Premieres pages de La nuit des ephemeres de C Detrez chevre feuille etoilee - Page 1 - roman DU MÊME AUTEUR Romans De deux choses l’une, roman, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2010 Rien sur ma mère, roman, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2008 Essais Quel genre?; essai, éd. Thierry Magnier 2015 Sociologie de la culture, essai, éd. Armand Colin, 2014 Socialisations, identités et résistances des romancières du Maghreb, (avec Isabelle Charpentier et Abir Krefa), essai, éd. L’Harmattan, 2013.Femmes du Maghreb, une écriture à soi, éd. La Dispute, 2012. Les Mangados, (avec Olivier Vanhée), essai, éd. Bibliothèque Publique d’Information, 2012. L’enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence (avec Sylvie Octobre , Pierre Mercklé, Nathalie Berthomier), essai, éd. La Documentation Française, 2010. Ecriture féminine : réception, discours et représentations, (avec Mohamed Daoud, Faouzia Bendjelid Faouzia), essai, éd. Crasc, 2010. Pratiques et représentations culturelles des Grenoblois, (avec Jean-Paul Bozonnet , Sabine Lacerenza), essai, éd. de l’Aube, 2008. A leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, (avec Anne Simon), essai, éd. Le Seuil, 2006. La construction sociale du corps, essai, éd. Le Seuil, 2002 Et pourtant ils lisent, (avec Christian Baudelot et Marie Cartier), essai, éd. Le Seuil, 1999 La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 4 Christine Détrez La nuit des éphémères ROMAN La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 5 Illustration de couverture : ©Romain Thiery, 2014 La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 6 Il faut bien que vous racontiez à quelqu'un ce que vous avez surpris comme secret du silence. Ramon Gomez de la Serna, Lettres aux hirondelles et à moi-même. La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 7 © Éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ octobre 2015 ISBN : 978-2-36795-097-6 La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 8 À la petite fille du livre, À Marie-Claire, qui, la première, m'a parlé d'elle. La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 9 La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 10 11 1. Les larmes en séchant avaient laissé une croûte de sel sur le sol, qui craquait sous ses pieds. Ça faisait comme les déserts des terres lointaines, plaques tectoniques, cuir desséché de pachyderme géant. Les cristaux scintillaient quand la lumière du soleil parvenait à rentrer dans l’appartement, selon une trajectoire improbable qui consistait à passer outre l’immeuble d’en face, viser l’embrasure des rideaux tirés, et enfin illuminer le sol. Généralement, en ce moment de l’année, cela arrivait vers 15h20, et durait environ deux minutes. Chaque jour, elle attendait ce miracle, qui, au moins, donnait un but à sa journée, et c’était tellement beau qu’elle se remettait à pleurer. Ça brillait, ça s’irisait, comme le mica dans les roches, comme la lumière au fond d’un puits, comme les rayons de soleil à travers les nuages – quand elle était petite, elle croyait que c’était Dieu qui parlait, à cause du film Quo Vadis, où, d’une voix caverneuse, le rai de lumière s’adressait à l’un des apôtres en fuite, Quo vadis ? Où vas-tu ? Lui, où était-il parti, où l’avait-il fuie ? Les jours où le ciel était couvert, rien ne se passait, Dieu restait muet, les heures s’étiraient sirupeuses et la gangue de sel se craquelait un peu plus. Des peluches de poussières se prenaient parfois les pattes dans les fissures, s’y accrochaient et s’y effilochaient. Elles étaient tapies dans les coins, cachées sous les meubles, coincées dans les embrasures des portes, dans les roues du vélo garé dans le couloir. Jour après jour elle les avait vues La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 11 12 s’enhardir, glisser une patte ou un museau timide, petites souris de grisaille, se mettre à gambader au moindre courant d’air, et venir lui chatouiller les pieds. Elle les appelait ses petites filles pelotes, ses petites filles peluches, parce qu’elles étaient faites de ses cheveux et des siens, des cellules de leurs peaux, des fibres minuscules de leurs vêtements, du temps où il était là, de son reflet dans ses miroirs, des traces de lui sur ses tasses, sur son corps, des souvenirs des jours passés. Parfois elle les attrapait, délicatement, pour ne pas leur faire peur, quand elles lui tenaient encore dans la paume de la main, tremblotantes au moindre de son souffle, et elle essayait d’y reconnaître, comme des bribes d’ADN, une ressemblance avec la couleur des écharpes et des pulls qu’il portait, un peu de ses cils, de la terre sous ses semelles, de la fumée de ses cigarettes. Avant la phrase banale, ce n’est pas toi, c’est moi, je suis désolé, prends bien soin de toi. Et pour elle aussi la désolation, celle des paysages dévastés, des villes incendiées, des mondes détruits, des ruines et solitudes. Ces petites filles peluches, ces petites filles poussières qui étaient tout ce qui lui restait de lui, elle devait alors veiller à ne pas les noyer sous ses larmes. Dans ces moments d’orage, elles se tenaient coites, attendaient, puis s’ébrouaient, et alors elles aussi brillaient au soleil, fourrure parsemée de diamants de sel. À leur panse rebondie, elle voyait s’égrener les jours sans lui, et à 15h20, pendant deux minutes, ils étaient dorés comme les perles d’ambre des colliers de bébés. Mais quand une des filles peluches, parce qu’elle l’avait bousculée par mégarde, avait grogné en retroussant les babines, elle s’était soudain aperçue qu’elles avaient considérablement forci et grandi ces dernières semaines, qu’elles avaient engraissé au point de devenir aussi grosses que des La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 12 rats, aussi grosses que des chats. Lui était alors revenu un autre film de son enfance, où un gentil rat devenait soudain très méchant, un film d’horreur que sa grand-mère, sans doute endormie, l’avait laissée regarder, terrorisée sur le canapé face à la horde de rats aux yeux injectés de sang. Et comme les morts sont sans doute là pour longtemps encore veiller sur les vivants, de ce film qui avait hanté ses cauchemars elle avait glissé au souvenir de sa grand-mère, de son enfance heureuse, dans l’odeur de la soupe de poireaux et du riz au lait, cette odeur qui lui revenait dès qu’elle pensait à elle, et c’est comme si sa grand-mère l’avait poussée, tirée de ce canapé où à son tour elle sombrait. Tant les cordes qui sauvent, comme les draps noués pour que les prisonniers puissent s’évader, sont tissées de bruits et d’odeurs. Le problème étant que les cordes pour se pendre également, pas étonnant qu’il y ait tant d’erreurs et de méprises. Soudain l’avait envahie le besoin de retrouver la maison, retrouver l’odeur, riz au lait et poudre de riz, de s’y blottir comme dans une chrysalide, pour pouvoir en ressortir à nouveau petite fille, d’avant les amours et d’avant les peines. Elle avait claqué la porte sur l’horloge aux heures dégoulinantes, sur ce lit où macéraient les souvenirs, ce lit où trop de sel, celui des larmes après celui de la sueur, avait été répandu pour que quelque chose puisse un jour y revivre. Au dernier moment, l’une des filles peluches, soudain aussi grosse qu’un molosse, avait lancé la patte par l’embrasure de la porte, lui éraflant le mollet d’un coup de griffes. Et elle avait compris que si elle était restée, elles auraient fini par la dévorer, comme ces bergers allemands qui un beau jour croquent leur maîtresse. La nuit des ephemeres de C. Detrez©chevre-feuille etoilee_Mise en page 1 06/07/2015 19:42 Page 13
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