MOUVEMENT n°126 - Page 1 - 126 M O U V E M E N T L14944 - 126 - F: 10,00€ - RD COMMENT LA DROITE RUINE LA CULTURE SORTILÈGES ET MAGNÉTISME : LA MAGIE EST DANS LE PRÉ L’ART, LA GUERRE ET LA VIDÉO, PAR HITO STEYERL ESCALE NOCTURNE AVEC LES HABITANTS DE L’AÉROPORT CDG LA SOLITUDE DU SCROLL AVEC L’ÉCRIVAINE SHEENA PATEL FOOT TUNISIEN : QUI VEUT L’ARGENT DU MILLIONNAIRE ANTICAPITALISTE ? PARADE D’OUVERTURE, EXPOSITIONS, ART DANS LA VILLE, SPECTACLES, ÉVÉNEMENTS... Rendez-vous Samedi 26 avril 2025 26 avril → 09 novembre 2025 COMMENT LA DROITE RUINE LA CULTURE SORTILÈGES ET MAGNÉTISME : LA MAGIE EST DANS LE PRÉ L’ART, LA GUERRE ET LA VIDÉO, PAR HITO STEYERL ESCALE NOCTURNE AVEC LES HABITANTS DE L’AÉROPORT CDG LA SOLITUDE DU SCROLL AVEC L’ÉCRIVAINE SHEENA PATEL FOOT TUNISIEN : QUI VEUT L’ARGENT DU MILLIONNAIRE ANTICAPITALISTE ? PARADE D’OUVERTURE, EXPOSITIONS, ART DANS LA VILLE, SPECTACLES, ÉVÉNEMENTS... Rendez-vous Samedi 26 avril 2025 26 avril → 09 novembre 2025 5 SOMMAIRE REPORTAGES À Tunis, l’argent perturbateur 30 On n’a pas fini de faire l’inventaire des conséquences du 7 octobre et du génocide à Gaza. Parmi les plus sinueuses : un millionnaire new-yorkais, communiste et converti à l’islam, est devenu l’investisseur principal du Club Africain, l’équipe de foot de Tunis. Visite de la galaxie « Fergie Chambers », haltérophile courtisé dans un pays en pleine dérive autoritaire. Les passagers nocturnes 50 L’aéroport de Paris-Charles de Gaulle est peuplé de gens qui ne prennent jamais l’avion : des chauffeurs de taxi, des salarié·es en horaires décalés et des résident·es permanent·es. Pour les personnes sans abri, le stigmate y est un peu moins fort qu’en ville, la violence légèrement atténuée. Une escale temporaire, pour quelques jours ou pour plusieurs années. Contre-visite de l’aéroport la nuit, avec les premiers concernés. Le retour de la magie dans l’agriculture 90 Depuis quelques années, la médecine alternative regagne du terrain dans les campagnes de France. Mais les sourciers et les magnétiseurs se frottent au modèle agricole conventionnel et ses antibiotiques. Enquête en immersion dans les troupeaux galeux, sur les talons des « entités invisibles ». ENQUÊTE Comment la droite ruine la culture 82 À l’automne dernier, la région Pays de la Loire a rogné 73% sur le budget de la culture 2025-2026. Mouvement s’intéresse aux conséquences concrètes de ces coupes sans précédent. Le paysage qui se dessine est à la fois trop bien connu et terrifiant : la culture est désormais pilotée par Pierre-Édouard Stérin, la droite Retailleau et un ancien de la Manif pour tous. ENTRETIENS Sortir du XXe siècle avec Mélanie Plouviez 20 La France est redevenue une société d’héritiers. L’injustice se lègue par voie de testament et ça paraît bien naturel – aucun parti politique, même à gauche, ne vous dira le contraire. Pourtant, à la Révolution française et tout au long du XIXe siècle, des penseurs ont questionné la légitimité de l’héritage. Pour faire sens de la mort, il faut socialiser l’argent. La philosophe a mené l’enquête. Sheena Patel : scroll solitude 24 Dans Je suis fan, on plonge dans l’obsession d’une jeune femme pour les comptes Instagram d’un homme et d’une femme, blancs, riches et beaux, symboles d’une réussite hors de portée. Expérimental et hypnotique, fulgurant par endroits et agaçant à d’autres, ce premier roman embrasse pleinement son sujet : comment raconter l’emprise de la mise en scène permanente de soi sur les réseaux sociaux ? Hito Steyerl : l’art et la guerre 60 Après l’assassinat de sa meilleure amie engagée dans la gauche révolutionnaire au Kurdistan, l’artiste vidéaste allemande a passé vingt ans à enquêter sur les responsabilités de l’armée allemande, des mécènes de l’art contemporain et du starchitecte Frank Gehry. Dans ses livres et à partir des images pixellisées de l’Internet mondialisé, elle détricote les relations intimes entre l’art et la guerre. Après la nature avec Cédric Durand 98 Le dérèglement climatique est un enjeu mondial et transgénérationnel. Pour construire une réponse adaptée, l’économiste pioche dans tous les répertoires de l’action politique : réformisme, fédéralisme et social-réalisme. Il propose une planification à grande échelle, assistée par algorithmes et contraignante pour le marché. Une « utopie institutionnelle », en somme. Lucile Hadžihalilović, le silence des glaces 123 Un village de haute montagne. Un studio de cinéma. Une jeune orpheline qui rêve d’évasion. Et une vedette sur le tournage d’un giallo inspiré de La Reine des neiges d’ Andersen. Le nouveau film de la réalisatrice française traite d’enfermement, de rapport au corps et d’emprise, sous des couches de