URBANISME n°440 - Page 1 - 440 Tenue conjointe avec Organisé par Événement majeur pour les décideurs territoriaux, le SALON DES MAIRES ET DES COLLECTIVITÉS éclaire les territoires autour des enjeux auxquels ils sont confrontés. C’est un espace de rencontres, d’échanges et de partage qui propose des solutions adaptées aux besoins de chacun. Cette édition sera tenue conjointement avec le SALON DES SPORTS ET PARASPORTS et accueillera un nouveau salon : le SALON DE LA BIODIVERSITÉ ET DU GÉNIE ÉCOLOGIQUE. Face au dérèglement climatique, les solutions par la nature sont un levier essentiel pour l’adaptation du territoire ! Alors que la fin du mandat approche, c’est le moment de finaliser les projets et programmes menés par les communes et intercommunalités. L’édition 2024 marquera donc le temps de l’ACCÉLÉRATION. ACCÉLÉRATION. PRIX DE L’INNOVATION TERRITORIALE avec 8 catégories de prix 1300 exposants +50000 visiteurs 400 prises de parole 9 secteurs d'exposition 2 salons tenus conjointement DÉVELOPPEMENT & ATTRACTIVITÉS TERRITORIALES | SANTÉ, SOCIAL, ENFANCE & VIVRE ENSEMBLE NUMÉRIQUE & CONNECTIVITÉ | ÉNERGIE & CLIMAT | CULTURE, LOISIRS & ÉVÉNEMENTS SÉCURITÉ, PRÉVENTION & PROTECTION | ENVIRONNEMENT & CADRE DE VIE | CONSTRUCTION & AMÉNAGEMENT SPORTS & PARASPORTS | BIODIVERSITÉ & GÉNIE ÉCOLOGIQUE 19-21 NOVEMBRE 2024 Paris – Porte de Versailles Plus d’informations sur : www.salondesmaires.com 3 Il y a soixante ans, un groupe de gamins de Londres – The Who – a contribué à installer le rock comme mouvement de subversion sur le sol européen, en prenant violemment à partie les sociétés conservatrices, dans une chanson dont le premier couplet est conclu par une sentence irrévocable: « I hope I die before I get old (Talkin’ ’bout my generation)… » Cet appel à la révolte contre des aînés, accusés d’être mus par de bas instincts et de museler la jeunesse et ses idéaux de justice, est une des premières références populaires et médiatiques de saillies comminatoires de la jeunesse contre les générations qui la précèdent. Et d’innombrables lui ont succédé, dont les plus récentes et marquantes sont sans conteste celles de Greta Thunberg. Des prises de position qui peuvent être considérées comme des réactions en légitime défense face aux continuelles critiques des « adultes » contre la jeunesse et les jeunes, jugés – partout et de tout temps – irresponsables, fainéants, etc. Si nous avons tous conscience que ce qui vient d’être énoncé n’est que le pur produit de préjugés certes répandus, mais peu robustes, certains journalistes et médias n’hésitent pas à alimenter aujourd’hui le dissensus. Notamment sur les sujets qui le cristalliseraient tout particulièrement: l’écologie et le climat. Or, comme l’ont démontré de nombreuses enquêtes, les préoccupations environnementales varient moins à travers les âges qu’à travers les classes sociales et niveaux de diplômes. De même, quand Salomé Saqué affirme que « les jeunes ont rarement voix au chapitre », de nombreux observateurs n’ont aucune peine à lui objecter que, de toute évidence, jamais, avant aujourd’hui, ils n’ont autant eu l’occasion de se faire entendre et de diffuser leurs convictions. Notamment, par la grâce du mass marketing digital, qui place la jeunesse au cœur de la désirabilité acheteuse (cf. les seniors en sneakers et cheveux faussement en bataille des publicités). Si l’intergénérationnel s’invite dans toutes les réflexions et tous les discours sur l’avenir de la société, des villes et des territoires, difficile de ne pas constater à quel point les marchands de biens et services s’appliquent, au contraire, à stratifier les populations et communautés en tranches d’âge toujours plus nombreuses. L’exemple le plus connu en la matière étant, sans aucun doute, celui de l’émergence des « pré-adolescents », sous la pression des industries du textile et des loisirs, qui a permis de considérer que l’on devient un consommateur (de mode, de téléphonie, etc.) à partir de 9 ou 10 ans. Et si la notion de génération se révèle aussi persistante, alors même qu’au quotidien, dans l’espace public, les équipements ou autres, les frontières entre les âges n’ont jamais été aussi ténues et poreuses, c’est sans doute parce que derrière « intergénérationnel » se cache « solidarité »: quand une collectivité met en œuvre une politique ou un projet destiné à une catégorie d’âge, c’est en réalité, presque toujours, pour les populations les plus fragiles qui la composent. Il en est ainsi des politiques de la jeunesse ou du grand âge. Ce qui pose un double problème: l’intergénérationnel n’est jamais une politique adressée à toutes les générations (pour preuve, l’invisibilité des actifs de 35 à 55 ans), et notre pays reste en attente d’une vraie grande politique de solidarité. édito Par Julien Meyrignac L’âge qu’on vous donne vend urbanisme N°440 4 p5 OPINION « Génération “aidez-moi” », par le CNJU p7 ESPÈCES URBAINES EN VOIE DE DISPARITION Les marchands de journaux, par Marie Baléo p8 OPINION Et si nous prenions enfin en compte les enjeux de la transition démographique?, par Pierre-Marie Chapon p10 LE NUMÉRO 440 – GÉNÉRATIONS EN CHIFFRES ET EN LETTRES p12 3 QUESTIONS À Florian Bercault, maire de Laval p14 « DES CLIVAGES DE CLASSE SOCIALE PLUS QUE DES CLIVAGES D’ÂGE » Entretien avec Gérard Mauger, sociologue, directeur de recherches émérite du CNRS, par Rodolphe Casso p17 LA GUERRE DES ÂGES AURA-T-ELLE LIEU? Alors que les lieux où les enfants n’ont pas droit de cité se multiplient, certains s’inquiètent d’un risque d’exclusion d’autres tranches d’âge, par Élias Sougrati p20 UN MODÈLE ESPAGNOL D’ESPACE PUBLIC EN DANGER? En Espagne, les espaces publics sont bien plus fréquentés qu’en France au risque de mettre cette convivialité en péril, notamment par le tourisme, par Marti Blancho p24 COLOCATION (FORCÉE) POUR COUPLE SÉPARÉ Les 25-50 ans recomposent leur foyer parfois quelques années plus tard, après une séparation, par Lucie Romano p27 50 ANS DE PROJETS URBAINS La fabrique urbaine a connu d’importantes et successives mutations. Entretiens avec Nicolas Michelin et Djamel Klouche, architectes urbanistes, par Julien Meyrignac p32 PENSER L’INTÉGRATION DES ÉTUDIANTS DANS LA VILLE À Poitiers et Montpellier, les défis des municipalités ne portent pas tant sur l’ordre public que sur la saturation des transports et les tensions du marché locatif, par Rodolphe Casso p36 TU VOIS PAS QUE TU GÊNES? Les 11-19 ans prennent un malin plaisir à détourner les usages des équipements et s’inventent des parcours dans un cadre urbain normé, par Lucie Romano sommaire Photo: Ardepa Photo: Marti Blancho urbanisme N°440 5 opinion « C’est l’histoire d’une époque qui nous rappelle que tout s’arrête », tel est le cri mélancolique de Jules Garnier, alias The Doug, qui dépeint la frustration d’une jeunesse qui grandit dans une période de crise à tous les niveaux. Une jeunesse qui se souvient à peine d’un monde sans réseaux sociaux, ni téléphones intelligents. Une jeunesse amère et nostalgique d’une insouciance qu’elle n’a pas connue, qui n’hésite pas à remettre en cause l’héritage des générations précédentes. Régulièrement sommée d’être la classe d’âge la plus déprimée, anxieuse et mentalement fragile, elle serait aussi jugée trop cajolée par ses recruteurs, rebelle et exigeante: qu’en est-il de la Gen Z2 qui gagne le monde du travail et en quoi transforme-t-elle le modèle professionnel des urbanistes? Gen Z versus les précédentes: un dialogue de sourds? Il flotterait dans l’air comme un nouveau conflit de générations3 : un fossé se creuserait entre une « génération climat », perçue