EE 55 Legerete - Page 112 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté ©LetellierJean-Michel,Lagrandecroix,3,30mdehaut,expositionArtetChapelle,AbbayedelaBoissière,2013 http://www.letellier-nakamura.com 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 110 Mère, je suis dans le ciel. Enfin, pas tout à fait dans le ciel mais haut, ça oui. Sur une branche. J’étais sous la terre avec les autres, alignés comme des sardines pas fraîches et tout à coup, hop! Les autres n’ont pas réussi à voler aussi haut. Moi si. Je suis plutôt content d’être tout seul. La promiscuité, j’en avais plus qu’assez. Je me balance. Il y a un peu de vent. Je ne peux pas dire que ma position soit vraiment confortable. J’ai peur qu’au bout d’un moment cette branche me scie le corps en deux ou alors c’est ma tête qui va tomber. Je crois qu’elle n’est pas très bien accrochée. Et puis j’aurais préféré regarder les nuages plutôt que cette pagaille en bas. De la boue, de la ferraille, des chevaux crevés, des anciens et des nouveaux morts mélangés, des sans jambes, des sans mâchoire, des bras sans corps qui tiennent encore leur fusil. À moins que ce soit leur fusil qui les tienne. Si tu savais, mère, comme je suis soulagé de ne plus avoir mon fusil à traîner. Je me sens tellement léger sans lui. Tiens, voilà un oiseau. Sur ma branche. Il s’approche. Un corbeau. Pas très bon signe, n’est-ce pas, mère? z Ravin d’Avancourt Janine Teisson 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 111 ©Marie-Noël Arras, Vitrine à Manhattan, N Y, 2012 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 112 Il n’y a pas que Sisyphe… Il faut l'imaginer heureuse Et légère Elle prendra une guêpe par sa taille Pour fredonner autour du rocher Et l'accompagner dans la montée Dans sa fuite Et l'aider un peu Avec la fragilité de ses battements d'ailes Elle s'étonne du peu de poids de l'air Juste une chaleur supportable Le fardeau attaché par un ruban fait une vrille Et revient se coller aux épaules La guêpe bat des cils C'est côtoyer la grâce tout à coup Le courage est retrouvé soudain Elle se laisse conduire Harnachée dans une sorte de danse Elle ne suit aucun guide Et pourtant elle sait quand il faut monter Puis redescendre et remonter Elle ne pense plus à ce qu'elle a à faire Elle sourit au mouvement instinctif Elle est capable de lévitation Funambule en rappel 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 113 étoiles d’encre (114) variations C'est une femme qui avance Elle s'est mise en marche Vers le haut de la montagne Au bout d'un moment elle s'est vue elle-même venir de loin À sa rencontre sous les traits d'une jeune fille L'une et l'autre ont fini par se rejoindre en marchant Et il n'y eut plus qu'une femme À un moment donné Une jeune femme à nouveau Elle croit qu'elle est suivie Cela fait une respiration dans son dos Ce sont d'autres femmes qui comme elle gravissent La montagne Elles finiront par se donner la main Dans la ronde Il faut les imaginer heureuses Les corvées retombées Et légères et jeunes Sylvie (Azéma)-Prolonge 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 114 LE CERISIER Viviane Campomar Quel picotement délicieux quand elle reconnaît le grincement du portail métallique, les crissements des pas sur l’allée de gravillons qui longe la maison ! Ce ne peut être que lui. À cette heure-ci ce ne peut être que lui. Pour preuve: il ne vient pas toquer à la cuisine, mais monte directement dans le jardin, en passant par le terrain de boules sur la droite, puis sous le grand sapin. À partir de là, il rejoint le chemin qui grimpe à la vigne, bien dans l’axe de la porte vitrée de la cuisine. Elle peut voir sa silhouette évoluer d’un pas ferme et tranquille, le contempler avec son éternelle veste en coton bleu et son large chapeau de paille. Il doit être quatre heures. Elle aime sa ponctualité. L’heure de sortir dans le jardin : le plus gros de la chaleur est déjà passé, même s’il fait particulièrement lourd pour supporter une veste en toile, quelle idée mais puisque c’est son style à lui. Dans quelques minutes elle va pouvoir le rejoindre. Elle s’impose d’attendre qu’il soit bien installé dans le cerisier. Tant pis si elle ne le voit pas appuyer l’échelle contre le tronc robuste, gravir les marches avec la légèreté d’un merle, enjamber une branche maîtresse pour en atteindre une autre un peu plus haut, s’asseoir 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 115 à califourchon après avoir bien calé son grand panier. Ces quelques instants d’attente la font frémir de bonheur. Elle imagine tous ces gestes et cela crépite dans sa poitrine, c’est comme un élan d’enthousiasme qui fait qu’elle ne tient plus en place. Elle serait d’ailleurs bien incapable de décrire ce qu’elle ressent, de donner un nom à cette palpitation étrange qui irradie de son cœur; mais repousser le moment où elle se placera juste en dessous de l’arbre majestueux, elle si petite, inondée du rire limpide qu’il ne manquera pas de faire rebondir de branche en branche, exhausse ce frisson qui électrise tout son corps. Elle se sent légère, légère… Ce cerisier est une bénédiction. Tout le monde le dit, mais elle ne l’entend pas de la même façon. C’est vrai que l’arbre, gigantesque, magnifique, offre avec une générosité jamais démentie des kilos et des kilos de cerises tardives, qui viennent à point pour le début des vacances. À côté les pruniers, pêchers, noyers et même le figuier pourtant impressionnant avec ses larges feuilles poisseuses et irritantes, ne peuvent prétendre qu’à l’appellation d’arbustes, ils n’ont rien de la somptuosité du cerisier. Or si le cerisier est une pure