TÉLÉRAMA n°3876 - Page 7 - 3876 Propos recueillis par Guillemette Odicino Photo Laura Stevens pour Télérama Claus Drexel Cet admirateur de Bacon et de Kubrick se rêvait ingénieur du son. Il est devenu cinéaste pour mettre en lumière les invisibles de la société. Les sans-abri, les marginaux… Et aujourd’hui, les très vieux, dans un beau documentaire. L’INVITÉ 3 Télérama 3876 24/04/24 À VOIR ; Les Vieux En salles. LIRE page 46. connaît ceux de notre famille, mais pour les autres, c’est toujours la même rengaine: ils coûtent cher, ils sont un poids, on ne sait pas quoi en faire… C’est terrible. Pourquoi l’être humain devrait-il forcément avoir une utilité? Dans notre société productiviste, les seuls vieux que l’on écoute sont des êtres exceptionnels, comme Edgar Morin ou ce monsieur qui, à 100 ans, court encore le marathon. A contrario, je voulais recueillir la parole de gens simples, normaux, qui ont tant à raconter sur leur expérience de vie. Et j’ai choisi ce titre volontairement pour essayer d’ôter au mot «vieux» sa connotation péjorative, lui rendre sa noblesse. Comment avez-vous casté vos vieux? J’ai imaginé le film comme un voyage qui raconte le siècle écoulé dans toute sa diversité sociale, culturelle, ethnique. ToutcequiafaitlaFrance.L’histoiredeFrance—lesguerres, la déportation, l’histoire coloniale, etc. — existe à travers ce que chaque individu a vécu, ses souvenirs intimes. Nous avons dû être méthodiques pour construire cette représentation: un marin-pêcheur en Bretagne, un mineur de fond originaired’AfriqueduNordoudespaysdel’Est,quelqu’un au Pays basque… Nous sommes partis sur les routes pour filmerceshommesetcesfemmesdansleurslieuxdevie.Au départ, je ne pensais qu’à leurs domiciles, mais on ne pouvait pas ignorer les Ehpad et les résidences médicalisées. Avez-vous gardé tous les témoignages? Seulement un tiers. Un crève-cœur. Mais je préviens toujours les gens de l’éventualité de ne pas figurer dans le montage définitif, car rien n’est écrit à l’avance. C’est devant les cent heures de rushs que j’ai commencé la construction du Avec Les Vieux, son nouveau et splendide documentaire, Claus Drexel continue sa belle œuvre, on pourrait presque dire sa mission: donner à voir, et surtout à entendre, ceux qu’on n’écoute pas, qu’on n’ose plus regarder, et qui ont pourtant tant à nous apprendre, dans leur dénuement, leur marginalité, leur grand âge. Ce cinéaste d’origine allemande qui a trouvésonberceauetbâtisacarrièreenFranceoffre,depuis dix ans, ses plus beaux atours à la vérité d’hommes et de femmesquiviventàlalisièredenotresociété: ce futd’abord celledessans-abriparisiens,en2014,dansAuborddumonde, où il écoutait des SDF et les filmait comme dans des toiles du Caravage. Puis, dans un coin de l’Arizona et dans des couleurs dignes d’Edward Hopper, il nous rendait plus proches qu’on n’aurait pu l’imaginer des laissés-pour-compte du rêve américain avec America, nommé au César du meilleur documentaire en 2019. Après un détour par la fiction en forme de conte social de Noël, Sous les étoiles de Paris, avec Catherine Frot, il revenait au documentaire avec Aucœurdu bois (2021), cette fois sur les transsexuelles du bois de Boulogne et, comme toujours, les magnifiait, avec respect. Capteur d’humanité profondément humaniste, il y a presque quelque chose de Santa chez Claus, tant il semble croire, en toute humilité, au miracle d’un cinéma qui rendrait le monde meilleur. Drexel ou le cinéaste de la bonne parole. Pourquoi filmer des personnes âgées? Dans mes documentaires, j’ai toujours voulu donner la parole à des gens qu’on entend peu, qu’on enferme dans des catégories, sans s’intéresser à l’individu. Les vieux, on ☞ 4 Télérama 3876 24/04/24 ☞ L’INVITÉ LE CINÉASTE CLAUS DREXEL