EE 55 Legerete - Page 149 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté Ce simple moment flotté Luxe, calme et volupté! Dit, cela a déjà été! Mieux direz-vous et pourtant? Parfums pénétrants des éléagnus en fleurs, doux et suaves, fragrances printanières et automnales à la fois, avril et octobre confondus! Douce chaleur d’un soleil roi dans le bleu des nues, chaleur enveloppante et saine des rayons obliques, douceur de mai et de septembre à la fois, été et automne confondus! Caresse de la brise coquine sur ma peau nue! Derrière une haie odorante deux corps allongés se gorgent de ce soleil, de miel tout velouté. Volupté! Des troncs déracinés, longs corps pantelants, inertes échoués mais comme transcendés jonchent la plage des touristes abandonnée. D’éphémères sculptures de ces bois habilement dressés s’élèvent vers le firmament inexorablement bleu. Calme! Au loin, silhouettes dorées sur la jetée, un chien et son maître. Scintillement, éblouissement de la mer, ors et argents. Jusqu’à l’horizon. Fascines de rayonnements! 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 147 Luxe! Instants précieux, longues minutes savourées et uniques. Seule entre sable et ciel, moi si solidement ancrée dans un quotidien banal! Luxe, calme et volupté! C’est là, vrai, ici et maintenant! Et pourtant? Luxe, calme et volupté! Ce simple moment flotté, ce moment dérobé. Et pourtant? Demain ce sera la froidure occitane. Demain ce sera la violence de la tramontane. Demain ce sera moi et mes tracas. Demain plus rien ne me surprendra. Et pourtant? Luxe, calme et volupté! Ce moment ineffable fera, par le souvenir opportunément convoqué, de ce qui adviendra un parcours choisi et accepté. Régine Seidel . étoiles d’encre (148) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 148 Le cadeau Annick Demouzon Et que devant la mer qui baisse et se retire, Une femme soit belle et puisse encor sourire. Henri de Régnier La vieille est assise sur sa chaise. Elle écosse des petits pois, qu’elle a cultivés avec son vieux, au jardin du bord de l’eau. Les fenêtres des maisons, tout autour, la regardent. Elle est seule. À cette heure, ils sont tous ailleurs. Au travail, au bistrot, en balade… Elle, elle ne se balade plus. Depuis longtemps. Elle a de bien trop mauvaises jambes et ça ne lui fait plus guère envie, de se balader. Où irait-elle ? Et puis, est-ce encore de son âge ? Elle préfère rester dans la cour à éplucher ses petits pois, et elle pense à la vie. Elle revoit son passé, fait le point du présent, interroge le futur. Pour être prête, quand le jour viendra. Partir ne lui fait plus peur. Mais elle se sent seule. Elle a beau vivre ici depuis des lustres, elle a toujours eu en elle ce sentiment d’être seule — elle ne sait pourquoi. Pourtant, ils sont nombreux et elle les connaît tous. C’est souvent qu’elle 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 149 discute avec eux dans la cour, de rien, de tout et de n’importe quoi, du reste, tout ça, c’est du pareil au même. Eux, ils se disent sans doute que c’est une bonne vieille, même si — ça lui arrive — elle se montre un peu bourrue parfois. Mais une bonne vieille. Parce qu’elle leur parle d’eux, qu’elle leur pose les questions qu’il faut, des questions qui n’ont pas besoin de vraies réponses. Depuis le temps qu’elle traverse la vie, forcément, elle sait y faire avec les gens. En fait, d’eux, elle s’en fiche un peu. Mais puisqu’ils sont là, elle leur parle, elle leur fait un sourire quand ils passent — ça fait toujours du bien et ça coûte quoi ? Pourquoi ne pas se dire un mot puisqu’on vit presque ensemble ? Elle les laisse se raconter, elle hoche du bonnet : « Oui, oui, bien sûr » et ils s’éloignent tout contents. Ça rend les heures plus douces. Mais est-ce que, pour de bon, elle les écoute ? Et s’ils n’étaient pas là, lui manqueraient-ils ? Ce qui lui manque, à elle, ce sont ses gosses. Elle n’en a jamais eu et personne de la courée n’est jamais venu lui