surréalisme. Une sombre féerie empruntant au récit initiatique comme à la science-fiction. Entrez dans le labyrinthe. PORTRAITS David Armstrong 68 La grâce des marges, l’âpreté des années SIDA, New York, la fête et son revers : tout cela, le photographe l’a saisi avec empathie et sensualité : en noir et blanc, en portraits, avec un voile de mélancolie. À Arles, cet été, la fondation Luma présente des négatifs inédits qui nous parviennent comme le reflet magnifié d’une communauté en pleine désillusion. Ivo Dimchev 104 Il s’est fait bannir de Grindr. Il a chanté dans les camps de réfugiés ukrainiens en Pologne. Il rémunère des spectateurs pour simuler des actes sexuels sur scène. Malgré ou grâce à ça, un célèbre festival viennois lui a commandé une pièce inédite pour célébrer le bicentenaire du compositeur Johann Strauss. Malgré sa véhémence à prouver le contraire, le performeur bulgare trouve encore des gens pour le prendre au sérieux. CHRONIQUE C’est quoi les dièzes ? 8 À mi-chemin entre le bruit du monde et les mots des gens, cette chronique trace sa route dans ce qui nous occupe. Qui a dit « Islamophobie » ? PORTFOLIOS MYOP 40 Andrea Orejarena & Caleb Stein 110 POÉSIE Gabriel Gauthier 126 BANDE-DESSINÉE Le cadre manquant, par Romane Granger 13 AGENDA 129 ABONNEMENT 146 becoming ocean 08.05.25– 08.05.25– 24.08.25 24.08.25 a social conversation about the ocean Design In the shade of a tree devenir océan: une conversation sociale sur l’océan Exposition Villa Arson becoming ocean Artistes: Allora & Calzadilla, Antoine Bertin, Samuel Bollendorff, Seba Calfuqueo, Stephanie Comilang, Anne Duk Hee Jordan, Simone Fattal, Nicolas Floc’h, Max Hooper Schneider, Kapwani Kiwanga, Sonia Levy, Armin Linke, Courtney Desiree Morris, Asunción Molinos Gordo, Ingo Niermann, Diana Policarpo, Christian Sardet et les Macronautes, Robertina Šebjanič, Allan Sekula, Janaina Tschäpe, Laure Winants, Susanne M. Winterling 08.05.25– 08.05.25– 24.08.25 24.08.25 a social conversation about the ocean Design In the shade of a tree devenir océan: une conversation sociale sur l’océan Exposition Villa Arson villa-arson.fr 20 avenue Stephen Liégeard 06100 Nice En partenariat média avec: Une exposition coproduite avec: Avec la collaboration de: Dans le cadre de: www.levoyageanantes.fr L’ÉTRANGE ÉTÉ LE VOYAGE À NANTES 28.06 → 31.08.2025 Iván Argote Aurélie Ferruel et Florentine Guédon Gloria Friedmann Willem de Haan Jenna Kaës Flora Moscovici Prune Nourry Maison Pelletier Ferruel Éléonore Saintagnan Laurent Tixador Romain Weintzem Parcours artistique, événements, expositions… D’après esquisse de Iván Argote. Antipodos. © Iván Argote / Photo : Philippe Piron / LVAN 6 OURS DIRECTEUR DE LA CRÉATION ET DE LA RÉDACTION Jean-Roch de Logivière RÉDACTEUR EN CHEF Thomas Corlin RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS Orianne Hidalgo-Laurier & Émile Poivet DIRECTION ARTISTIQUE Félix Salasca DIRECTION DE LA PHOTOGRAPHIE Louis Canadas DIRECTRICE DE LA COMMUNICATION ET DE PARTENARIATS Jeanne Mouille assistée de Danaé Roudil & Margot Delor ÉDITION Marouane Bakhti RUBRIQUES « LITTÉRATURE & IDÉES » Aïnhoa Jean-Calmettes CONTACT MAIL : [prénom]@mouvement.in RÉDACTION Julien Bécourt, Adèle Beyrand, Callysta Croizier, Iris Deniau, Agnès Dopff, Wilson Fache, Alexis Ferenczi, Rémi Guezodje, Lena Hervé, Virginie Huet, Salomé Kiner, Matthieu Le Goff, Guillaume Loiret, Belinda Mathieu, Alexandre Parodi, Ewan Pez, Léa Poiré, Marie Pons, Fanny Taillandier, Antoine Thirion, Charlotte Vautier Nicolas Villodre, Noémie Wuchsa PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Romy Alizée, Mihaela Aroyo Jean-Marie Binet, Antoine Bonnet, Matthieu Croizier, Rebekka Deubner, Romane Granger, Alad Insane, Edouard Jacquinet, Jean Kader, Samuel Kirszenbaum, Paul Lehr, Xavier Lissillour, Damien Maloney, Manuel Obadia-Wills, Bettina Pittaluga, Charles Thiefaine, Maxime Verret, Dan Wilton PORTFOLIOS Andrea Orejarena & Caleb Stein MYOP POÉSIE Gabriel Gauthier RESPONSABLE DES ABONNEMENTS Lison Matha abonnement@mouvement.in ADRESSE ABONNEMENTS Mouvement service abonnements 26 rue Pradier 75019 Paris OFFRE D’ABONNEMENT PAGE 146 ET ABONNEMENT. MOUVEMENT.NET DIFFUSION LIBRAIRIES Les presses du réel 35 rue Colson, 21000 Dijon, France info@lespressesdureel.com Tél: 03 80 30 75 23 SERVICE DE VENTES ET GESTION DES RÉASSORTS RÉSEAU : KD / Eric Namont eric@kdpresse.com IMPRIMÉ EN ESTONIE AS Printall DIFFUSION KIOSQUES MLP COMMISSION PARITAIRE 0526 D 78261 ISSN : 125 26 967, dépôt légal à parution MOUVEMENT 26 rue Pradier 75019 Paris PROCHAIN NUMÉRO Mouvement n° 127 En kiosques et librairies en septembre 2025 COUVERTURES photo : Andrea Orejarena & Caleb Stein photo : Zen Lefort Guerre en Ukraine - Lviv Station. 