comme sacrifiée, jugée réfractaire à la hiérarchie et à l’autorité, en quête de sens et d’identité, et des anciennes générations réputées matérialistes, individualistes et compétitives, accusées d’avoir trop profité des ressources d’une planète en surchauffe et qui ont bien du mal à comprendre leurs jeunes recrues. Selon une étude d’Ipsos menée en 20244 , près de 60% des employeurs jugent la génération Z moins investie au travail que ses aînés; 70% moins fidèles à l’entreprise; et la moitié d’entre eux moins respectueuse de la hiérarchie. De l’autre côté du CV, plus de 80% des jeunes de moins de 30 ans interrogés disent avoir le goût du travail et considèrent la réussite professionnelle comme essentielle. Ce résultat en contraste signifie-t-il que les générations ne se comprennent pas…, ou bien qu’elles ne se connaissent pas? Des jeunes diplômés en quête d’équilibre Voilà ce vers quoi semblent converger toutes les études sur les jeunes et le travail: la réponse se trouverait surtout dans les attentes des jeunes diplômés. Bien que similaires à celles de leurs aînés, elles seraient bien plus élevées que celles des autres générations. La génération Z aspire à réussir professionnellement sans compromettre ses valeurs et sans sacrifier sa vie personnelle. Et les métiers de la ville dans tout ça? Les « zoomers » gagnent progressivement le marché du travail et les enjeux de transition écologique, présents de longue date dans la profession, apparaissent comme un cadre idéal pour une génération en quête de changement sociétal. En effet, quoi de plus satisfaisant que de devenir « l’un des acteurs économiques intégrés dans le système pour le transformer5 »? Mais face aux temporalités de l’urbanisme et de l’aménagement, la transition va-t-elle assez vite aux yeux de la Gen Z? Développer le lien pour renforcer la force de frappe d’une profession? Quelle que soit sa génération, un urbaniste se veut dans la défense de l’intérêt général. La nouvelle génération vient sans doute avec des idées qui pourront sembler à certains radicales, mais la finalité du discours reste la même: celle d’organiser dans l’espace et le temps une société mieux adaptée à son milieu. Les générations d’urbanistes possèdent des perspectives communes. Entre réseaux numériques et échanges physiques, tout l’enjeu est de multiplier les ponts et les interactions entre générations6 . L’occasion de prendre conscience de nos convictions communes, crédibiliser nos postures et trouver les leviers pour augmenter notre écho au sein d’une société en mouvement. 1/The Doug, Génération, album Mauvais Joueur, 2023. 2/La génération Z, souvent appelée les « zoomers », regroupe les personnes nées entre la fin des années 1990 et le début des années 2010, généralement entre 1997 et 2012. Elle succède à la génération Y et précède la génération Alpha. Elle est définie comme une génération née alors que les communications numériques étaient déjà bien installées dans la société. 3/Nicolas Truong, « Dérèglement climatique, rapport au travail ou à la sexualité: un nouveau conflit de générations flotte dans l’air du temps », Le Monde, février 2023. 4/Ipsos pour le CESI, « Quel rapport la Gen Z entretient-elle avec l’entreprise? », Observatoire sociétal des entreprises, juin 2024. 5/Julie Démoulins, « Peut-on être jeune et architecte? », Urbanisme, n° 424, mars-avril 2022. 