Êtes-vous autant un conteur qu’un cinéaste? À une autre époque, j’aurais aimé être un voyageur, découvrir des contrées inconnues. Je suis d’accord avec Nicolas Philibert qui dit: «Quand je connais un sujet, je n’ai plus envie de faire un film.» Revenons au début de votre propre voyage. Vous êtes né en Allemagne… Je suis un déraciné grâce à mes parents. Je suis né à Karlsruhe, mais je ne sais même pas à quoi ressemble ma ville natale car je n’y suis jamais retourné, et j’aime bien ce mystère. J’ai atterri en France à l’âge de 3ans car mon père, physicien, avait entendu de Gaulle et Adenauer parler de la construction de l’Europe, et il est venu participer à la création du centre d’études nucléaires de Grenoble, pour faire de la recherche fondamentale. Il essayait de dévier des neutrons dans des champs magnétiques, de comprendre l’Univers. Et votre mère? En Allemagne, elle était kinésithérapeute, avec une belle clientèle de sportifs car un de ses oncles avait fait le 400 mètres haies, aux jeux Olympiques de 1936 à Berlin! Elle-même avait gravi l’Himalaya avant que ce soit à la mode. Mes parents ont toujours été de grands montagnards, de grands voyageurs. Vous étiez bon élève? Un cancre! J’ai redoublé deux fois. Mais je faisais beaucoup de sport: de la compétition de ski, puis j’ai été champion de France de deuxième division de football américain. À l’adolescence, j’étais aussi chanteur d’un groupe de hard-rock qui s’appelait Apocalypse! C’est la musique qui m’a mené au cinéma: j’ai voulu devenir ingénieur du son pour enregistrer des concerts. Miraculeusement, j’ai été admis dans un cursus de techniques audiovisuelles à la fac de Grenoble et, à la fin de la première année, il fallait réaliser un court métrage. Moi qui n’étais pas cinéphile, j’ai découvert que chaque étape — écriture du scénario, tournage, montage, mixage — était géniale. Une révélation! Vous montez alors à Paris… Pour tenter la Fémis. J’échoue, mais j’entre dans une autre école de cinéma, l’Esra. Même si, au départ, le son était ma partie, je sors diplômé, en 1994, de la section images. Je suis, un temps, chef opérateur de films underground qui ne sont jamais sortis, puis je mets toute ma famille à contribution financière pour réaliser C4, mon premier court métrage. C’est fou car il est acheté par Gaumont et mis au catalogue de l’agence du court métrage de Hambourg, qui continue, aujourd’hui encore, de le diffuser. Grâce à C4, j’ai même pu signer un contrat avec une boîte de pub. Dix mille balles par mois pendant un an mais, en fait, je n’ai jamais réalisé aucune pub et cet argent m’a servi pour mon deuxième court! Pour votre troisième, La Divine Inspiration, sur Shakespeare,vousavezdirigéKeirDullea,l’acteurprincipal de 2001, l’Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick! Pour moi, 2001 reste un des plus grands monuments du cinéma et même de l’histoire de l’art. Juste après la mort de Kubrick, je vois à la télévision un sujet où Keir Dullea est interviewé:bonsang,monpersonnage,c’estlui!Jetrouveson film, et certains témoignages, pourtant magnifiques, ne rentraient pas, hélas. Comme dans un puzzle où il y a beaucoup trop de pièces… Cela m’était arrivé sur America: un Indien Navajo de 95 ans m’avait raconté comment il avait participé au rapatriement de l’avion qui avait largué la bombe sur Hiroshima. Le truc le plus dingue que j’ai filmé de toute ma vie!Mais,aumontage,sontémoignagedéséquilibraitlefilm. Pour Les Vieux, je n’ai finalement gardé de mes entretiens avec le chanteur basque que le moment où il chante, car c’était une autre forme, poétique, de transmission. Et en Alsace, le nonagénaire Léonard Humbrecht, qui a inventé le concept de vin alsacien de qualité, était passionnant, mais