2022 © LES ÉDITIONS SECONDES, TOUS DROITS RÉSERVÉS MOUVEMENT EST ÉDITÉ PAR LES ÉDITIONS SECONDES, 26 RUE PRADIER 75019 PARIS DIRECTION DE LA PUBLICATION : JEAN-ROCH DE LOGIVIÈRE SAS AU CAPITAL DE 1000 EUROS 808 090 336 R.C.S. PARIS www.levoyageanantes.fr L’ÉTRANGE ÉTÉ LE VOYAGE À NANTES 28.06 → 31.08.2025 Iván Argote Aurélie Ferruel et Florentine Guédon Gloria Friedmann Willem de Haan Jenna Kaës Flora Moscovici Prune Nourry Maison Pelletier Ferruel Éléonore Saintagnan Laurent Tixador Romain Weintzem Parcours artistique, événements, expositions… D’après esquisse de Iván Argote. Antipodos. © Iván Argote / Photo : Philippe Piron / LVAN 9 C'EST QUOI LES DIÈZES ? 1-Temple ensanglanté. Alors donc : selon le ministre de l’Intérieur et des Cultes, et nouveau président du parti les Républicains, quand quelqu’un est en prière, et qu’il est frappé de cinquante-sept coups de couteau, tandis que son assassin filme le meurtre, dans le temple ensanglanté, en criant « ton Allah de merde », ces faits ne méritent pas d’être caractérisés comme islamophobes. Non. Aboubakar Cissé gît dans son sang au milieu de la mosquée, mais on ne peut pas dire qu’il a été victime d’islamophobie. Pourquoi ? « Parce qu’il y a une connotation idéologique du terme islamophobie très marquée », explique M. Retailleau sur le plateau de BFM TV le 29 avril. 2-Connotation, non non non. Or le ministre de l’Intérieur et des Cultes, c’est pas son truc, la connotation idéologique. Il n’aime pas les mots qui sont connotés. Ouh la non. Pourtant il aime employer le mot « ensauvagement », par exemple : « Il y a un ensauvagement de la société française », affirmait-il en 2020, un terme pourtant parfaitement identifié comme cheval de Troie de l’extrême droite française et connotant la longue histoire coloniale de France. Ou bien, à d’autres moments, Bruno Retailleau aime employer le mot « communautarisme » : la présence de La France insoumise lors du rassemblement en hommage à Aboubakar Cissé, la victime de ce crime, c’est « Jean-Luc Mélenchon et LFI qui font du communautarisme », dit-il, toujours sur le même plateau. Ce dernier terme, objet d’une recherche du sociologue Fabrice Dhume, est ainsi caractérisé : « un mot-valise à forte connotation idéologique nationaliste. Le terme sert étrangement peu à qualifier #KHEY des faits, pour la raison simple qu’il les disqualifie d’emblée. » Mais bon, le ministre de l’Intérieur et des Cultes ne voit pas le problème. En revanche avec « islamophobie », si, là il voit le problème, tant pis pour l’assassinat d’un homme en prière, tant pis pour l’insulte à la religion. Ce n’est pas possible de qualifier le crime d’islamophobe. Non non non. Parce que c’est un mot qui porte « une connotation idéologique très marquée », on l’a dit, et marquée « du côté des Frères musulmans », comprenez ça comme vous pourrez. C’est pourquoi « on prend une précaution à ne pas l’utiliser au sein du ministère de l’Intérieur ». Monsieur le ministre Retailleau a décidé dans son ministère qu’on n’utiliserait pas ce terme. Dommage, pour un mot qui, compris et employé par tous, permet de caractériser une agression – notamment en se rendant au commissariat de police, où travaillent les agents du ministère de l’Intérieur. Et ce dans un contexte où « de nombreuses victimes ne portent pas plainte par banalisation des faits, par manque de confiance envers les forces de l’ordre ou en raison de suites jugées peu concluantes », selon les mots de la direction des Libertés publiques et des Affaires juridiques (DLPAJ) du même ministère de l’Intérieur. Employer, donc, le mot « islamophobie », ça aurait été pratique pour faire avancer la justice. 3-Bizarre. Mais que voulez-vous, c’est impossible ! Car les Frères musulmans seraient derrière le mot «islamophobie». C’est bizarre, parce que la première définition du terme, et sa première attes8 MOUVEMENT 126 par Fanny Taillandier C’ESTQUOI #KHEY En français, on a pris l’habitude d’appeler improprement dièze le symbole précédant les hashtags, ces trend-topics qui alimentent le débat médiatique. Mais on a aussi importé du nouchi, l’argot d’Abidjan, le mot djèze, qui se prononce pareil et qui veut dire affaire. À mi-chemin entre le bruit du monde et les mots des gens, cette chronique trace sa route dans ce qui nous occupe. LESDIÈZES? SPECTACLES DE DANSE CONTEMPORAINE PERFORMANCES CHRISTOS PAPADOPOULOS CALIXTO NETO PIERRE RIGAL RÉBECCA CHAILLON SOA DE MUSE CLARA FUREY CATHERINE GAUDET SILVIA GRIBAUDI ANNABEL GUÉRÉDRAT BENJAMIN KAHN MAUD LE PLADEC THOMAS LEBRUN MARION LÉVY JOSÉPHA MADOKI MAZELFRETEN ARTHUR PEROLE MARLÈNE SALDANA PENSEZ À LA CARTE CARREAU ! Tous les spectacles à -50% = Places à 10€ au lieu de 20€ Tarifs réduits sur les salons d’art contemporain Gratuité sur les séances de cinéma Tarifs préférentiels / invitations partenaires culturels Retrouvez toute la saison en ligne www.lecarreaudutemple.eu FESTIVALS FOOD TEMPLE BRÉSIL 9E ÉDITION FESTIVAL EVERYBODY 5E ÉDITION FESTIVAL JOGGING 6E ÉDITION RENCONTRES Cycle de rencontres sur le vivant avec CAMILLE CROSNIER CINÉMA Projections de films et documentaires ATELIERS DE DANSE POUR AMATEUR·RICES S A I S O N 2 2 5 - 2 2 6 LA SOCIÉTÉ PUBLIQUE LOCALE « LE CARREAU DU TEMPLE », N°SIRET 789 772 571 00020 - APE 9103 Z, N° LICENCES : N° 1 - 1068243, N°2 - 1068240, N°3 - 1068241 • CONCEPTION GRAPHIQUE : ET D’EAU FRAÎCHE – PHOTOS : © THOMASHENNEQUIN, JONATHAN LUTUMBA - VIASCENT MOUVEMENT 126 10 tation en français, date de 1910 — dix-huit ans avant la fondation des Frères musulmans en Égypte — et on la doit à un juriste du ministère des Colonies : l’islamophobie est un « préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne ». Bizarre aussi, l’ONU l’emploie et le définit ainsi : « L’islamophobie se définit par la peur, les préjugés et la haine envers les musulmans. Motivée par une hostilité institutionnelle, idéologique, politique et religieuse qui peut se transformer en racisme structurel et culturel, [celle-ci] cible les symboles et les pratiquants de la religion musulmane. » Donc par exemple, l’assassinat barbare d’un homme en prière dans la mosquée de La Grand-Combe, le vendredi, avec des insultes à Allah en prime, ça tomberait assez bien sous le sens du mot «islamophobie» tel que défini. Mais que voulez-vous, Monsieur Retailleau sait mieux que l’histoire, et mieux que l’ONU. 4-Submersion de naïveté. Les Frères musulmans, d’ailleurs, ont selon le ministre de l’Intérieur « une organisation et un mode opératoire visant à faire basculer toute la société, tout un territoire, dans la charia ». Ce qui revient à dire (ce qui connote) qu’à chaque fois que moi et mes kheys on emploie le mot «islamophobie», on leur déroulerait le tapis rouge. Moi qui croyais que je tenais à la Constitution française, celle qui, par son article premier, stipule que « La France […] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Eh bien pas du tout ! En fait, à chaque fois que je m’émeus que quelqu’un soit agressé ou discriminé sur la base de sa religion, quand je déplore que mes khoyas ne puissent plus faire de sport avec un voile sur la tête dans mon pays des Lumières, alors même que le Comité international olympique l’autorise, quand je pleure à l’idée qu’un jeune homme en prière soit massacré au nom de sa foi, je me fais tout simplement complice de la mise en place de la charia. Quelle naïve je fais. Car les Frères musulmans, toujours eux, « voudraient idéologiser le voile et politiser la religion », dit le ministre des Cultes sur BFM. Or lui, ça, ça ne lui va pas. Monsieur Retailleau n’aime pas du tout qu’on idéologise, encore moins politise la religion. Ce qui est quand même cocasse pour un homme aussi attaché aux traditions et à l’histoire de la France, pays qui, depuis la Réforme où on a criminalisé les protestants, jusqu’au régime de Vichy sous lequel on a donné la chasse aux juifs, en passant par celui de l’indigénat qui a refusé aux musulmans l’accès à la citoyenneté française durant l’occupation coloniale de l’ Algérie, a toujours fait des religions des enjeux politiques. Mais Monsieur Retailleau n’est pas sensible au cocasse. Il est sensible aux menaces. Il annonce ainsi la « submersion » frériste – aucune connotation sensationnaliste ou xénophobe dans ce mot, évidemment: 207 lieux de culte seraient affiliés au mouvement. Sur un total de 2 800 recensés par le ministère de l’Intérieur lui-même, j’avoue ne pas sentir là de bascule imminente dans la charia, mais bon, je suis peut-être, là encore, naïve. J’avoue aussi ne pas avoir entre les mains les rapports secret défense dont dispose le ministère de l’Intérieur. Et je n’ai aucun problème, bien au contraire, avec le fait que ledit ministère lutte contre les partisans d’idéologies anticonstitutionnelles : notamment, l’ensemble des groupes d’extrême droite qui, en France, foulent le pavé des grands centre-villes en portant cagoule et le bras en l’air, et qui souhaitent – comme Philippe de Villiers, mentor de notre ministre – le retour de la loi aux valeurs chrétiennes de la France. Car j’ai beau être chrétienne et croyante, je préfère l’égalité des citoyens, le droit à l’avortement, et la protection des homosexuels, à une constitution fondée sur les hadiths du Vatican. J’imagine donc que si j’étais musulmane, ce serait pareil. Mais je suis peut-être naïve. 