6/La dynamique associative des associations d’étudiants et diplômés en urbanisme s’est essoufflée durant le Covid et ne semble pas se relever complètement. Ce constat est également mesuré pour l’ensemble des associations, tout type de domaine confondu. Par le Collectif national des jeunes urbanistes (CNJU) « Génération “aidez-moi”1 » urbanisme N°440 6 sommaire p39 HISTOIRES À PART ENTIÈRE Portfolio, par Frédéric Pasquini p46 UN HAVRE POUR LES SENIORS La municipalité multiplie les projets d’aménagements pour améliorer l’intégration des publics de plus de 65 ans, par Emmanuelle Picaud p49 LA VILLE À HAUTEUR D’ENFANT Professionnels de l’urbanisme et collectivités travaillent de concert pour redonner leur place aux enfants dans l’espace public du quotidien, par Frédéric Ville p52 LA MÉTROPOLE DE LYON BOUGE LES LIGNES DANS L’ESPACE PUBLIC Face à la crise écologique et aux enjeux sociétaux, la Métropole de Lyon transforme massivement les espaces publics, par Cécile Féré p55 EN CAMPAGNE, DES ÉLUS LOCAUX RENFORCENT LES SOLIDARITÉS En Isère, dans l’Essonne ou les Côtes-d’Armor, des maires se mobilisent pour créer des projets collaboratifs, par Maider Darricau p57 « LE DÉCLIN DE CES CAMPAGNES EST AVANT TOUT DÉMOGRAPHIQUE » Entretien avec Benoît Coquard, sociologue, par Maider Darricau p60 LE BIMBY AU SERVICE DE L’INTERGÉNÉRATIONNEL Rares sont les collectivités à ne pas être concernées par les enjeux de redistribution de logements, par Marjolaine Koch p64 GÊNES VEUT DEVENIR UNE VILLE DE LA LONGÉVITÉ Depuis le milieu de l’année 2024, le Progetto Genova se propose d’en faire le laboratoire d’une ville adaptée pour les personnes âgées, par Arnaud Paillard p68 MJC, ITINÉRAIRE D’UN LIEU OUVERT À TOUS Affaiblies par des années de désinvestissements, elles sont aujourd’hui à la croisée des chemins alors que d’autres types de lieu ont essaimé, par David Attié p72 L’INVITÉ: MATÚŠ VALLO? Rencontre avec le marie de Bratislava p80 LIVRES p84 CINÉMA p86 EXPOS p88 ENTRETIEN avec Philippe Bihouix,auteur de la bande dessinée documentaire Ressources,par Rodolphe Casso p92 JEUX VIDÉO p93 MUSIQUE p94 VILLE DE FICTION Quelles relations entre les générations du futur?, par Nicolas Minvielle et Olivier Wathelet, avec Rodolphe Casso p96 URBANISTES L’association Urbanistes des Territoires revient sur la 21e Rencontre franco-suisse des urbanistes, qui s’est tenue le 14 juin, à Valserhône p97 + AGENDA p98 VOUS ÊTES BIEN URBAIN… TIMOTHÉE HUBSCHER, urbaniste et directeur Planification & Résilience des territoires Citadia, Groupe Scet Photo: Frédéric Pasquini EN NOUVEE-CALÉDONIE, LES ROCHES EN SURFACE SONT ENRICHIES EN NICKEL GRÂCE À L’ACIDITÉ PROVOQUÉE PAR LA DÉCOMPOSITION DES VÉGÉTAUX... LES PLUS GRANDES RÉSERVES DE FER, DIT «*RUBANÉ*», SONT DUES À L’ACTION DES BACTÉRIES PENDANT LE PROTÉROZOÏQUE, IL Y A 2 À 2,5 MIIARDS D’A1ÉES... MAIS AUI VIVANTE TOUT COURT! C’EST LA «*NATURE VIVANTE*» DE LA PLANÈTE QUI A PERMIS LA «*CRÉATION*» DE TOUTES CES RICHE ES MINÉRALES. LES CYCLES ATMOSPHÉRIQUES CRÉENT L’ÉROSION DIFFÉRENTIEE ET DES DÉPÔTS SÉDIMENTAIRES RICHES EN MÉTAUX... LES PLAQUES TECTONIQUES SE HEURTENT ET ENGENDRENT LA FORMATION DE MONTAGNES ET LE VOLCANISME, ET DONC LES DÉPÔTS HYDROTHERMAUX. VIVANTE AU SENS GÉOLOGIQUE... 75 Source: Casterman urbanisme N°440 7 Bien longtemps avant les notifications intempestives, il revenait aux crieurs de presse et autres colporteurs d’annoncer les dernières nouvelles, debout au coin des grandes artères urbaines, journaux fraîchement imprimés en main. Puis vint le temps des kiosques: à Paris, le premier naquit en 1857, sur les Grands Boulevards. Deux ans plus tard, on en dénombrait déjà une soixantaine, souvent tenus par des veuves de militaires ou de fonctionnaires, auxquelles ils assuraient un modeste gagne-pain. À la fin du siècle, plusieurs centaines de kiosques maillaient les rues de la capitale. Au début du suivant, ce fut aux marchands de journaux de gagner du terrain, faisant parfois de l’ombre aux kiosques. Un âge d’or de la presse écrite s’ensuivit; comme avec tant d’autres objets décrits dans cette chronique, il connut un arrêt brutal à l’orée de ce siècle, avec l’essor soudain du numérique. Depuis, c’est la chute: en 2020, il restait moins de 21000 