il ne parlait que de vin! Ça ne rentrait pas dans le puzzle. Quel est votre principe esthétique de mise en scène? Ma culture artistique repose sur la musique et la peinture. Je cherche à ce que chaque plan soit beau comme un tableau. Comme je filme des personnes déconsidérées, je veux les magnifier, et que leurs paroles, ou leur silence, soient mises «Il faut chercher une vérité plus forte que la vérité factuelle, avec une stylisation qui doit toujours être au service du témoignage.» ☞ en lumière dans le plus bel écrin possible. Je préfère le plan large qui n’impose pas l’émotion au spectateur. Werner Herzog, un maître pour moi, parle de «vérité extatique» plutôt que de «vérité du comptable». Il faut chercher une vérité plusfortequelavéritéfactuelle,avecunestylisationquidoit toujours être au service du témoignage. Ce respect de la parole est au centre de tout. Je ne comprends pas les documentaristes qui posent des questions biaisées pour obtenir la réponsequ’ilsattendent.J’aimeêtresurprisettantpis,outant mieux, si cela va à l’encontre de ce que je pense. Dans Les Vieux, par exemple, un Béarnais prononce une phrase sur les femmes très choquante au premier abord. Ma monteuse de toujours, Anne Souriau, très féministe, ne voulait pas qu’il soit dans le film, mais justement, il fallait qu’il y soit! La forme de vos documentaires évoque souvent le conte de fées… Les contes ont cette faculté de parler de l’essentiel et du plus dur de la vie par la métaphore, la poésie. C’est peutêtre dans Au cœur du bois que c’est le plus évident, puisque nous sommes dans une forêt et qu’il y a le thème de la métamorphose avec les prostituées trans… Les Vieux, lui, débute sur un baron dans son château puis continue avec des paysans… Et pour les paysages de France, j’essaye de m’éloigner le plus possible de la simple illustration. Mon peintre préféré est Francis Bacon, qui haïssait l’illustration. La magie du cinéma repose sur l’onirisme, non? 24 juin 1968 Naissance à Karlsruhe (Allemagne). 2008 Affaire de famille, premier long métrage de fiction, avec André Dussollier et Miou-Miou. 2014 Au bord du monde, premier documentaire. 2018 America. 2020 Sous les étoiles de Paris, avec Catherine Frot. 2021 Au cœur du bois. 6 Télérama 3876 24/04/24 ☞ L’INVITÉ LE CINÉASTE CLAUS DREXEL tin, on frappe à la porte de notre chambre au motel. J’ouvre en caleçon: un shérif, avec le chapeau, les lunettes de soleil, comme chez les frères Coen! Persuadé que c’est à cause de notre absence d’autorisation de tournage, je commence à paniquer, mais le type m’interrompt: en fait, il enquête sur un homicide et il veut juste notre témoignage car l’assassin aurait passé la nuit dans la chambre voisine de la nôtre! Pourquoi revenez-vous ensuite à la fiction avec Sous les étoiles de Paris? L’envie de fiction ne m’avait jamais quitté. Un samedi soir, juste avant de partir tourner America, j’ai reçu un texto dingue: Catherine Frot avait vu Auborddumondeet voulait travailler avec moi! Cette femme est formidable. Elle avait peur au départ d’incarner une SDF, et elle s’est mise entièrement au service de ce rôle. Hélas, le film a subi de plein fouet les confinements. Je pourrais réclamer un double record dans le Guinness Book: l’affichage le plus long dans les rues de Paris, car les affiches n’ont pas bougé pendant un an, et la plus courte présence en salles, puisque le film est finalement sorti le 28 octobre 2020, le jour où Macron a annoncé «demain, tout referme». Politiquement, où vous situez-vous? Dans une anarchie douce? L’âge d’or de l’humanité a cessé au néolithique quand l’homme s’est sédentarisé, a commencé à cultiver, à vouloir protéger ses biens. La domination, les guerres sont nées de la propriété, ce péché originel. Mais