Premiers pages de L AMER NOIR PAGES BAT IMP - Page 12 - Premières pages de L'amer noir de Nic Sirkis Nic Sirkis L’amer noir ou Les Épîtres de Déni © Éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier contact@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ avril 2017 isbn : 978-2-36795-115-7 À Prune et Agathe et à deux hommes, le chimiste au passé simple et le chimiste au passé antérieur. « L’histoire est cette conviction issue du point où les imperfections de la mémoire croisent les insuffisances de la documentation. » Une fille, qui danse, Julian Barnes 11 Je n’ai jamais compris comment ça marche. À la cérémonie en hommage à Mandela, dans le stade de Soweto, un inconnu s’est fait passer pour traducteur de la langue des signes. Il s’est tout simplement planté dans le champ de la caméra qui retransmettait dans le monde les discours des chefs d’État. Et pendant cinq heures, il a fait semblant, en agitant ses doigts, ses mains, ses avant-bras et les muscles de son visage, de traduire pour les sourds-muets le contenu des éloges des intervenants exprimant leur émotion devant la mort de Madiba. Personne ne s’est inquiété de sa présence, n’a remis en cause la légitimité de sa silhouette désaccordée sur un coin de l’écran. Impavide. Ses mouvements de bras, ses mimiques ne correspondaient pas au langage des signes. Seuls quelques gestes saccadés, doigts serrés, paumes posées sur la poitrine, pouce levé à 90° de l’index, cercle formé par les phalanges des deux mains, rappelaient le schéma classique du code des malentendants. L’individu a continué toute la journée sa prestation schizophrénique. Je ne comprends pas comment ça marche. Être adulte. Vivante. Et être face au point d’interrogation. Comment ça marche ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Où on va ? 12 J’ai lu dans le Confiteor de Jaume Cabré : « Je dois reconnaître que je voyais bouger les arbres mais je ne savais pas d’où venait le vent. » Le vent ? Être la girouette qui imprime sa pensée, l’hélice qui tourne sous la houle. En harmonie avec le souffle. Les lieux, les espaces vivent à travers le temps. Non, ils ne vivent pas… ils sont là. C’est ce qui me fascine. C’est ça qui me trouble, me fait frissonner. Au-delà de la nostalgie. Dans ces lieux, des êtres s’agitent, vaquent, vivent. Ou alors les espaces restent déserts face à l’absence. Je ne comprends pas comment ça marche. Dés / Nids… dé, nid. Noyés sous les oxymores, nous vivons dans un monde où les « bordures protectrices » désignent des pluies de bombes sur un peuple hébété. Impression de jouer à la marelle depuis toujours… N’avoir jamais arrêté de sauter de case en case, à cloche-pied, passant d’un numéro à l’autre entre terre et ciel sans véritable notion du schéma tracé à la craie. D’être baladée derrière le palet. Avoir des amis. Quésaco ? Jusqu’à quand ? Jusqu’à où ? Jusqu’à comment ? *** Je vais l’appeler « Déni ». Elle va s’appeler « Déni ». Mon personnage. Ma personnage. C’est une femme. Ma Déni flamant rose sur sa patte à clocheton est en perte d’équilibre. C’est le meilleur moment pour écrire. Elle le sait. Elle observe les correspondances entre les choses et ça produit un tourbillon dans sa tête. Elle est en valse permanente. 13 En bouillon de pensées hirsutes qui s’entortillent comme les vermicelles dans le jus du pot-au-feu. Elle voudrait se mettre en veilleuse. Se poser un peu de côté, comme la voiture qui se cale en faisant un créneau bien ajusté au bord du trottoir. Mais il n’y a vraiment rien à faire quand on s’appelle Déni. Alors elle est sans famille, sans amis, sans vis-à-vis. Pourtant si, elle a une famille. Mais c’est comme un grand moulin à café qui tourne, qui mélange les grains, qui dégage de l’arôme pour la cafetière, qui tourne d’un petit-déjeuner à l’autre où Déni reste coincée contre l’hélice. Elle gêne le mécanisme. Elle fait grincer. Les amis de Déni. Des quidams qui ne lui ont rien demandé. Ils l’ont croisée et ils ont fait des choses ensemble. C’était bien. Alors ils sont amis. Mais là aussi, jusqu’où ? Au nom de quoi ? Déni est une cocotte-minute sans soupape. C’est dangereux de demeurer près d’un engin comme ça. Il faut s’abriter. Même si la soupe est bonne dans la cocotte, faut pas déconner. Déni sait que c’est compliqué d’être une cocotte