points de vente de journaux en France contre plus de 30000, dix ans auparavant. Et en une seule année (2022), le chiffre d’affaires des marchands de journaux a baissé de 5 %. À Paris, la tendance est encore plus marquée: en 2021, on n’y recensait plus que 116 marchands de journaux, contre… 557 en 2000. Des chiffres qui n’incluent pas les kiosques à journaux, eux aussi sur une pente descendante, quoique moins raide, et dont on peut espérer qu’ils ne suivront pas la voie tracée par la Belgique: à Bruxelles, le dernier a fermé le 31 décembre 2023. Ce déclin est avant tout un symptôme – celui de la désaffection de la presse écrite. De 4,6 millions d’exemplaires journaliers pour les grands quotidiens nationaux après la Seconde Guerre mondiale, on est passé à 1,8 million en 2010. Et le mal dépasse largement nos frontières: en Europe, la diffusion des quotidiens a diminué de 8 % au cours des deux dernières décennies, au Japon et en Amérique du Nord, de 10 %. Les coupables? Pêle-mêle: l’engouement pour les abonnements, la concurrence des hypermarchés et de leur rayon presse ou des boulangeries et supérettes qui vendent désormais la presse quotidienne régionale, ou encore l’apparition d’applis permettant de lire n’importe quel titre sur smartphone ou tablette – sans oublier, aussi (surtout), la concurrence des écrans, notamment chez les jeunes. Face à cette nouvelle donne, les marchands de journaux qui veulent revendre leurs fonds de commerce peinent à trouver preneurs; les autres sont contraints, pour s’en sortir, de se diversifier en proposant des jeux ou des paris sportifs, ou encore en servant de relais colis. ESPÈCES URBAINES EN VOIE DE DISPARITION Marie Baléo Les marchands de journaux Mauvaise nouvelle pour les seniors, qui dépendent encore beaucoup des marchands de journaux pour s’informer. Mauvaise nouvelle, aussi, pour certaines petites villes et villes moyennes, où la disparition de ces commerces structurants alimente une baisse plus générale de l’animation. Mais le plus inquiétant n’est pas là. Car derrière le déclin des marchands de journaux et autres kiosques s’en cache un autre: celui d’une presse à grand tirage dont l’immense lectorat assurait que les citoyens, quelles que soient leurs vues politiques, soient à tout le moins d’accord sur les faits. Tel n’est plus le cas aujourd’hui, où beaucoup s’informent (et se désinforment) par le biais de X ou TikTok. Derrière le panneau « à vendre » accroché sur la devanture du marchand de journaux de quartier se lit en réalité la crise commune à tant de démocraties occidentales, désormais incapables de produire du consensus: celle d’opinions publiques fracturées, dans laquelle chacun lit, colporte et crie sa propre version des faits. Photo: Andrei-Alexandru Pătrașcu/Unsplash urbanisme N°440 8 Par Pierre-Marie Chapon opinion Si l’avancée en âge de notre population est une chance dont nous devrions nous réjouir, nous nous enfermons encore dans une approche caricaturale. Dans notre imaginaire collectif, « les vieux » sont perçus comme des personnes dépendantes et malades. Cette vision erronée et âgiste, qui présente la vieillesse comme peu attrayante, n’incite clairement pas les urbanistes à la réflexion. Pourtant, plusieurs études1 ont démontré qu’un aménagement bien pensé et impliquant dès sa conception l’analyse des besoins du public senior2 contribuait à limiter ou retarder leur perte d’autonomie future et limitait le risque d’isolement social. Loindesclichésetdesreprésentationssimplistes,levieillissement est le résultat de deux dynamiques qui s’engagent progressivement: la sénescence et la déprise. La sénescence est le processus naturel de vieillissement du corps humain, qui commence dès 20 ans, bien avant que ses effets ne deviennent visibles vers 40 ans. Les impacts sont variés: diminution de la vision, perte de l’audition, difficultés à s’orienter dans l’environnement, problèmes d’équilibre, et un besoin accru d’assises et de commodités. Les besoins d’adaptation de l’environnement arrivent progressivement au fur et à mesure que l’on avance en âge. La déprise, quant à elle, est une forme de renoncement. Elle devient problématique lorsqu’une personne renonce à des projets ou à des déplacements pourtant désirés. Ce phénomène conduit irrémédiablement à l’isolement social. En clair, plus l’aménagement rend le parcours compliqué et plus les commerces de proximité et de sociabilité sont difficiles d’accès, plus on renoncera jusqu’à la péripétie insurmontable. À l’inverse, si tout est facilité, les effets de la déprise en seront largement atténués. S’il demeure difficile d’établir précisément l’intensité des liens de causalité entre les facteurs environnementaux et l’autonomie fonctionnelle3 , il y a un impact réel. Les urbanistes doivent en avoir conscience. Le territoire favorable au vieillissement: un modèle pionnier Le territoire « favorable au vieillissement » est une approche qui préconise, dans un rayon maximal de 500 mètres autour des habitations des seniors, des cheminements piétons permettant de relier des commerces et services de proximité sous formes de « corridors » ouverts à tous, mais pensés prioritairement Et si nous prenions enfin en compte les enjeux de la transition démographique? Docteur en géographie aménagement, Pierre-Marie Chapon préside le cabinet Domelia, conseil spécialisé dans l’accompagnement de la transition démographique. Il a été le référent pour la France auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur le programme Villes amies des aînés, de 2012 à 2016. Photo : D. R. urbanisme N°440 9 pour les plus fragiles, comprenant notamment des commodités, des assises ergonomiques, des espaces de rencontre et des arrêts de transport en commun. L’objectif est d’encourager la construction de logements adaptés pour les seniors dans les secteurs évalués comme favorables et d’inciter en parallèle au déménagement vers des secteurs mieux adaptés pour ceux qui vivent en dehors des territoires jugés favorables. Rennes Métropole a été la première à intégrer cette notion à grande échelle avec succès, mais c’est aussi reconnaître que tous les territoires, notamment ruraux, éloignés des voies de communication, des offres de soins et d’une offre servicielle suffisante n’ont pas la capacité d’accueillir durablement une population vieillissante. C’est aussi la question sous-jacente de la capacité des territoires à être attractif pour inciter des jeunes professionnels – notamment de santé – à s’installer et à consommer sur place. En fait, tout est lié: un non-renouvellement des générations sur un territoire condamne la population vieillissante. Les limites des concepts à la mode Si l’organisation autour d’unités de voisinage, piétonnes et semi-autonomes, n’est pas nouvelle, la notion de superblocks, théorisée par Salvador Rueda, directeur de l’agence d’écologie urbaine de Barcelone, peut avoir des effets contreproductifs sans une approche systémique et adaptée au territoire et à la population qui la compose. En effet, certains espaces piétonniers peu fréquentés peuvent générer un sentiment d’insécurité, limitant ainsi les déplacements des personnes âgées. De plus, des restrictions excessives – voire dogmatiques – de la circulation automobile posent des problèmes d’accessibilité, en particulier pour les services de soins à domicile. D’ailleurs, la question de la place de la voiture devrait clairement être posée dans le contexte de la transition démographique et de l’évolution de l’offre automobile vers des modèles de moins en moins polluants et plus autonomes. Un autre exemple de cette contradiction