merveille, c’est parce que la plupart de ses cerises sont inaccessibles. Du moins pour des individus lambda. On peut se servir sur les branches basses, ou en se juchant sur un modeste escabeau et en approchant de soi quelques tiges bien fournies à l’aide d’une fourche, mais lui seul peut maîtriser l’arbre tout entier. Il n’y en a pas deux pour se percher avec les geais et faire venir à lui des collections de fruits. On fait appel à lui car c’est un jardinier réputé dans le quartier. Qui fait preuve d’une grande adresse et d’une absence totale de vertige. En échange de ses services, on lui laisse une grosse partie de la récolte, qu’il va vendre le mercredi et le samedi sur le marché (son cœur bat la chamade quand elle le reconnaît, assis sur son étoiles d’encre (116) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 116 banc de bois, entouré de deux énormes paniers et de quelques grands-pères), le reste suffisant amplement à régaler quotidiennement la famille, voire les voisins. Ce plaisir quand les cerises explosent dans la bouche, même sans fermer les yeux elle le voit, lui, en train de les cueillir, à chaque fois qu’elle en goûte une… Cette volupté quand elle croque dans la chair juteuse, matin, midi, quatre heures, soir, les fruits abondent tellement qu’on s’en gave toute la journée. Comment se fait-il que l’année passée, elle ne l’ait pas remarqué? Pourtant il vient régulièrement, chaque été, l’arbre ne faiblissant pas, se montrant seulement plus ou moins prodigue selon les saisons. Mais curieusement, non, l’an dernier elle ne ressentait pas cette émotion intense à sa vue. Comme les sentiments peuvent vite changer… Juillet. Le mois où les cœurs s’emballent, ivres de soleil et de chaleur. Cela fait bientôt quinze jours qu’elle est en vacances. Elle venait tout juste d’arriver quand on l’a invité à ramasser les cerises. Comme d’habitude. Il est entré dans la cuisine et on lui a offert du café tout en se mettant d’accord avec lui. C’est là qu’elle s’est mise à vibrer dans toute son âme. D’un seul coup. Elle était là, dans la cuisine, et il lui semblait le voir pour la première fois de sa vie. Il avait posé son grand chapeau sur le portemanteau et il plaisantait. Son visage entier souriait, elle l’observait derrière ses yeux plissés et son cœur s’est mis à la pinçoter d’une manière charmante, incontrôlable. Depuis elle le guette chaque jour. Elle conserve précieusement en elle chaque phrase qu’il lui adresse, chaque sourire, et il n’en est pas avare. À partir du déjeuner elle surveille avec impatience les aiguilles de l’horloge, blêmissant de plaisir quand la petite s’approche du quatre, oh comme elle l’a repéré ce quatre… (117) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 117 Il s’active à sa cueillette depuis quelques minutes déjà. Elle a attendu sagement mais maintenant elle n’en peut plus, elle se précipite, fonce à travers les herbes qui ont déjà repoussé, se plante sous le cerisier et lui lance un bonjour joyeux, la tête renversée vers ce sourire bouleversant qu’il lui envoie. – Tiens pitchoune, deux doubles pour te faire des boucles d’oreilles! Elle enfile aussitôt les queues de cerise autour de ses oreilles et lui débite, sans reprendre son souffle: – Bientôt on va aller à la mer. Je t’invite. Tu peux venir toutes les vacances si tu veux, avec ta femme et aussi avec tes enfants. Mais surtout, viens! Brusquement la grand-mère surgit à côté du cerisier. Elle prend une grosse voix exagérée, dans laquelle perce un soupçon de rire: – Voyons Lilou, tu es encore en train d’importuner monsieur Puech ! Déjà qu’à son âge c’est extraordinaire qu’il escalade les arbres ! Et à quatre ans et demi, toi tu devrais savoir qu’on met un chapeau pour aller galoper en plein soleil! Et vous monsieur Puech, comment allez-vous? z étoiles d’encre (118) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 118 Écrire en corps Écrire en corps pour mieux voir la balade en soi Point. Est-ce écrire ? Autrefois, je m’y jetais corps et âme liées, Et j’attendais, espérant, le miracle des mots. L’encre coulait et joignait quelques surprises rêches, Après des heures de silence. Aujourd’hui, cela est tracer-cracher Attendu d’amalgame, ceux que quelques mots, pas les mêmes, ficheront dans le glissé mortueux Qui reliera le monde! Libre de soi? Pas si simple ! Je m’y emploie. J’écris pour tisser dans la langue, avant qu’un continent soit perdu! Effroyable espoir qui nie et qui saigne, J’enfile les vocables au-dessus de la brèche! L’air sur la peau, tout se fend du dehors, du dedans, Mon corps est une petite fille qui déprime, Ferme et tendre. La réchauffer au poêle du cœur! Je finis en écrivant un temps de césure et de pliure, ce n’est pas le même mouvement, se complète et ressource Du nouveau par la colère ou la vigueur autre sang plus fort qui bat sous les tempes, brutal énergique… J’ai écrit en acte de séparation, pour nourrir cet autre bougon de raté, de neutré pour qu’il existe ailleurs Pleinement hors de moi, pour l’entendre dire sur un autre écran, sorti de ma mémoire, Tout ce qu’il a ruminé sans comprendre l’externalité de la difficulté, Le voir sous les yeux de l’imaginaire pour mieux le retirer du plan de la réalité, Dans cette distance attendrissante et intelligible Qui me le fera perdre comme un serpent sa peau à la mue. Pour qu’il réponde aux questions si longtemps remâchées, Pour le faire avouer qu’il m’a quitté pour que je devienne: Une retirée du monde, Suivie d’autres peaux de mots tannés Quand cela deviendra évident. MORINET Xristiane 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 119
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