sans soupape. Elle n’a vraiment pas de bol. Les casseroles sont bien alignées sous l’étagère le long du mur. Et les marmites dans le placard. Les deux poêles accrochées la tête en bas comme des chauves-souris. Déni sur sa planche d’armoire sait bien qu’elle va faire un potin d’enfer dès qu’on la remettra sur le feu. Qu’on va avoir besoin d’aérer la cuisine, sa soupape ne contrôle pas la vapeur. Déni est une femme-cocotte-minute qui tourne et postillonne sur les réchauds à travers les cuisines. Elle pétarade tellement y’a d’ingrédients qui la chatouillent. Y’a trop d’épices dans son ventre. Du thym, du romarin, de la lavande, du pistou, du safran, de la coriandre, de la citronnelle, du laurier et de la sarriette. Tellement de saveurs qui se mêlent, une farfouillade intérieure. 14 Elle veut la faire goûter dans les assiettes. Mais la cuisine est saturée de tous les menus du jour. L’univers grouille d’images et de mots. Les histoires, les chiffres s’entrecroisent. Les aventures se chevauchent et les couleurs déteignent les unes sur les autres. La palette est infinie, Déni est subjuguée. L’an dernier, elle a écrit une histoire dans laquelle deux chefs de famille découvrent brusquement leur homosexualité. Or un soir, en zappant, désœuvrée, sur sa télécommande, elle eut la surprise de découvrir une scène d’un long métrage qu’elle avait vu en salle des années auparavant. Il s’agissait des Témoins de Téchiné. Le film était commencé depuis un bon moment, semblait-il, mais l’épisode en cours retint son attention : quelqu’un ramenait sur la plage un homme qui avait perdu connaissance en mer. Le sauveteur s’était mis à bander contre les reins de l’évanoui qu’il tirait vers la grève et Déni assista à la naissance d’une relation torride que les deux hommes n’auraient jamais osé envisager. Le parallélisme entre le thème du film et celui de son roman la fit sourire et elle resta devant l’écran jusqu’au générique. Le lendemain matin, elle était de nouveau devant son poste de télé. En actionnant la fonction Replay, elle relança l’histoire, bien décidée à la savourer du début à la fin, dans toute sa chronologie. Elle sentait que ce film avait autre chose à lui dire. Et voilà : le personnage joué par Emmanuelle Béart était une auteure de livres pour enfants qui, entreprenant l’écriture d’un roman, traversait les affres inhérentes à cette entreprise. Plusieurs scènes présentaient les interrogations confiées à son éditeur. Le passage qui importait était là : 15 L’écrivaine, maussade, avouait son sentiment d’impuissance à son ami-éditeur qui l’enjoignait à se lâcher, à se jeter à l’eau : — J’ai écrit le début d’un roman, lui déclarait-elle, j’étais bien partie mais je l’ai déchiré et balancé à la poubelle, c’était trop triste ! — Ça parlait de quoi ? — Oh ! Laisse tomber ! Une idée complètement tarée : l’histoire d’une jeune mère de famille paumée, qui prend le train en hiver vers une plage du Nord avec son bébé, dépose l’enfant tout habillé sur le sable à marée basse et s’en va en laissant à la marée montante le soin d’emporter le petit. Les œuvres de fiction se nourrissent de la réalité. Les créateurs choisissent autour d’eux les événements qu’ils assaisonnent à leur manière. Soit. Mais la fiction peut-elle engendrer de la réalité ? Au moment où le film défile sur l’écran de Déni, un drame fait la une de l’actualité : une femme de Saint-Mandé a pris le train jusqu’à Berck-sur-Mer avec sa fillette, réservé une chambre d’hôtel et abandonné à la tombée de la nuit le bébé au bord de l’eau. La petite Adelaïde a été noyée à marée haute. La femme a repris seule le train de retour. Cette Médée des temps modernes a-t-elle vu Les Témoins sorti six ans plus tôt ? S’est-elle inspirée du scénario pour mettre au point son infanticide ? A-t-elle suivi la trame de l’histoire que le personnage joué par Béart a finalement jetée au panier ? Ou alors le germe avorté de cette tragédie a tracé son chemin dans la mémoire inconsciente de cette banlieusarde et l’a guidée comme une somnambule sur le quai de la gare du Nord… Les énigmes contemporaines s’enroulent comme des bigoudis surréalistes prêts à lâcher des boucles en feux de Bengale autour de ton crâne, Déni. L’œuf de la poule ou la poule de l’œuf ?
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