5-Vrai frère, faux frère. Il se trouve que l’islam et le christianisme se rencontrent sur beaucoup de choses, notamment sur un commandement qui se trouve être aussi l’un des trois termes de la devise républicaine : la fraternité. L’Évangile dit : « Un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères. » (Ma 23:8) Le Coran : « Les croyants ne sont que des frères. Établissez la concorde entre vos frères, et craignez Dieu, afin qu’on vous fasse miséricorde. » (49-10) Moi et mes kheys, on est d’accord là-dessus, et a priori, le catholique revendiqué Bruno Retailleau devrait être, lui aussi, mon frangin. Ou alors le républicain Retailleau, devrait, il me semble, appliquer la devise de la République et se dire notre kho à tous, habitants de ce pays. Mais voilà qu’à force de naïveté, je fais peut-être, sans le savoir, dans le frérisme. Ou alors, dernière hypothèse, qui emprunte la logique du ministre de l’Intérieur et des Cultes : le pays serait prêt à basculer. Avec leur entrisme à tous les échelons dans le sport comme dans l’éducation, des individus mal intentionnés voudraient propager « une menace qui s’étend de manière pernicieuse et progressive » représentant « un danger pour la cohésion nationale » : celui de diviser la communauté citoyenne en réactivant la rhétorique de l’ennemi intérieur qui « écrit chez nous, à notre place, une histoire qui n’est pas la nôtre, et il le fait avec une part des nôtres » (tous ces propos sont ceux du ministre). Je le connais, celui qui écrit chez moi et à ma place une histoire faite d’intolérance, de rejet et de division. Et celui-là, mes bien chers kheys, c’est sûr que c’est un faux frère. Fanny Taillandier SPECTACLES DE DANSE CONTEMPORAINE PERFORMANCES CHRISTOS PAPADOPOULOS CALIXTO NETO PIERRE RIGAL RÉBECCA CHAILLON SOA DE MUSE CLARA FUREY CATHERINE GAUDET SILVIA GRIBAUDI ANNABEL GUÉRÉDRAT BENJAMIN KAHN MAUD LE PLADEC THOMAS LEBRUN MARION LÉVY JOSÉPHA MADOKI MAZELFRETEN ARTHUR PEROLE MARLÈNE SALDANA PENSEZ À LA CARTE CARREAU ! Tous les spectacles à -50% = Places à 10€ au lieu de 20€ Tarifs réduits sur les salons d’art contemporain Gratuité sur les séances de cinéma Tarifs préférentiels / invitations partenaires culturels Retrouvez toute la saison en ligne www.lecarreaudutemple.eu FESTIVALS FOOD TEMPLE BRÉSIL 9E ÉDITION FESTIVAL EVERYBODY 5E ÉDITION FESTIVAL JOGGING 6E ÉDITION RENCONTRES Cycle de rencontres sur le vivant avec CAMILLE CROSNIER CINÉMA Projections de films et documentaires ATELIERS DE DANSE POUR AMATEUR·RICES S A I S O N 2 2 5 - 2 2 6 LA SOCIÉTÉ PUBLIQUE LOCALE « LE CARREAU DU TEMPLE », N°SIRET 789 772 571 00020 - APE 9103 Z, N° LICENCES : N° 1 - 1068243, N°2 - 1068240, N°3 - 1068241 • CONCEPTION GRAPHIQUE : ET D’EAU FRAÎCHE – PHOTOS : © THOMASHENNEQUIN, JONATHAN LUTUMBA - VIASCENT BANDE DESSINÉE 13 MORTPARGPS «Continueztoutdroitjusqu'àlafindestemps.» Jeterlaboussole,déchirerlacarte. Leverlesyeux,seperdredanslaville,laforêt,lamaison. Setromper,courirenarrièrepourralentirlemonde, etenfinfairedéraillerletrain. LECADREMANQUANT ROMANEGRANGER Lyon–Métropole–Région labiennaledelyon.com La Biennale de Lyon présente Identité visuelle :Aletheia. Photo : Collectif ÈS, About Lambada © Wilfrid Haberey MÉCÈNES ET PARTENAIRES OFFICIELS PARTENAIRES MÉDIAS PARTENAIRE DE L’ACCESSIBILITÉ MÉCÈNE FONDATEUR DU DÉFILÉ MÉCÈNES ASSOCIÉS PARTENAIRES PUBLICS MÉCÈNE PRINCIPAL PARTENAIRE HISTORIQUE PARTENAIRES COMMUNICATION ET MÉDIA PARTENAIRES DANS LE CADRE DE LA SAISON BRÉSIL-FRANCE 2025 PARTENAIRE INSTITUTIONNEL Lyon–Métropole–Région labiennaledelyon.com La Biennale de Lyon présente Identité visuelle :Aletheia. Photo : Collectif ÈS, About Lambada © Wilfrid Haberey MÉCÈNES ET PARTENAIRES OFFICIELS PARTENAIRES MÉDIAS PARTENAIRE DE L’ACCESSIBILITÉ MÉCÈNE FONDATEUR DU DÉFILÉ MÉCÈNES ASSOCIÉS PARTENAIRES PUBLICS MÉCÈNE PRINCIPAL PARTENAIRE HISTORIQUE PARTENAIRES COMMUNICATION ET MÉDIA PARTENAIRES DANS LE CADRE DE LA SAISON BRÉSIL-FRANCE 2025 PARTENAIRE INSTITUTIONNEL 7 MAI > 24 AOÛT. 2025 UGO SCHIAVI, LA ZONE DE MINUIT biennalearts2025.nice.fr Ugo Schiavi, La Zone de Minuit (détail), 2025Coproduction Le 109, pôle de cultures contemporaines / MAMAC Hors les Murs / La Station - Image François Gouret – © ADAGP, Paris, 2025 7 MAI > 24 AOÛT. 2025 UGO SCHIAVI, LA ZONE DE MINUIT biennalearts2025.nice.fr Ugo Schiavi, La Zone de Minuit (détail), 2025Coproduction Le 109, pôle de cultures contemporaines / MAMAC Hors les Murs / La Station - Image François Gouret – © ADAGP, Paris, 2025 SORTIR DU XXe SIÈCLE 21 C’est désormais bien connu : la France est redevenue une société d’héritiers. L’injustice se lègue par voie de testament et ça paraît bien naturel – aucun parti politique, même à gauche, ne vous dira le