est celui des shared spaces (espaces partagés), initiés dans les années 1970 par Hans Monderman [(1945-2008), ingénieur et urbaniste néerlandais, ndlr]. Ces aménagements, qui visent à minimiser la signalisation pour réduire la ségrégation entre les modes de transport, sont aujourd’hui redevenus populaires. Cependant, ils sont critiqués par les associations de seniors et de personnes en situation de handicap, comme la Fédération des aveugles et amblyopes de France. Ces espaces créent une confusion et une appréhension pour les piétons les plus vulnérables, réduisant leur mobilité et leur sentiment de sécurité. La transition climatique et la transition démographique sont intrinsèquement liées. Les canicules, par exemple, touchent d’abord les personnes fragilisées et particulièrement les seniors. Cependant, les solutions d’aménagement urbain proposées pour répondre aux défis climatiques peuvent parfois entrer en contradiction. Ainsi, la plantation d’arbres à fort potentiel allergisant, la création de chemins glissants ou fortement réfléchissants, ou encore l’installation d’une végétation dense faiblement éclairée génèrent un sentiment d’insécurité, soulèvent des problèmes évidents pour les personnes âgées. Un besoin urgent d’acculturation Plus que les grands principes d’aménagement, c’est souvent leur mise en œuvre opérationnelle qui fait défaut. Combien d’ergothérapeutes ont été associés dans des projets d’aménagement? Quel aménageur a choisi sciemment du mobilier urbain ergonomique adapté aux personnes âgées? Qui a intégré des revêtements conciliant perméabilité et confort de marche? Qui a installé des signalétiques claires facilitant l’orientation? Qui a été accompagné en amont par un AMO (assistant à maîtrise d’ouvrage) spécialisé dans l’usage? Il y a un manque criant d’acculturation des élus et des décideurs, qui pourraient pourtant jouer un rôle majeur: impulsion politique, intégration de dispositions dans les documents d’urbanisme, dans les concours, dans les fiches de lots pour les promoteurs… C’est l’ensemble de la chaîne d’acteurs – architectes, paysagistes, cabinets de conseil – qui doit être sensibilisée et formée à ces enjeux. Ne restons pas dans la vision universaliste de Le Corbusier, ne nous cantonnons pas au respect bête et méchant de la loi accessibilité de 2005 sans y adjoindre une dimension préventive et prospective. Au-delà des seniors, c’est l’ensemble des personnes en situation de fragilité qu’il convient de placer au cœur de la réflexion. D’ailleurs, certains agissent déjà: le Département de Seine-Saint-Denis – pourtant l’un des départements les plus jeunes de France – s’illustre notamment par une politique volontariste avec la mise en ligne, en 2021, du référentiel Seine-SaintDenis favorable au vieillissement et au handicap, utilisable par tous. Dans le Val-de-Marne, le quartier Les Navigateurs, à Choisyle-Roi, en cours de renouvellement urbain, intègre petit à petit une approche de territoire favorable au vieillissement. Toujours en Ile-de-France, la direction régionale et interdépartementale de l’environnement, de l’aménagement et des transports (Drieat) travaille à évaluer l’intégration des publics fragiles dans les ÉcoQuartiers labellisés, dont le désormais célèbre village olympique, fraîchement livré à Saint-Ouen. Ces différentes initiatives sont sources d’inspiration. D’ici à 2050, plus d’un tiers des Français auront plus de 60 ans. Cette réalité démographique exige une révision de notre manière d’imaginer et de fabriquer la ville. C’est non seulement une question de justice sociale, mais également un élément indispensable pour adapter notre société au vieillissement qui est, d’après la loi éponymede2015,« unimpératifnationaletuneprioritédel’ensemble des politiques publiques de la Nation ». 