Dolores (apres Regis et Sandrine...) - extrait - Page 6 - extrait de Dolores, troisième tome de La Trilogie Psychiatrique, garanti sans spoiler puisqu'il s'agit du prologue du roman ! « Tu sais ce que c’est Le mal, la honte, la peur. Il y a eu des jours Où tu t’es vue jusqu’au cœur. »1 1 Jean-Paul Sartre, Huit Clos, 1944. PROLOGUE. Le Mal se propage. Comme la peste ou le fou rire, la morsure du feu ou le courroux des dieux. En héritage, en punition, on le mérite sans doute, plus qu’on ne veut bien l’avouer. Pure souche ou en mutation, il s’attrape. Coriace, implacable, à l’affût, il poursuit. Fatalité de la nature humaine, attendu, recherché, il vous tombe dessus aussi, parfois. Qui que vous soyez, vulgaire pion anonyme… Prédestiné, fortuit, tout désigné, d’avance écrit ; le Mal, certains lui ont même prêté allégeance, pour en connaître l'ivresse, la fièvre. Un genre de grippe. Une grippe des âmes. D’un détail, une chute de domino ou bien un claquement de doigts ; on dit qu'il peut générer un typhon... Les connexions, les suites de combinaisons, un engre10 nage infernal est à l’œuvre partout, pas uniquement dans les ténèbres. Il s’applique aussi à la monstruosité du quotidien, à la somme des petits riens. Aux quatre coins du monde, il erre et vagabonde, dans la pénombre, l’indifférence du nombre… Il prend des formes chétives, inoffensives : ses vecteurs, ses catalyseurs. Voici que la créature sans importance volette, gênante ou invisible. Elle s’accroche frénétiquement aux rideaux, si agaçante... Insignifiante, inconséquente, elle fait pourtant ouvrir des fenêtres qu'on aurait dû laisser closes. Née d'une étincelle dérisoire, la réaction en chaîne est déjà lancée… De loin en loin, bien décidée, elle virera bientôt au noir le plus chatoyant des roses. Ainsi, toujours à l’aube de l’éternité, le Mal patiente… Puis finit par frapper. *** Il avait toujours adoré prendre l'avion. Durant des années, dans un de ses costumes cintrés impeccables, il avait été un habitué du premier vol. Celui de 5h30, aux pas feutrés sur les moquettes, aux annonces susurrées à l’oreille du voyageur : celui d’avant la cohue dans les couloirs de l’aérogare. Une heure à laquelle les paupières lourdes de la fille du café lançaient des clins d’œil involontaires. Et sa bouche, des « Bonne journée, monsieur ! » qui sonnaient encore vrai… Au fil 11 des mois, le jour se faisant plus précoce, la saison des voyages en fin de nuit était devenue sa période préférée. Les terres planes, plongées dans la nuit, formaient une parfaite toile de fond. De là-haut, telle une divinité mirant sa création, il y avait fréquemment dessiné des constellations de lampadaires, changeant des lotissements miteux en formes régulières, tracées droit : des crabes stylisés ou des Grandes Ourses d’ampoules. Les centres-villes prenaient alors des airs de nébuleuses, reliées dans ce firmament inversé par des artères aux hématies automobiles. Des voies lactées et des trous noirs : toute une pollution lumineuse tournant à la féerie orangée… Mû dans le silence. Connecté le plus longtemps possible au vertige de cette suspension contre nature... Là seulement, après l’opération chirurgicale, il avait pu vivre sa condition d’accro aux morphiniques comme un cadeau. Défoncé à l’Oxy, la tête dans les nuages – entre deux airs ; les turbulences et les vibrations des moteurs finissaient par s'estomper dans son esprit. Portance, importance : seule ne comptait plus que l'attente. La quête de l’instant céleste, au murmure chamarré. Et la naissance bénie d'un jour nouveau, par-delà les nuages et l'empyrée… Ensuite il vomissait. Systématiquement. Cela avait souvent justifié les larmes face à ses collaborateurs. Et ça l’avait chaque fois remis à sa place. Terrien fragile. En pleine descente. Nanti mais malheureux, riche mais mortel… Mortellement seul. 12 « C’était il y a tellement d’années !