contraire. Pourtant, à la Révolution française et tout au long du 19e siècle, des penseurs ont questionné la légitimité de l’héritage. Pour faire sens de la mort, il faut socialiser l’argent. Mélanie Plouviez a mené l’enquête philosophique. La France serait redevenue une « société d’héritiers ». Qu’est-ce que cela signifie ? Depuis les années 1970, la part de l’héritage dans le patrimoine des Français prend de plus en plus d’importance, au détriment de celle provenant du travail et de l’épargne. Autrement dit : « mieux vaut hériter que travailler ». Dans Le Capital au XXIe siècle (2013), Thomas Piketty montre que l’héritage a retrouvé un poids comparable à celui qu’il détenait au XIXe siècle dans les ressources totales des ménages. À force d’efforts, nos parents et nos grands-parents pouvaient acquérir une résidence principale depuis les seuls revenus de leur travail. Et même une résidence secondaire, s’ils s’en sortaient bien. Aujourd’hui, la plupart de ceux qui gagnent relativement bien leur vie n’y arrivent plus sans apport familial. Nous pourrions nous dire : après tout, pourquoi pas une société de petits héritiers ? Mais les sociétés d’héritiers ne sont pas des sociétés où tous sont héritiers. Au contraire, celles-ci sont extrêmement inégalitaires et de plus en plus, avec une concentration du patrimoine qui se renforce au sein de certaines familles au fil des générations. Cette réalité de l’extrême disproportion des fortunes est largement sous-estimée par les Français. En quoi ces inégalités entre individus se doublent-elles d’une injustice intergénérationnelle ? En 1820, on héritait en moyenne à 25 ans. Aujourd’hui, on hérite en pleine propriété en moyenne à 60 ans ! L’héritage est devenu un point d’arrivée. Mais nous continuons de légitimer la transmission familiale par l’idée que ce serait un point de départ pour les jeunes. Ce phénomène, que j’appelle la « seniorisation de l’héritage », aggrave la situation comparativement au XIXe siècle. Nous n’en avons pas encore pleinement pris la mesure, ni intellectuellement, ni politiquement. Le premier problème que cette seniorisation pose est celui des usages du patrimoine, bien étudiés par l’économiste André Masson. Le risque, au XIXe siècle, était que les jeunes héritiers dilapident la fortune parentale. Aujourd’hui, c’est que les héritiers âgés laissent leur héritage « dormir », en l’investissant dans des placements de court terme – essentiellement de l’immobilier et des assurances vie. Or on ne parle pas de petites sommes : ce capital privé, détenu par les plus de 60 ans, s’élève à 8 500 milliards d’euros ! Pourquoi laisser à une seule génération le choix de ce qui doit advenir de cette ressource, alors que les besoins collectifs sont criants ? Ne devrait-on pas avoir une délibération démocratique sur l’usage de ces sommes énormes ? Le deuxième problème est, en effet, celui de l’injustice intergénérationnelle : cet argent n’est pas disponible pour les jeunes générations qui en auraient pourtant besoin pour commencer dans la vie. Le recul de l’âge de l’héritage exacerbe ainsi la temporalité très particulière des sociétés d’héritiers, si bien décrite par Balzac : les vies sont comme en suspension, dans l’attente des conditions pour se réaliser. En dépit de ces inégalités, documentées, l’impôt sur l’héritage reste le plus détesté des Français. Comment le comprendre ? L’héritage médian est de 70 000 euros en France. Cela veut dire que plus de 50 % des Français ne sont pas concernés par l’impôt sur les successions, puisqu’il y a un abattement fiscal sur les 100 000 premiers euros reçus. La grande énigme à laquelle sont confrontés les chercheurs qui travaillent sur le sujet, c’est que même ceux qui héritent de peu – qui ne paieront pas d’impôt sur les successions et qui bénéficieraient des effets redistributifs d’une fiscalité successorale plus progressive – sont contre l’augmentation de cette taxation. Pourquoi ? Il faut prendre cette question au sérieux. L’héritage est une problématique économique, juridique, familiale, mais aussi psychologique. Elle touche à notre capacité à projeter, pour nous-mêmes et nos enfants, un avenir meilleur. Or dans une société d’héritiers, les perspectives d’amélioration des conditions de vie se résument à l’héritage : il n’y a plus que cette voie-là. Qu’est-ce que cela implique ? Qu’il ne faut pas seulement corréler la question de l’héritage à celle du travail, mais aussi à celle de l’État social. Si nous sommes aujourd’hui autant attachés à la transmission familiale du patrimoine, c’est parce que nous ne sommes plus suffisamment protégés par l’État social. Face aux difficultés d’insertion sur le marché du travail, face à