plus concrètement, en tant qu’Allemand, c’est la montée de l’extrême droite qui m’inquiète atrocement. En France évidemment, avec le RN qui tente de s’acheter une image, mais en Allemagne, avec l’AfD, c’est encore plus épouvantable. Kubrick disait que la seule chose qu’on apprend de l’histoire, c’est que l’humain n’apprend rien de l’histoire. J’ai commencé à tourner des choses sur les néonazis allemands. Je veux comprendre. Un film qui sera forcément plus viscéral. D’autres projets? Le plus avancé à ce jour est un documentaire sur les émotions cachées des plantes, adapté d’un livre de Didier van Cauwelaert. Il faut dire que mes grands-pères étaient jardinier en chef du tsar de Bulgarie et directeur du Jardin botanique de Berlin… Aujourd’hui, les plus grands scientifiques et les chamans ont un langage commun, c’est passionnant! Vous descendez aussi de Martin Luther… Du côté de ma mère. Il n’était pas très marrant, j’ai l’impression, mais il avait un côté rock en se battant contre l’autorité papale… Vous êtes croyant? Agnostique. Même si je trouve émouvant qu’un type cloué sur une croix puisse dire: «Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.» S’il existe quelque chose de plus grand que nous, la seule chose que je sais, c’est que cela rend humble. En fait, je n’ai pas envie de savoir. C’est beau, le mystère. À l’avenir, avec l’intelligence artificielle, des algorithmes vont tout prévoir? Quelle horreur! Ma phrase préférée reste peut-être celle de rabbi Nahman de Bratslav, ce rabbin du xviiie siècle: «Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne pas te perdre.» • agent, je lui avoue que je n’ai pas un sou pour payer Keir, et j’envoie tout de même le scénario. Deux semaines plus tard, je crois rêver en apprenant que Keir est emballé. Seule condition, il veut venir à Paris en première classe. Je téléphone à Air France pour leur expliquer mon rêve, les supplier, et ils sont contents de m’annoncer 40% de réduction, mais sur un billet qui coûte 100000 francs [15240 euros, ndlr]!Finalement,nousavonsréussigrâceàunecompagnie israélienne, et j’ai pu loger ma «star» gratuitement au Régina car l’hôtel était en pleins travaux avec des bruits ininterrompus de marteaux-piqueurs! Keir ne pouvait pas dormir le jour, et la nuit non plus, car c’était le seul moment où nous pouvions tourner à la Conciergerie. Mais il était ravi! Quatre ans après votre premier long métrage de fiction, Affaire de famille, en 2008, on vous propose une mise en scène de Bach… LaPassionselonsaintMatthieuau Cirque d’hiver, avec Didier Sandre qui incarnait l’évangéliste. Un enchantement! En rentrant chez moi après les représentations, je voyais tous ces sans-abri dans les rues de Paris. Je me demandais qui étaient ces gens qui partagent la ville avec nous mais vivent, pourtant, au bord de notre monde. J’en ai parlé à Florent Lacaze qui produisait des films d’entreprise et rêvait de cinéma. Il a pris des risques inimaginables pour financer le film, et a même hypothéqué sa maison. C’est ainsi qu’est né Au borddumonde,aveclacomplicitécruciale,pourlapremière fois, de mon chef opérateur, Sylvain Leser. Non seulement ce film m’a changé humainement, mais il a changé mon idée du cinéma et de ce que je voulais montrer du monde. Vous décidez ensuite de partir filmer de potentiels électeurs de Donald Trump… L’Amérique et la politique états-unienne m’ont toujours fasciné. J’avais suivi les primaires en 2016 et quand j’ai vu que, contre toute logique, Trump était devenu le candidat des Républicains, j’ai voulu être sur place. J’ai appelé Sylvain, et noussommespartisavecàpeine10000balles,grâceàlagentillesse de ma banquière, pour les billets d’avion, la location d’une voiture, sans savoir où nous