balta qui, en esquissant sa riche généalogie, nous fait sentir ce qu’est l’essence d’Alexandrie, sa ville natale comme celle d’innombrables artistes qui ont réussi à faire aimer l’Orient à des multitudes d’Occidentaux. Certains ne le portent pas dans leur cœur, le pays natal, ou plutôt si car ils ne peuvent s’en débarrasser mais disons qu’ils ne lui manifestent pas une grande affection. Ce livre est une ode au mélange, des êtres, des racines, des religions mais à un mélange profondément enraciné dans un terroir. Leïla la première qui, née à Aflou, qu’elle ne connaît pas, ne cesse d’en parler, glissant d’Aflou, sur le Jebel Amour, à Eugène Étienne (Hennaya), où elle a grandi, dans l’Oranie verdoyante, d’où aucun de ses parents, instituteurs, n’était originaire. Le pays natal, certains s’enorgueillissent de lui, d’autres essayent de l’oublier sans jamais y parvenir tout à fait. La qualité première de cet ouvrage, à mon avis, est de nous laisser entrevoir l’immense diversité de ce pays natal, qui a peu à voir avec la géographie mais beaucoup avec l’histoire et le vécu de chacun. à voir, pour beaucoup d’entre ces auteurs, avec la diversité culturelle, ô combien fréquente, autour de cette mère méditerranée généralement tant, voire trop, aimée malgré, ou peut-être à cause, de cette violence toujours sous jacente qui, comme c’est étrange, ressemble à la violence de l’accouchement. Que Leïla Sebbar, magnifique pyrotechnicienne du verbe, soit donc remerciée de nous offrir, avec ses seize auteurs que l’on ne peut tous citer, un superbe feu d’artifice de la natalité autour de la Méditerranée. Jamal T. Le pays natal Textes inédits recueillis par Leïla Sebbar éditions elyzad, Tunis 186 p. 14 x 22,5 cm - 19,90 € 8 ee 55 alivres ouverts_Mise en page 1 24/09/2013 18:27 Page 202 (203) légèreté Il ne s’agit pas là d’un ouvrage divertissant, même si l’on peut prendre un grand plaisir à sa lecture. Surtout si l’on est féministe, de gauche et défenseur de ces langues méditerranéennes en voie de disparition au profit des langues impérialistes comme le français, le castillan ou l’arabe. Il faut dire qu’il résulte d’un travail de recherche minutieux et particulièrement difficile compte tenu de l’irrégularité des témoignages, selon les périodes et les modes du moment. Ce qui est original dans cette biographie c’est que l’auteur, loin de passer sous silence les périodes peu relatées de son héroïne, les souligne et tente d’en révéler la cause. Mais qui fut Rosa Bordas? Une chanteuse populaire, originaire du Vaucluse et qui eut son heure de gloire pendant la Commune de Paris, notamment en chantant la canaille, chanson très populaire qui vantait les valeurs de ceux que les Versaillais méprisaient en les traitant de la sorte, l’équivalent de la kaïra. L’histoire de Rosa est intéressante à plus d’un titre. Elle raconte comment une enfant d’un milieu populaire et républicain a connu la gloire à la fin du second empire parce qu’elle venait d’une région exotique (n’oublions pas qu’il fallait plus de temps pour aller de Paris à Avignon, et encore plus à Montolieu, qu’aujourd’hui de Paris à Agadir). Région où l’on parlait une langue étrange et musicale, l’occitan, que des générations de hussards noirs de la République ont réussi à éradiquer en la reléguant avec mépris au rang de patois. Tant que Rosa chantait, de sa belle voix chaude et énergique les bluettes à la mode, soutenue par les félibres bien pensants (Mistral, Aubanel et quelques autres) cela ne dérangeait personne. Mais la guerre, puis la Commune sont arrivées et Rosa choisit son camp. Ce n’était pas le bon, même pour certains républicains dits modérés. Alors un silence