… » Le chemin de croix n’en finissait pas. Désormais, torturé à soixante ans par un dos de vieillard, il ne volait plus que pour le plaisir. Oh pas en jet de milliardaire ! Juste un Piper Seneca PA-34, bimoteur modeste avec lequel il traversait encore l’Italie du Nord, l’Adriatique et l’ex-Yougoslavie. Il y avait en effet ses habitudes, ses affaires et quelques amis… La guerre est une foire aux opportunités, et il avait su en saisir quelques-unes, tirant ainsi plusieurs gros lots vingt ans plus tôt, juste avant le nouveau siècle… Mais ce jour-là, le vol ne se déroula pas bien. Et le mode de déplacement humain réputé le plus sûr se heurta à la réalité statistique. Ou juste au manque de bol… Dans un hurlement réflexe et général, ils moururent sur le champ, à l'impact. Ils eurent tout de même le temps de voir la fin venir, de se dire « Pourquoi moi ? », « Pourquoi cette fois ? », et finalement « Pourquoi pas ? ». Des alarmes et des gorges à l’unisson… Des corps et de la tôle broyés… Puis, quelque part sur la colline, ne subsista bientôt plus que l’odeur des chairs et du plastique fondus… Entre des fermes en ruine et la rivière Pcinja. *** 13 Maintenant on disait « bodyspray »… – Saloperie de marketing ! jura l'homme, le nez sous le bras. « Technicienne de surface », « croissance négative » : foutu jargon ! D’la camelote, oui ! C’était l’énième marque de déodorant qu’il testait ; mais rien n’y faisait. Il continuait de sentir le « propre sur sale ». Il dégoulinait en continu, exsudait son stress, la transpiration masquée partiellement par les effluves chimiques qui, chaque matin, lui brûlaient les aisselles, jaunissaient ses chemises et lui valaient les railleries de ses collègues… « Ben alors ? T’as encore couru un semi-marathon en venant ? » Mais qu’on lui foute la paix, à la fin ! Qu’on le laisse vivre sa vie pépère ! « Quoi ? C’est trop demander ?!… » Il avait toujours été une victime. Pourtant il s’était employé à s’en détacher, à s’en foutre, à se forger une carapace, un individualisme de bigleux, obtus et fuyant. Rien qu'un petit mec, avec une petite estime de lui. Un mec normal, avec un boulot normal, à qui – comme à tant d’autres – on demandait l’exceptionnel et promettait la Lune. Sans ambition ni réelles responsabilités, il passait chaque jour la porte de son entreprise : une boîte normale, elle aussi, avec des gens assis, des agrafeuses d’un demi-kilo et une fontaine à eau… Ça porte bien son nom, tout compte fait, une « boîte » : ça vous garantit la routine et l’aliénation sous-payée, ça doit faire avec la « conjoncture pas facile, vous comprenez ? », et surtout, ça vous évite de trop vous poser de questions sur le sens à donner à tout le reste… 14 « Kojlé, sud-est de Skopje, Macédoine : 6 morts. » Son téléphone venait de vibrer. Comme à chaque fois qu’un crash ou même qu’un incident aéronautique mineur se produisait quelque part dans le monde. Depuis le Boeing gros porteur jusqu’au petit Cessna de loisir ; il se passionnait pour les avions. Mais plus encore – et avec ce brin de cynisme qui caractérise les « passifsagressifs » – il ne manquait pas une catastrophe. Que l’Homme puisse voler le fascinait. Mais qu’il s’y brûle parfois les ailes, se casse la gueule, et finalement s’écrase ; au fond, bien au fond, cela le faisait jubiler… Dix minutes qu’il avait décroché de ses tableaux de comptes et de ses tâches informatiques. Dix longues minutes que la communauté de son forum préféré se perdait en conjectures technico-météorologiques. Dix satanées minutes de décalage dans une vie robotisée, réglée sur le pas nonchalant de la nullité. Rien que dix minutes… Suffisant pour subir les foudres du chef de projet, et accuser du retard en fin de journée. Certes, il mit les bouchées doubles – et cela occasionna quelques litres de sueur en prime… Mais en fin de journée, d’un petit rien, la malchance le poursuivit jusqu’à l’arrêt de bus. Pour quelques secondes, il vit le cul fumant marqué d’un « 12 » s’éloigner au bout de l’avenue. Prochain départ pour sa banlieue dans vingt-huit minutes. « Fait chier ! » Ça n’arrivait jamais, d’habitude ! Il ne l’avait jamais manqué ! Il soupira, se perdit dans la grille des horaires qu’il consultait rarement… Il regarda à droite le type en 15 slip qui exhibait sa virilité teintée au carotène sur le panneau déroulant. À gauche, la