allions filmer et, surtout, sans autorisation de tournage. Nous voilà sur la route 66, en Arizona. Un matin, nous tombons sur des types en train de vider un cerf, avec des carabines posées contre leur 4x4. On leur dit qu’on aimerait faire un film sur eux, et ils nous regardent comme dans un western de Clint Eastwood! Cinq secondes de silence pesant, et puis ils nous tendent une bière: «Welcome to America!» On s’est installé dans un motel pourri de Seligman: une seule chambre pour deux mecs dans un bled de rednecks, on nous regardait bizarrement. Nous racontions que nous étions de grands cinéastes qui étaient allés au Festival de Cannes et, finalement, tout le monde faisait la queue pour être filmé! Un jour, au petit ma«Non seulement le film “Au bord du monde” m’a changé humainement, mais il a changé mon idée du cinéma et de ce que je voulais montrer du monde.» 8 OTHMANE MAHIEDDINE/BAYA, « FEMME EN ROBE ORANGE ET CHEVAL BLEU » | ROBERTO FRANKENBERG POUR TÉLÉRAMA | 2024 ANADOLU | MANU LARCENET/DARGAUD Télérama 3876 24/04/24 SOMMAIRE COUVERTURE Xavier de Rosnay et Gaspard Augé, de Justice Photo Benoît Peverelli pour Télérama Styliste Marina Monge Maquilleuse Constance Haond Ce numéro comporte pour la totalité des kiosques: une couverture spécifique «Paris, ÎDF»pour les abonnés et les kiosques de Paris, ÎDF, et une couverture nationale. Posés sur la 4e de couverture: une enveloppe Institut du Cerveau en aléatoire pour les abonnés des départements 75, 77, 78, 91, 92, 93, 94, 95. Une affiche Strasbourg Capitale mondiale du livre pour les abonnés des départements 08, 10, 21, 25, 39, 51, 52, 54, 55, 57, 67, 68, 70, 71, 88, 90 et en aléatoire sur le département 75. Édition régionale, Télérama+Sortir, pages spéciales, foliotée de 1 à 56 jetée pour les kiosques des dép. 75, 77, 78, 91, 92, 93, 94, 95,posée sous la 4e de couverture pour les abonnés des dép. 75, 78, 92, 93, 94. CRITIQUES 43 Le rendez-vous «Présences arabes», au musée d’Art moderne de Paris 46 Cinéma 55 Livres 60 Musiques 64 Arts 66 Scènes 68 Enfants TÉLÉVISION 69 Le meilleur de la semaine télé Justice climatique: quand la lutte pour le futur entre dans les tribunaux, sur Arte.tv 80 Programmesetcommentaires RADIO & PODCASTS 136 Lemeilleurdelasemaine radio& podcasts La prépa, sur France Inter 141 Les programmes 146 Talents 147 Mots croisés MAGAZINE 3 L’invité Le documentariste Claus Drexel 11 Premier plan Le durcissement de la police des mœurs en Iran 12 Ici et ailleurs 15 Repérée La sculptrice et illustratrice Sylvie Selig LE DOSSIER 16 Justice pour l’électro Le duo français revient enfin avec Hyperdrama, un nouvel album hyper réjouissant. Rencontre avec les fers de lance de la French Touch 22 Activistes de la paix En Israël, à la rencontre des militants anti-Netanyahou 25 Une Route qui cartonne La BD du chef-d’œuvre de McCarthy par Manu Larcenet 26 Philosophie de l’éphémère Les bulles de savon inspirent un essai pétillant à Pierre Zaoui 28 Ni Trump ni Biden La jeunesse afro-américaine ne sait pas pour qui voter 32 Cinquante ans après Salazar Le Portugal fête sa révolution, mais l’extrême droite menace AUTREMENT 36 Penser Qu’est devenu le principe de laïcité établi en 1905? 