de plomb s’est abattu autour d’elle. Elle a continué de chanter, drapée dans un drapeau tricolore, mais elle ne figurait plus sur les papiers des critiques artistiques du Tout-Paris. Tout Paris qui, de bonapartiste était devenu républicain. François Chevaldonné s’est livré à un travail de bénédictin, si j’ose dire, en recherchant avec une honnêteté scrupuleuse toutes les traces, tous les indices, qui pouvaient subsister de la grandeur, puis de la décadence de celle qui aurait pu être l’emblème d’une culture populaire qui, malheureusement, n’a eu son heure de gloire que dans la douleur et le renoncement. Qu’il en soit remercié et que le fruit de son travail ne tombe pas dans l’oubli comme le fut celui de Rosa. Jamal T Rosa Bordas, rouge du Midi Mémoires, oublis, Histoire de François Chevaldonné Préface de Maurice Agulhon éditions L’Harmattan, 263 p. 13,5 x 21,5 cm - 26,50 €. 8 ee 55 alivres ouverts_Mise en page 1 24/09/2013 18:27 Page 203 étoiles d’encre (204) à livres ouverts L’Ifriqiya, dans ce récit, c’est bien plus que le territoire romanisé débordant un peu l’actuelle Tunisie que lui assignent les historiens : c’est la longue bande du Maghreb, en gros, la zone d’expansion des tribus berbères, numides, l’Afrique du Nord, labourée d’invasions, successivement dominée, avant le colonisateur français, par les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes musulmans, Abbassides ou Fatimides, les Espagnols, les Ottomans… Une terre où l’histoire s’écrit souvent en lettres de sang, dans le fracas des mêlées et la pourriture des trahisons, une terre hantée des fantômes de ceux qui, de Didon à Barberousse, de Jugurtha à Augustin, de la Kahina à l’inquisiteur espagnol, ont cru la représenter ou la posséder. Portée par un souffle épique, Maïa Alonso les convoque tous en une série de « chants », prosopopées écrites dans une belle prose lyrique qui donnent la parole alternativement aux acteurs éphémères de ces éternelles conquêtes et de ces métissages acceptés ou subis ; mais aussi à des villes, Tipasa ou Ouahran, insolentes ou ruinées ; et encore à d’humbles anonymes, emportés par le courant. Le récit nous bouscule, dans la violence du vent du désert. Les envahisseurs passent, des villes se construisent et disparaissent et seule la terre rouge d’Ifriqiya demeure : à toi l’illusion de la conquête, l’illusion de ta grandeur. Jamais je ne te serai donnée, tu passes, j’efface, ditelle au petit homme vaniteux qui croit s’en emparer. Ne subsistent que Kaos, cette terre, la Vivante… plus impitoyable que le roc, Hitaki, le temps en figure de berger, fugitif et éternel, et l’humble Grain de Bled, témoin de cette histoire, petit grain de sable arraché à cette terre et qui sera emporté par le cataclysme final. Il ne faut pas chercher là (malgré l’érudition qui sous-tend le texte) une histoire argumentée et minutieusement chronologique de cette rive sud de la Méditerranée, mais une fable épique, un poème aux facettes multiples, déroutant, tourbillonnant, envoûtant, comme le flot d’un oued en crue ou le souffle du simoun, de somptueux tableaux aux couleurs et aux cruautés orientalistes, Dinet, Fromentin ou Delacroix, l’étouffement des saveurs et des odeurs trop fortes… Fille de cette terre que nul n’a jamais connue sans en garder la déchirure, Maïa Alonso a écrit là un impétueux poème d’amour, à lire et relire sans se presser, en se laissant emporter par les émotions, les mots et les images. Gil Jouanard L’odyssée de Grain de Bled en terre d’Ifriqya Maïa Alonso éd. l’Harmattan, 2013, 11,50 € 8 ee 55 alivres ouverts_Mise en page 1 24/09/2013 18:27 Page 204
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