l’amenuisement des droits sociaux, face aux craintes quant à nos droits à la retraite, la famille est redevenue le seul refuge. Il faut dès lors s’interroger : préférons-nous collectivement des protections familiales inégalement réparties, ou un système de protection plus égalitaire fondé sur l’État social ? Les auteurs du XIXe siècle nous aident à cerner cet enjeu. Par exemple, Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie scientifique française, proposait d’utiliser les héritages pour financer de nouveaux droits sociaux. Avec ce que j’ai appelé les « cotisations sociales postmortem », tout le monde contribuerait, par sa mort, à protéger les générations futures. Il y a là l’idée d’un État social financé non pas par le seul travail – comme c’est le cas aujourd’hui – mais aussi avec l’argent des morts. Toucher à l’héritage familial reste pourtant un tabou politique, même à gauche. Lors des présidentielles de 2022, la proposition la plus osée venait de Jean-Luc Mélenchon, avec l’idée d’une taxation à 100 % au-delà de 12 millions d’euros transmis par héritier. À bien y réfléchir, cette proposition est assez timorée : elle ne conteste que les grosses successions, sans interroger la légitimité de la transmission familiale du patrimoine. Cela montre combien les femmes et hommes politiques composent avec l’attachement des Français à l’héritage, appréhendé comme un fait indépassable. Ils n’essaient pas de changer cette réalité, et en cela, participent du tabou. Le détour que j’ai effectué par le XIXe siècle me MOUVEMENT 126 20 SORTIR DU XXe SIÈCLE AVEC MÉLANIE PLOUVIEZ PROPOS RECUEILLIS PAR AÏNHOA JEAN-CALMETTES Une collaboration avec la rivière entre le CEAAC, La Kunsthalle et le CRAC Alsace, de mars à octobre 2025 D é b o r d e r l a r i v i è r e , e x p o s i t i o n c o l l e c t i v e d u 1 3 . 6 a u 2 6 . 1 à L a K u n s t h a l l e M u l h o u s e P e l l i c u l e d e s a u v a g e r i e , e x p o s i t i o n c o l l e c t i v e d u 2 . 6 a u 2 1 . 9 a u C R A C A l s a c e , à A l tkirch L e s s a m e d i s 5 . 7 e t 6 . 9 , j o u r n é e s d e v i s i t e com mune d e s e x p o s i t i o n s d e s t r o i s centres d’art Mi r a g e , e x p o s i t i o n d u D u o - Y - d u 2 2 . 3 a u 7 . 9 a u C E A A C , à S t r a s b o u r g Marseille du 24.09 au 11.10 Festival international des arts & des écritures contemporaines MOUVEMENT 126 22 conduit au pari inverse : je suis convaincue qu’en faisant advenir d’autres possibles oubliés, on peut faire bouger cette représentation. Après avoir lu Mirabeau, Robespierre, Fichte, les saint-simoniens, Durkheim ou encore Bakounine, je ne me dis plus que celui qui reçoit un héritage se voit « ponctionner » par l’État 5 % d’une propriété qui serait sienne ; je me dis que l’État lui concède 95 % d’une propriété qui n’était pas sienne. Ces auteurs ne cessent de le marteler : ce n’est pas le parent qui transmet à ses enfants ; c’est la loi, via le droit successoral, qui transfère aux enfants un patrimoine laissé sans propriétaire du fait de la mort de son détenteur. Pour les auteurs que vous mentionnez, le droit successoral n’est pas un levier de justice sociale parmi d’autres : c’est le levier principal. Cela paraît contre-intuitif aujourd’hui. Cela a d’abord été ma plus grande incompréhension, avant de devenir l’une de mes découvertes. Dans nos représentations actuelles, le droit successoral contribue à renforcer les inégalités entre les familles. Les révolutionnaires, eux, sont convaincus qu’il peut permettre de « réduire l’extrême disproportion des fortunes », comme le disait Robespierre. Ils auraient pu choisir de réguler l’héritage par l’impôt, mais ils optent pour le droit successoral. Ce dont ils ont conscience, c’est que le droit successoral est un droit économique qui alloue des ressources, en déterminant qui va hériter, dans quel ordre et selon quelle proportion. Ces législateurs mettent ainsi en place des règles qui permettent, par exemple, de faire circuler le patrimoine vers les jeunes, de le morceler, de le faire passer des branches riches aux branches pauvres de la famille, etc. En d’autres termes, ils privilégient la logique distributive du droit successoral à la logique redistributive de l’impôt. Ainsi nous font-ils prendre conscience que l’impôt successoral est seulement correctif. Cette taxe accepte la distribution inégale du patrimoine et l’amende simplement à la marge. Le droit successoral, lui, saisit l’occasion de chaque mort pour opérer une nouvelle distribution des richesses. Pour reprendre une très belle formule de Durkheim, ces législateurs ne proposent pas « un traitement symptomatique des conséquences du mal, mais un traitement curatif