38 Voyager À Colmar, chez le père de la statue de la Liberté 40 Vivre Un cuisinier dessinateur, et inversement; des initiatives bonnes pour la planète… Du 27 avril au 3 mai 2024 26 25 43 22 Sur notre site Qui succédera à Justine Triet pour la Palme d’or? Alors que la 77e édition du Festival de Cannes approche à grands pas — elle se déroulera du 14 au 25 mai —, les choses se précisent. On connaît désormais la liste des cinéastes en compétition, parmi lesquels Francis Ford Coppola, qui présentera son ambitieux Megalopolis. Autre invité de choix, George Lucas, qui n’a jamais remporté de récompense à Cannes, recevra une Palme d’honneur lors de la cérémonie de clôture. Et, première dans l’histoire du Festival, une Palme d’or d’honneur sera remise non pas à une personnalité mais à un collectif: le Studio Ghibli, fondé par Hayao Miyazaki. Sur notre site, suivez les dernières annonces et nos analyses. telerama.fr/cinema RAPPROCHER LES EUROPÉENS PAR LA CULTURE DISPONIBLE EN KIOSQUE ET EN LIBRAIRIE PROGRAMMATION SPÉCIALE ARTE.TV/EUROPE2024 Il y a cent cinquante ans, quelques peintres refusent la loi des Salons officiels. La plupart sont réalistes; certains décomposent la lumière en petites touches. Le public persifle. La presse les surnomme «les impressionnistes». Le nom restera, accolé aux plus talentueux d’entre eux: Monet, Sisley, Pissarro, Renoir... Ce hors-série Télérama nous plonge au cœur de cette révolution picturale. Enventechezvotre marchanddejournaux etsurboutique.telerama.fr ICI ET AILLEURS 11 ABEDIN TAHERKENAREH/EPA/MAXPPP Télérama 3876 24/04/24 Par Valérie Lehoux tembre 2022, et la formidable révolte qui s’en était suivie, la police des mœurs se faisait discrète. Mais un an et demi plus tard, les mollahs s’accrochent au pouvoir, d’autant plus tran quillementqued’autres drames accaparent l’attention de la communauté internationale: la guerre en Ukraine, et sur tout à Gaza. Comble du cynisme: en menant son attaque his torique contre l’État hébreu (qui a commencé à répliquer cinq jours plus tard), l’Iran est parvenu à détourner un peu plus les regards de ce qui se passe au sein de ses frontières. On ignore ce qu’en pense Narges Mohammadi, figure de la résistance et Prix Nobel de la paix 2023, qui purge une éniè me peine de prison dans le pénitencier d’Evin. Le mois der nier,sonlivreTortureblanche(éd.AlbinMichel)paraissaiten France. Elle y répète sa détermination, partagée par tant de ses concitoyens au courage remarquable: «Je continuerai de me battre jusqu’à ce que la justice règne dans mon pays.»• Pensaientils qu’on ne les verrait pas? Ou sontils à ce point allergiques aux droits humains, à com mencer par ceux des femmes, qu’ils guettent les occasions de les piétiner en toute impunité ? Samedi 13 avril, le jour même où l’Iran se préparait à en voyer plus de trois cents drones et missiles sur Israël, sa po lice des mœurs descendait dans les rues pour arrêter les Ira niennessansvoile,ouleportantdefaçonnonréglementaire. Les interpellations violentes, filmées clandestinement au téléphone portable, sont brusquement réapparues sur nos réseaux sociaux. Ces derniers mois, on y voyait plutôt l’in verse: des images de femmes joyeuses, les cheveux à l’air libre,défiantlesenturbannés,esquissantmêmeparfoisdes pas de danse. Depuis la mort de Mahsa Amini, en sep Une Iranienne passe devant une affiche anti-Israël, à Téhéran, le 16avril. PREMIER PLAN LE MONDE SE VOILE LA FACE ICI ET AILLEURS 12 KWAI/CANAL+ | 2021 VITO FILMS/TAHLI FILMS Télérama 3876 24/04/24 Faith Ringgold, Autoportrait, 1965. CONDAMNÉE À TORT L’ÉTOFFE D’UNE RÉVOLTÉE Melissa Lucio a été condamnée à mort en 2008 par la justice texane pour infanticide envers Mariah, sa fille de 2 ans. Comme le montre une vidéo, les policiers de Harlingen lui ont extorqué des aveux: effondrée, cette mère avait dénié tout geste violent, avant de concéder qu’elle était «peut-être» res ponsable d’un manque de surveil lance — sa fille avait chuté dans un esca lier. Avocat commis d’office, procès expéditif, procureur véreux… Son sort fut plié: Melissa est entrée dans la pri sonmouroir pour femmes de Gates ville. Sa famille en grande précarité ne pouvant financer les trajets jusqu’à la prison, la «condamnée à tort» est res tée seule et oubliée de tous. Il a fallu que Sabrina Van