Premieres pages de la Vierge noire - Page 4 - Premieres pages de la Vierge noire de Virginie Carrillo Merveilleuses mélodies, sombres paroles, leurs voix pénètrent tel un vent de musique. Une main silencieuse enserre leurs cœurs d’hommes, de femmes, d’enfants acculés, révoltés, prisonniers. Quand nous ne serons que le vent qui passe, ensevelie dans le chant de l’oubli vers le silence où la voix se meurt, écoute derrière mes paroles, les cris des hommes qui ne peuvent pas parler. Fille de grenade, Mamita, on ne connaît pas beaucoup de choses de ton enfance, par pudeur et par peur. À 10 ans à Murcia, parée de ta robe pourpre, tu danses par les nuits de pleine lune, tu danses ces chants de solitude, tes gestes s’envolent vers le ciel, comme une prière. De ton âme naît cette quête ancestrale. Cœur d’ombre, le timbre 8 voilé, ce chant se fait complainte, au rythme de tes douleurs et de tes joies. Serrée dans ta robe en dentelle, ta couronne de fleurs sur la tête, tu écoutes ces chants avec un sourire béat d’admiration. Petite reine du flamenco, tu rêves d’un ailleurs, d’un monde meilleur. Tu es toujours fagotée dans des robes de poupées. Une manière d’être. on est frappé par cette beauté brune mais violente. Tu peux sentir les regards farouches et hostiles, toi, qui as les cheveux mal peignés. Tu n’es pas allée à l’école, tu aurais pourtant voulu apprendre, lire ces contes que l’on clame au coin du feu. Un bel enfant, larges épaules, bouche douceamère, l’enfant, les yeux grands ouverts regarde la lune. La lune qui tourne au ciel, luit sur les terres. La ronde lune qui se baigne sur l’eau. La lune qui disperse, aux quatre vents, son voile d’argent. Ô, toi astre sacré, malheur à celui qui voudrait te dompter. Et sous la lune gitane, les enfants chantent la magie de la nuit. Et sous la lune gitane, les enfants tissent et chantent la désillusion du monde. 9 C’est un peuple, libre, inconstant, qui voit au-delà. Une meute de loups « yeux de gitans, yeux de loups » ! Ce qui coule, court dans leur sang, c’est la liberté. Ce sont des fils et des filles du vent. Il y a quelque chose au fond d’eux de bestial, d’animal, d’instinctif, un sentiment de survie. Mamita, tu es ainsi faite, changeante, solitaire mais capable de tendresse. Ô peine des gitans, peine pure et toujours seule. Ô peine de rive secrète. Soledad, de ses chagrins, la cavale qui s’emporte, t’emmène au loin. Les gitans, à grands cris se lamentent ! Solitaires, ils ont leurs destins au creux de leurs mains. Ô soledad ! Souvent, tu pleures sur tes conditions de vie difficiles. Ta famille fait de la ferraille (c’est comme cela qu’ils en parlent), ils font le tour des villes, des décharges et reviennent les mains noires ! Souvent, tu es couverte de noir, des pieds à la tête : « Petite crotte ! eh, petite crotte ! Tu es sale comme 10 une crotte. » Alors tu te retournes, tu ne peux t’empêcher de te retourner et de les regarder droit dans les yeux, de tes yeux noirs furibonds. Il est vrai qu’avec le temps, les femmes ont perdu leurs vanneries. Alors, elles cousent, elles brodent, comme pour échapper à cette fatalité. Visage souriant, cheveux noirs, yeux d’ébène, elle brode des fleurs de sa fantaisie. Rubans et dentelles embellissent cet instant de sa vie. Telle une jument de nacre sans bride et sans étrier, elle court après sa destinée. Dans ses yeux, galopent des cavaliers. Femme libre, ta vie de femme prend vie. Brodeuse, de ta destinée et de tes envies ! La vie sur les routes doit reprendre, de villes en villes, de régions en régions. Ces éternels pèlerins sur les routes du monde, les femmes sont brunes, les hommes ont la peau basanée. Catalans ou Andalous, flamboyants toreros ou danseurs de flamenco, leurs cris résonnent au son des guitares. 11 Ces éternels pèlerins sur les routes du monde subissent la malédiction des fils du vent. Éternels pénitents, condamnés à errer pour expier leurs péchés. Fervents chrétiens, ces “Gypes”, ces Égyptiens ont mis leur fierté gitane au service du bien. Gitan, tu as mis le vent sur ta peau, tu as caressé les oiseaux. Les payos construisent des murs et détruisent le vent. Gitan, enfant libre de Dieu et du vent. Dieu sait que les femmes ont de l’ouvrage. elles cuisinent avec amour pour leurs tribus, dehors, au coin du feu. elles servent le vin aux hommes et donnent à manger aux enfants en chantant. Mamita, tu apprécies ces moments de partage et d’amour, accoudée sur cette table en bois. Ils roulent de la ville à la campagne. Mamita, la nature est pour toi une nostalgie, cela évoque tes ancêtres supportant la faim et le froid mais vivant fraternellement le long des rivières, libres de toutes entraves. « Au bord du fleuve et au beau milieu des oliviers, mon père fabriquait des corbeilles et ma mère les vendait ». Tu te rappelles des 12 paroles de la « gazpachera », ta mère, que tu aimais tant : « N’oublie jamais, ma fille, continue de lire dans les yeux des gens, ce que tu ne comprends pas. » et de ce padre, à la peau mate, aux cheveux de jais et au regard noir qui chantait dans les rues et dans les cafés cantantes de Séville. Sa voix t’évoque celle de tes ancêtres, « los gitanos andarrio », les gitans des rivières. Un grand feu de bois a été allumé. Au bord de la flambée, Alfonso et Miguel sortent leurs guitares. Du vin, mes amis ! venez et partageons nos souffles et nos espoirs à l’air libre ! La musique trouve la voix pour dire les maux que les hommes ont oubliés. Mamita, tu chantes ce mode de vie, maudit. Abîmée dans d’obscurs désespoirs, tu essayes de parler d’eux. Des traînées de brouillard traversent la nuit, ce brouillard opaque et blanc de l’égarement et du silence. Tu n’as pas oublié. Tu aimerais oublier, mais tout est gravé à l’encre indélébile, tu n’oublieras jamais. Un jour d’hiver, des hommes en uniforme t’ont emportée avec les tiens. Six heures du matin, des coups pleuvent sur les portes des roulottes, des
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