des causes du mal ». Plus de justice sociale passe par l’élargissement des destinataires possibles de ces héritages. Quelles pistes étaient en débat, pendant la Révolution française puis au XIXe siècle ? Les Révolutionnaires opèrent cet élargissement au sein de la famille : il s’agit de faire des cadets, des filles, des enfants naturels et des enfants adoptifs des héritiers à part égale avec l’aîné mâle qui, souvent, recevait sous l’Ancien Régime l’essentiel du patrimoine. Pour eux, œuvrer à l’égalité au sein de la famille, c’est œuvrer à l’égalité sociale. Nombre de penseurs du XIXe siècle leur reprocheront d’être restés prisonniers de ce prisme familial et de ne pas avoir poussé assez loin le curseur de l’égalité. Les propositions alors formulées sont fascinantes. On trouve par exemple des pistes individuelles et égalitaristes : substituer à l’inégale répartition des héritages familiaux une répartition strictement égale, avec des dotations en capital identiques pour tout jeune adulte. D’autres, libérales-anarchistes : Fichte imagine une règle où le premier qui parvient à se saisir des biens du défunt en devient le légitime propriétaire. J’ai même trouvé des projets, qui nous paraissent aujourd’hui saugrenus, visant à jouer les héritages à la loterie. Mais si on y réfléchit bien, le hasard du tirage au sort est-il plus aléatoire que celui de la naissance ? Certaines propositions imaginent aussi que les héritiers ne soient plus des individus mais des entités collectives. En quoi ces pistes tracent-elles la voie pour « un socialisme de la transformation graduelle » ? Ces auteurs nous donnent à voir la possibilité d’une transformation progressive de la société à la faveur de chaque mort. La distribution opérée par le droit successoral peut donc aussi s’ouvrir à des entités collectives comme l’État, les communes ou des collectifs de travailleurs. Le grand avantage, par opposition à une Loi agraire – qui diviserait la surface totale d’un pays en lopin de terre égal pour chacun – ou à une nationalisation des moyens de production, c’est qu’il n’y a pas d’expropriation. On qualifie parfois ces propositions d’abolitionnistes, mais il me semble plus juste de parler de « socialisation de la transmission ». Cela ne veut pas dire qu’il faille nécessairement aller vers une étatisation des biens. L’articulation propriété collective / propriété privée pourrait se déployer dans le temps : à la mort d’un individu, sa propriété revient dans le giron collectif, y reste, ou bien est confiée à un nouvel individu, mais sous concession sociale et avec un mandat. L’idée sous-jacente, c’est que dans toute gestion – d’un champ, d’une usine – s’opère une fonctionnalité sociale. Il faut donc qu’une délibération collective ait lieu sur ce qu’il convient d’en faire. Quelles sont les implications écologiques de cette révolution de la pensée ? Durkheim pensait qu’en transférant les biens des défunts à des groupements professionnels, on pourrait parvenir à une forme de démocratie économique. À ces groupements, restructurés en instances démocratiques, reviendrait de décider quoi produire, comment, dans quelles quantités, etc. Via ce système, ces collectifs de travailleurs pourraient incorporer d’autres valeurs que la seule plus-value matérielle dans leurs délibérations : la détérioration de la nature, les besoins réels d’une société… Comment est-il possible que les bénéfices générés par une industrie polluante soient transmis privativement au sein de la famille, quand les dégradations humaines et les détériorations de la nature qu’elle cause sont, elles, transmises collectivement aux générations futures ? Je suis frappée que nous n’interrogions jamais cette partition. L’héritage a aussi une dimension existentielle : la fiction selon laquelle nous pourrions perdurer par-delà la mort à travers les biens transmis à nos enfants est notre façon moderne de rejouer l’immortalité de l’âme. Cette manière de perdurer, exclusivement matérielle et cantonnée au giron familial, est extrêmement étroite. L’élargissement auquel les auteurs du XIXe siècle invitent, c’est de penser des formes autrement plus riches de transmission et de s’interroger comme le faisait explicitement Auguste Comte : qu’est-ce que je lègue à l’humanité ? Quelle aura été ma contribution ? Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes ■ L'injustice en héritage, repenser la transmission du patrimoine, Éditions La Découverte, avril 2025 SHEENAPATEL PROPOS RECUEILLIS PAR SALOMÉ KINER PHOTOGRAPHIE : DAN WILTON, POUR MOUVEMENT SCROLL SOLITUDE PROPOS RECUEILLIS PAR SALOMÉ KINER PHOTOGRAPHIE : DAN WILTON, POUR MOUVEMENT
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