montre à son poignet lui confirma la fâcheuse situation : il fallait bien se résoudre à prendre le « 12 bis » qui se présenta quatre minutes plus tard… Une fois à l'intérieur, chahuté entre un adolescent taciturne et le sac de courses d’un homme de grande taille qui sentait le cigarillo café-crème, cramponné à une barre de maintien métallique – sur laquelle il choperait probablement le prochain de ses fréquents désordres intestinaux –, il appréhendait déjà le gros kilomètre qu’il devrait parcourir à pied pour rentrer chez lui… Certes ce n'était pas un effort surhumain, mais relativement inédit, tout de même… Décidément, il n'aimait pas l'inattendu... Cela signifiait surtout traverser un quartier jugé infréquentable… Ces rues glauques... De l’autre côté de la rocade... Avec ce pont qu’il lui faudrait enjamber… Oh il n’y avait pas que le bus qui venait de bifurquer… Le sort aussi aime les itinéraires « bis ». *** Insomnie. Il ne comptait même plus les années. Les nuits, les heures, à faire la chouette face au plafond, à défier Morphée par dépit, à défaut de mieux, jusqu’à ce que les yeux lui piquent, tempes comprimées, cerveau pilonné. 16 Idées qui s’enchaînent, qui s’emballent, puis l'angoisse qui s’enraie, se remballe, neurones en éveil, un vain dédale… Car ce qu'il y a de plus affolant, pour un être doté de conscience, c'est de ne plus savoir arrêter sa pensée. « Tout ce que j’ai fait aujourd’hui. Mais il m’en reste autant demain. Que n’ai-je accompli jusqu’ici, pour que cela ne mène à rien ? » Puis se résoudre, soir après soir, à en reprendre. Amertume. On n’a rien goûté d’amer – ni la pire des endives, ni la plus mauvaise bière – tant qu’on n’a pas laissé, une fois, fondre un comprimé de Zopiclone jusqu’au bout, à même la langue, sur l’autel de sa solitude… Ce n’est pas que ça vous brûle, que ça irrite ou que ça débecte. Ça vous punit plutôt. « Et faudrait quoi ? Que ça ait l'goût de fraise, en plus ? » Jour, nuit, veille, sommeil : le fameux cycle nycthéméral. « Tu parles d’un mot !… » Ça lui tapait sur le système. Le sommeil, c’est le nerf de la guerre. Et de nerfs il en était à bout. Tout le temps, à cran, à vif. La poudre et la narine jamais loin de la pointe du couteau. Pour tenir. C’était ça ou être à la traîne, à la rue, à la ramasse. Les organismes s’adaptent, les roseaux se tordent, les caractères se blindent. Lui était un char d’assaut. Et cela lui avait valu plus d’une embrouille. Et quelques mois de prison... Fallait pas le chercher, point barre ! Et parfois, il vous trouvait lui-même. Pour le plaisir, pour la décharge, la soupape. Jamais rien à branler… La preuve : 17 encore une porte claquée ce soir. À peine trois jours qu’il bossait là-bas, dans ce boui-boui dégueu qui prétendait vendre des ronds de pâte décongelée sous le nom de « pizzas ». D’ailleurs s’il s’était écouté, ce con de patron aurait fini avec une « quatre saisons » à la place de la tronche !… « T’as vraiment un problème... » Au fond, il n’était pas fier de lui. La colère avait achevé sa première descente, voire un looping. Une clope, un peu d’air frais… Mais ça revenait déjà. La violence. Tout juste remis sur les rails, le chariot de feu remontait le grand huit. C’était contre lui qu’il en avait. « Ta conditionnelle ! T’as vraiment rien dans l’crâne ! » Avant de reprendre sa route, il s’arrêta brièvement pour pisser dans l’angle d’une enfilade de garages, à couvert, les yeux sur les chaussures. Visiblement – ou plutôt olfactivement –, il n’était pas le premier à se soulager ici… Une merde humaine. Étrangement, on la reconnaît quand on en croise une. C’est inné, instinctif. Au faciès, à vue de nez. Là, sur votre chemin, inopportune, elle a quelque chose dans sa posture, de moins bien définie que les autres. Moulée dans son urgente dissimulation. D’allure consistante, parfois trompeuse, grasse et piégeuse, elle vous collerait aux basques si vous n’y preniez garde. Elle ne vous lâcherait plus, calée dans votre sillage, de son fumet singulier. Elle n’assume pas sa nature, elle se cache dans les 18
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