Tassel, journaliste et réalisatrice francoaméricaine, la ren contre, derrière une vitre blindée lors d’un reportage, pour que son destin change: L’État du Texas contre Melissa, rigoureuse contreenquête (2021), dé montre que Mariah est morte acciden tellement et non sous les coups mater nels. Diffusion en France, aux ÉtatsUnis et en Amérique du Sud, cas cade de récompenses. Sabrina Van Tassel est « entrée en guerre » quand elle a appris début 2022 que le Texas avait fixé la date d’exécution au 27 avril, soutenue par Innocence Project, le Washington Post, le New York Times, LastWeekTonightet… Kim Kardashian. Deux jours avant la date butoir, la jus tice texane avait fini par suspendre l’exécution de Melissa. Mais depuis rien ne bougeait. Jusqu’au 6 avril 2024, où un média couvrant l’actualité de la Vallée du Rio Grande a révélé que des preuves innocentant l’accusée n’ont pas été prises en compte. Un fils de Me lissa avait vu sa sœur chuter. Une autre nouvelle est tombée: «L’affaire est renvoyéedevantlacourd’appelduTexas,et le juge de la cour de district de l’État recommande l’annulation de la condamnation à mort», résume la journaliste. D’ici quelques mois, Melissa Lucio de vrait être libre. Une décision rarissime aux ÉtatsUnis, dans l’un des treize États où la peine capitale reste appli quée. — Emmanuelle Skyvington Son œuvre était puissante et politique. Figurative quand l’époque était à l’abs traction. Jouant avec les codes du mo dernisme et du pop art. Faith Ringgold, figure majeure de l’art afroaméricain, née à Harlem, est morte le 13 avril, à l’âge de 93ans. Elle avait connu l’Amé rique de la ségrégation. Et n’avait pu, étudiante, s’inscrire dans la section beauxarts de son université, interdite aux femmes. De ces obstacles, l’artiste avait fait une force, dans ses œuvres textiles et ses tableaux, comme dans ses combats. Si la reconnaissance lui était venue tard — aucune grande insti tution ne l’a exposée avant 1984 —, elle était ces derniers temps largement cé lébrée. L’an passé, le musée Picasso lui avait consacré une exposition. Cette année, c’est le musée d’Art contempo rain de Chicago qui l’avait honorée. «C’est mon histoire que j’ai peinte, disait elle. Celle d’une femme noire en Amérique.» — Yasmine Youssi 13 PATRICK ZACHMANN/MAGNUM PHOTOS | FAITH RINGGOLD/ARS, NY AND DACS, LONDON, COURTESY ACA GALLERIES, NEW YORK 2022 Télérama 3876 24/04/24 Philippe Rickwaert (Kad Merad, Baron noir), appelé à de hautes fonctions… Cinqansaprèsl’incendiedeNotre-Dame,DorothéeChaouiDerieux,conservatricedupatrimoine,etChristopheBesnier, archéologueàl’Inrap,ontdévoiléunpremierpanorama aprèsdeuxannéesd’investigation. Quellessontlesdernièresdécouvertesendate? En plus des fragments du jubé (la clôture séparant le chœur de la nef ), une centaine de tombes datant du XIIIe au XIXe siècle viennent d’être mises en évidence (photo). Sous la nef, nos recherches ont permis de retrouver les niveaux antiques encore en place, qui dateraient du début du Moyen Âge. L’année 2023 a été marquée par une autre actualité importante, à l’extérieur côté Seine. La création d’une galerie technique a donné lieu à une grosse opération de fouilles à l’emplacement présumé de l’ancien palais épiscopal. Nous en connaissions l’existence grâce à des textes depuis le VIIesiècle, mais sans en avoir la moindre preuve archéologique. Or nous avons mis au jour le mur d’un bâtiment datant de l’époque carolingienne. Peut-être une église, oumêmelarésidencedel’évêque.Ils’agitlàd’unetrouvaille d’ampleur, qui reste encore soumise à hypothèses. Quellesuitepourcechantier? Depuis 2022, l’Inrap y est présent à plein temps. Nous sommes tenus par la date de la réouverture, prévue pour le 7 décembre 2024. Les fouilles approchent