demander si ça lui faisait de la peine, à elle, de ne pas en avoir. Pourtant, oui, ça lui en faisait. Et maintenant encore. Des fois, elle aurait bien aimé qu’on lui en parle, de ça. Mais jamais. Pas un mot. Personne. Ses gamins — ceux qu’elle n’a jamais eus —, c’est souvent qu’elle y pense. Sa solitude au milieu des autres, c’est eux, eux qui ne sont pas et devraient être. C’est pour eux qu’elle s’est gardée seule dans sa tête, pour leur tenir la place, au cas où ils voudraient venir. Des années comme ça. Maintenant, bien sûr, c’est trop tard, il y a bien belle lurette, mais, toute sa vie, ils ont été là, en elle, comme une attente, quelque chose qui… Ce n’est pas d’un coup que ça va changer. Une voisine passe près d’elle : — Alors, la vieille, ça va ? étoiles d’encre (150) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 150 — Ça va. Et toi ? — Oh moi… Et voilà. On ne s’engage pas plus loin. Ce n’est pas nécessaire. Chacun est au courant de ce qu’il en est. À force de se côtoyer, on se connaît. Ici, la vie des autres, personne n’en ignore quoi que ce soit, du moins pour ce qui est de l’apparence, parce que ce qu’ils ont dans la tête, aucun n’en a vraiment idée et, pourtant, c’est ça qui compte le plus. La vieille le sait, elle qui a vécu jusqu’ici. Cependant, est-ce qu’elle va le leur dire ? Quand elle a fini d’éplucher ses pois, elle attrape sa vieille cruche, se met à arroser ses fleurs à la fenêtre, leur parle d’une voix pleine d’amitié, pour qu’elles se sentent heureuses. Les autres devraient en faire autant, ce serait plus gai ici, avec des fleurs aux fenêtres au lieu de ces grands yeux mornes qui vous observent du haut de la cour. — Alors, la mère, on arrose ? — Ma foi… La vie ici, c’est un peu terne. S’il n’y avait pas les fleurs. Elle se rassied sur sa chaise, devant la porte. Elle est à nouveau seule. Elle se demande quel jour on est. Elle cherche un moment dans sa vieille tête et, soudain, elle se rappelle. Bon Dieu, mais oui ! Lorsqu’elle avait marié le Jean, ils avaient fait un voyage de noce à la mer, tous les deux. Pas bien loin, qu’elle est la mer, mais elle n’y était jamais allée avant. Quand elle a vu ces étendues de sable aux tons de nacre, la dentelure infinie des vagues qui s’en venaient mourir au bord, le ciel épais sur l’horizon, dont le reflet faisait griser de vieil argent la plage mise à nu. Et, courant vers la mer, ces longues traces scintillantes où s’échappaient en ruisselant les eaux… Quand elle (151) légèreté 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 151 a vu la mer, qu’elle a senti sur son visage le souffle du vent, qu’elle a pu inhaler à pleine goulée l’humidité salée de l’air, elle a pleuré. C’était plus beau encore qu’elle ne l’avait rêvé. Le Jean l’a serrée dans ses bras et il a bu sur son visage ces larmes de bonheur. — Un jour, nous reviendrons, ma douce… un jour, quand nous aurons des marmots, des drôles qui te ressembleront, car ils te ressembleront. — Ah, non ! avait-elle répliqué en riant, à toi ! Je veux qu’ils te ressemblent. Ils n’y sont jamais retournés. Mais, aujourd’hui, d’y penser, elle en a envie, une envie qui la poigne, une envie qui est souffrance. Elle regarde autour d’elle la courée, où elle vit depuis toujours, depuis la date de son mariage avec Jean, et, aujourd’hui, peut-être pour la première fois, elle voudrait en partir, la quitter… revoir la mer, une dernière fois la mer, avant de mourir. — Eh bien, la Marie, tu rêves encore ? C’est Georges, un voisin. — Penses-tu… J’ai à faire. Point le temps de rêver. — Oui, oui, répond-il sans y croire. Et il rejoint quatre à quatre son étage. Un brave homme, le Georges. Elle va chercher sa corbeille de linge, elle était prête dans la cuisine — posée par avance sur la toile cirée de la table —, et elle retourne sur sa chaise. — Alors, Madame Jean, on est en forme ? — Oh… en forme… à mon âge… — Bah ! Vous nous enterrerez tous, des comme vous on n’en fait plus. — On dit ça, mais… étoiles