1/Pierre-Marie Chapon et al., « Analyse des territoires de vie et de la mobilité de personnes âgées au moyen de traceurs GPS », Annales de géographie, 2011/3, n° 679, p. 320-333; Sébastien Lord et Denise Piché (dir.), Vieillissement et aménagement. Perspectives plurielles, Presses de l’université de Montréal, coll. « Paramètres », 2018, 291 pages. 2/Isabel Wiebe et Anne-Marie Séguin, « Enjeux et tactiques de mobilité quotidienne de personnes aînées résidant dans un quartier montréalais », Cahiers de géographie du Québec, vol. 63, 2019, n° 179-180, p. 231-242. 3/Alejandra Segura Cardona, Doris Cardona Arango, Angela Segura Cardona, Carlos Robledo Marín and Diana Muñoz Rodríguez, “Friendly Residential Environments That Generate Autonomy in Older Persons”, International Journal of Environmental Research and Public Health, 2023, 20(1):409. urbanisme N°440 10 LE NUMÉRO 440 – GÉNÉRATIONS EN CHIFFRES ET EN LETTRES La Piscine-d’en-face, « lieu d’activités » ouvert à tous, à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne). Photo: D. R. « Le concept des lieux sans enfants se banalise. […] Il ne faut pas laisser cette pratique s’installer […] C’est le symptôme d’une société en mauvaise santé, de plus en plus intolérante, poussant l’entre-soi à l’extrême. » Laurence Rossignol, sénatrice du Val-de-Marne. « À partir de [2030], les plus de 65 ans seront plus nombreux que les moins de 15 ans, autrement dit, la courbe des âges s’inversera complètement. Or, nos villes ne sont pas encore pensées pour s’adapter. » Florence Thibaudeau-Rainot, adjointe au maire du Havre. « La présence d’étudiants, c’est souvent un facteur de solidarité et de bienveillance, aussi. » Michaël Delafosse, maire de Montpellier. 1/3 La part d’une génération locale qui s’en va d’environ toutes les ruralités. Source: Benoît Coquard, sociologue. 85% La proportion des familles monoparentales ayant une femme à leur tête. Source: Insee (2023). urbanisme N°440 10 urbanisme N°440 11 « Une MJC, c’est un peu une micro-république. Elle met autour de la table l’ensemble des sensibilités, en termes de classe sociale, de sensibilités politiques et de religions pour la fabrication d’un projet commun. » Patrick Chenu, directeur général de MJC France. « On rêverait que les [moins de 18 ans] se servent de la ville, mais on juge très négativement leur occupation du domaine public. » Adélaïde Boëlle, architecte et fondatrice de l’agence In Vivo. « On se sépare rarement du jour au lendemain, ce qui conduit à des périodes plus ou moins longues durant lesquelles les ex-conjoints continuent à vivre ensemble, bien que séparés. » Arnaud Régnier-Loilier et Wilfried Rault, étude des parcours individuels et conjugaux, Ined et Insee, 2013-2014. « Dans les villes où le climat permet d’être dehors, [l’espace public] est alors devenu un lieu de bien-être grâce auquel différentes générations ont pu améliorer leur qualité de vie. » Francesc Muñoz, urbaniste et professeur de géographie urbaine à l’université autonome de Barcelone. 150 euros Le prix au mètre carré d’un programme de logements à Grand-Champ fonctionnant selon un barème avantageant les familles, les membres actifs d’une association ou les travailleurs sur le territoire (quand le prix de marché oscille entre 250 et 300 euros). Source: Dominique Le Meur, maire de Grand-Champ (Morbihan). Entre 40 et 46 cm La profondeur d’assise idéale pour un banc public selon le référentiel de mobilier urbain et d’aménagement pour les seniors, mis au point par la Ville du Havre. 11% La proportion des Français entre 11 et 19 ans, soit 7,4 millions de personnes. C’est juste un peu moins que les 0-10 ans. Source: Insee. 35% Le taux de la population de Gênes, en Italie, qui aura plus de 65 ans en 2050. urbanisme N°440 11
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