de leur terme, mais les archéologues resteront au moins jusqu’en 2025. Et les études spécialisées, dont beaucoup doivent être menées en laboratoire, se prolongeront jusqu’en 2026. Unchantierdefouillesexceptionnel? Mener autant d’opérations en une période aussi réduite (de cinq à dix ans) constitue un défi inouï. Au-delà des fouilles internes, le projet de réaménagement du parvis et la restructuration du palais de justice vont nous permettre de documenter l’occupation antérieure du site. C’est un nouveau regardsurl’îledelaCité.ProposrecueillisparCharlotteFauve INTERVIEW MINUTE DES FOUILLES FRUCTUEUSES En 2020, Baron noir, série politique de Canal+, s’arrêtait après trois saisons. «On ne verra pas Philippe Rickwaert à l’Élysée», écrivions-nous alors. À tort. Le personnage incarné par Kad Merad, élu PS dunkerquois en quête de pouvoir, a fait son retour dans l’ultime séquence de La Fièvre, nouvelle série de son cocréateur Éric Benzekri, passionnante réflexion sur les risques d’embrasement de la France. Son héroïne, Sam Berger(NinaMeurisse),communicante humaniste, y est convoquée dans le bureau du président de la République. Qui se révèle être Rickwaert. Ce surgissement inattendu signifie-t-il que le projet global de Benzekri, sorte d’avertissement sur les risques d’effondrement de la démocratie, approche de son terme ? Qu’après avoir mis en BARON NOIR, LA FIÈVRE… ON VOUS DIT TOUT ! « LU À LA TÉLÉ », MAIS ENCORE ? Nicolas Sarkozy y avait songé, Rachida Dati l’a fait. La ministre de la Culture vient d’autoriser par décret la publicité pour les livres à la télévision. À titre expérimental et pour une durée de deux ans, avant de trancher définitivement. Cette décision prise à l’emporte-pièce fait l’objet d’un feu nourri de la presque totalité du monde de l’édition, qui n’en a jamais voulu. Un front du refus compréhensible. La publicitépourlelivresurlepetitécranne sera accessible qu’à des éditeurs aux reins solides et ne bénéficiera qu’à des auteurs installés dont les livres s’écoulent déjà par dizaines de milliers d’exemplaires. Elle ne favorisera donc ni la création littéraire ni la « bibliodiversité ». Au contraire, elle risque d’accélérer la best-sellerisation dont souffre déjà l’économie du livre. Une évidence que fait semblant d’ignorer Rachida Dati, et qui n’a d’ailleurs pas tardé à se confirmer. La première campagne de pub pour un livre a déboulé sur les écrans de BFMTV. Elle vantait les mérites d’un «obscur» auteur de polars, Bernard Minier (déjà plus de sept millions de livres vendus), dont le dernier roman, Les Effacées (éd. XO), était, quelques jours à peine après sa sortie, dans le top 10 des meilleures ventes, avant même que la première pub sur son livre n’apparaisse sur les écrans de la chaîne d’info. Alors, après Minier, quels autres inconnus auront droit à leur spot ? Mélissa Da Costa, Virginie Grimaldi, Guillaume Musso… Le suspense est insoutenable. — OlivierMilot scène les coulisses de la politique dans Baronnoir, puis celles de la fabrique de l’opinion dans La Fièvre, il va fusionner les deux? À peine la fin de La Fièvre diffusée, Canal+ a annoncé un projet qui réunira des personnages des deux séries. Une fusion concevable si on repense à l’ultime saison de Baron noir, où un candidat populiste manquait de peu de s’installer à l’Élysée. C’est cette même menace, dans une forme plus sophistiquée, que Rickwaert et Berger vontdevoiraffronter,enlapersonnede Marie Kinsky (Ana Girardot), influenceuse d’extrême droite bien décidée à manipuler la prochaine élection présidentielle. Éric Benzekri va prendre son temps pour observer à nouveau la France, saisir ses peurs, ses angoisses. Jusqu’en 2027? — Pierre Langlais
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