d’encre (152) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 152 Elle ravaude avec soin le linge de son homme, en plissant les yeux derrière ses lunettes. Il a beau être vieux et moche maintenant, comme elle, ça l’émeut toujours un peu de tripoter sa vêture. Lui, il n’en a pas idée, bien sûr, de ça, et ce n’est pas elle qui irait le lui dire. À leur âge, ils ne se font plus guère de cajoleries, mais souvent elle se le rappelle, lui, comme il était quand il avait vingt ans et qu’elle l’a aimé, et c’est comme ça qu’elle le revoit, même après des années. Évidemment, c’est un peu ridicule, alors elle n’en parle à personne. Dommage qu’ils n’aient pas eu d’enfants, des gamins, ça aurait mis de la couleur dans leur vie. Comme les fleurs. Les fleurs, ce sont un peu des enfants à aimer. Et la voilà qui s’en va encore à rêver… Elle n’a pas vu son vieux arriver. D’un coup, il est devant elle, plié en deux, tout sourire et le visage mangé de rides. Il lui jette : — Bon anniversaire, ma douce. Il tient un petit bouquet à la main, un bouquet rond, attendrissant. Il n’a pas oublié ! Elle se lève pour le remercier. Une larme a perlé au coin de ses yeux délavés. Elle l’essuie d’un revers de sa manche. Et c’est à cet instant qu’elle les voit, les autres, ceux de la courée et des gens des autres cours. Ils sont assemblés autour d’eux, tous présents ou presque. Si nombreux. Y en a un monde ! Quelqu’un s’est avancé, il lui tend une grosse potée de fleurs, des fleurs comme des soleils, qui vont longtemps éclairer la cour : — De la part de tous vos voisins des courées, pour vos 60 ans de mariage ! — Oh ! Elle les mettra sur sa fenêtre. — Et c’est pas tout. Regardez dans l’enveloppe ! On a pensé que (153) légèreté 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 153 pour vous deux… ensemble… Vous qu’avez pas eu d’enfants, qui s’en serait occupé ? Elle cherche à tâtons ses lunettes. Elles doivent être dans la poche de sa blouse, et elle se rappelle : « oh, la vieille, tu les as sur le nez ! » Au moment d’ouvrir, elle reste un instant en arrêt. Qu’y a-t-il à l’intérieur ? Elle se remet à rêver d’un voyage à la mer, un voyage pour deux… Cette enveloppe, c’est la mer qui l’appelle, le vol des oiseaux, le lointain qui fume, le chuintement des vagues, les coquillages qui bruissent… Ils ont pris le train, ils viennent d’arriver sur la plage. C’est marée base. L’eau doucement se retire, mettant à cru les sables, encore brodés du long dessin des vagues. Dans des flaques intouchées, où rien ne palpite, se réfléchit le ciel, un ciel pesant, alourdi de nuages à reflets d’argent. Elle entend le bruit des mouettes, qui plongent à grands cris dans la houle et leur course qui s’éteint en touchant l’horizon. Avec un calme de coton tout autour, et en elle. Le silence qui s’étale. Le vent du large trousse en fripon sa jupe, comme il avait fait autrefois. Elle rit, la retient de ses mains sur ses cuisses. Tout de même, à son âge… Son vieux est là, près d’elle, il lui dit… — Mais ouvrez donc, la mère. C’est un voisin de la cour d’à côté qu’a parlé. De ses vieux doigts rouillés, tremblant un peu, elle déchire l’enveloppe et lit : « Bon pour une concession pour deux au cimetière de… » L’homme se penche vers elle, il lui murmure à l’oreille : — On s’est tous cotisé. Un beau cadeau, n’est-ce pas ? Alors, d’un coup, les larmes lui coulent au visage, des larmes étoiles d’encre (154) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 154 salées, des larmes de mer… Mais est-ce qu’on sait de quoi sont faites les larmes ? L’homme la regarde : — Soyez pas si émue, la mère, on vous aime tous, allez. C’est pour ça que… Elle sort un mouchoir de sa poche, le porte à ses yeux. Et sourit : — Oui, un beau cadeau. (155) légèreté 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 155 ©Marie-Noël Arras, Cuisery, juin 2013 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 156
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