SOCIALTER n°70 - Page 1 - 70 3 édito Socialter n°70 A69, infrastructure zombie Play. L’œil du drone survole une large balafre terreuse qui court sur des kilomètres en ligne droite à travers champs, puis s’attarde longuement sur les pleins et les déliés d’échangeurs routiers fraîchement bitumés. Le fond musical de la vidéo est entraînant. Sur sa chaîne YouTube, le concessionnaire Atosca exalte le chantier en cours de l’autoroute A69 entre Castres et Toulouse, qui doit lui rapporter à terme 16 euros pour chaque aller-retour. Pause. Les destructions environnementales liées aux travaux sont déclarées illégales par la justice administrative le 27 février 2025, faute de « raison impérative d’intérêt public majeur ». La conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvages doit donc primer aux yeux des juges. Les moteurs des engins se taisent et les opposants retiennent leur souffle, conscients que leur victoire est fragile. L’État et le concessionnaire font appel, tandis que la majorité des sénateurs, dont treize socialistes1 , et les éditorialistes de CNews s’en mêlent. Play. À la suite d’un tête-à-queue judiciaire, le 28 mai, les travaux sont autorisés à reprendre alors même que le jugement en appel sur le fond n’a pas eu lieu. Le constructeur bat le rappel de ses troupes. Les centrales d’enrobé vont tourner à plein régime. Le balai des semi-remorques doit redémarrer. Pour être sûrs que la justice ne les arrête pas de nouveau, les partisans de l’autoroute travaillent dans le même temps à faire adopter au Parlement une loi inédite validant l’existence d’une « raison impérative d’intérêt public majeur », pourtant jugée introuvable. Et l’État se déclare, par la voix du ministre des transports Philippe Tabarot, prêt à protéger militairement son entêtement. Avance rapide. Foncer à contresens de l’histoire. L’A69 est, plus que jamais, le symbole d’un système qui ne veut pas dévier. Une infrastructure zombie, pour reprendre les mots du physicien José Halloy qui parle de « technologie Elsa Gautier Rédactrice en chef 1. Le Sénat a adopté le 15 mai en première lecture une loi de validation de la liaison autoroutière Castres-Toulouse. 2. «Au-delà du low tech: technologies zombies, soutenabilité et inventions», interview croisée de José Halloy et Nicolas Nova par Alexandre Monnin, 14 septembre 2020. 3. «Projet local, impact global», étude de BL Évolution avec Terres de Luttes, 2022. zombie » pour qualifier « des technologies mortes à l’aune de la durabilité mais envahissant frénétiquement encore le monde au détriment des humain·es et de la biosphère2 ». La France compte déjà 12 000 kilomètres d’autoroutes. Sur les 5 millions d’hectares artificialisés sur notre sol, 1 million sont des infrastructures routières3 . Le secteur des transports représente un tiers des émissions de gaz à effet de serre en France, le seul à ne pas connaître de baisse notable. Dans son rapport de 2024, le Haut Conseil pour le climat alerte : « La cohérence d’ensemble de l’action publique n’est pas assurée. Plusieurs projets routiers vont entraîner un accroissement du trafic automobile alors même qu’un des objectifs affichés est de réduire l’utilisation des véhicules particuliers et que la France possède l’un des réseaux routiers le plus dense d’Europe. » Pourtant l’A69 n’est pas absurde. Elle procède d’une logique économique, dominante depuis les années 1980 : celle du libre-échange, qui réclame que les marchandises filent d’un bout à l’autre du globe. Cette logique a fait la fortune du groupe tarnais de dermo-cosmétique Pierre Fabre, dont le siège est à Castres, qui réalise à l’étranger 70 % de son chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros. La multinationale pèse de tout son poids depuis les années 1990 en faveur de l’autoroute. Et pour certains élus, comme le député macroniste Jean Terlier, véritable pasionaria de l’A69, dont l’épouse travaille pour le groupe, il semble que ce qui est bon pour Pierre Fabre soit bon pour le Tarn, et par extension pour la France. Il est donc d’intérêt public majeur que les tubes de crème du groupe gagnent au plus vite les ports d’où ils seront envoyés vers les peaux sèches du monde entier. Pour cela, les camions ne doivent pas dévier. L’A69 n’est pas seulement une lubie d’élus locaux englués dans une vision obsolète de l’aménagement. Elle est l’une des infrastructures du capitalisme globalisé auquel, dans le Tarn, comme ailleurs, il est vital de barrer la route. 4 juin — juillet 2025 sommaire ours Illustrations © Clémence Mira. Photos © Antoine Seiter Socialter bimestriel no 70 juin - juillet 2025 Bureaux de la rédaction 5, passage Piver, 75011 Paris redaction@socialter.fr Directeur de la rédaction Olivier Cohen de Timary Rédactrice en chef Elsa Gautier Rédactrice en chef adj. Clea Chakraverty Journaliste Léa Dang Directrice artistique Clémence Fabre Marketing et Partenariats Camille Duhamel Chargé de communication Antoine Polet Correction/Editing Florent Paillery Nina Métais Illustration de couverture Clémence Mira Contributeurs Eloi Boyé Vincent Bresson Jules Calage Emmanuel Daniel Blandine Doazan Camille Gaborieau Chloé Gerbier Christelle Gilabert Nina Guérineau de Lamérie Nolwenn Jaumouillé Iris Lambert Matthieu Le Goff Quentin Le Van Floriane Louison Victoire Radenne Thibaut Schepman Salomé Saqué Anne-Sophie Simpere Illustrateurs Olivia Blanc Clémence Mira Florent Pierre Photographes Philémon Barbier Eloi Boyé Camille Gaborieau Mary Gaudin Matthieu Le Goff Antoine Seiter Bande dessinée Lorrain Oiseau et Maxime Morin Édition Socialter SAS 61, rue de Lyon 75012 Paris RCS Paris 797 454 832 Directeur de la publication Olivier Cohen de Timary Principaux associés O.C.d.T., Fairway Impression Imprimé en France Léonce Deprez, Wancourt (62) Origine papier : Finlande Certification : PEFC 100 % Ptot : 0,0078 kg/t Distribution Kiosque : MLP Librairie : Difpop-Pollen Service des ventes au numéro (réservé aux professionnels) Opper (ExA Juste Titres) 01.40.94.22.23 pdelifer@opper.io Publicité & Partenariats partenariat@socialter.fr Abonnements Socialter / Opper CS 60003 31242 L’Union Cedex 05.34.56.35.60 abonnement@socialter.fr Abonnement sur notre site www.socialter.fr CPPAP : 1128 D 92060 Dépôt légal : à parution ISSN Bimestriel papier : 2270-6410 Socialter est une marque déposée. Pour toute reproduction d’article, nous écrire à contact@socialter.fr 6 conversation texto Nos choix alimentaires expliqués à mes parents 8 entretien fleuve Lucie Castets 16 dossier Écologie : massacre à la tronçonneuse 18 Environnement : qui (dé)fait la loi ? 22 Dépeçage législatif 26 reportage En Limousin, des militants face au climat anti-écologiste 5 Socialter n°70 sommaire Socialter n°70 Illustrations © Clémence Mira, Olivia Blanc. Photos © Philémon Barbier, Matthieu Le Goff. 32 entretien Sébastien Mabile 37 bande dessinée Écocide Squat 38 tribune Le droit de l’environnement est mort, vive le droit à polluer 40 Bruxelles, le backlash du siècle 44 Punchliners en roue libre 47 Épilogue 48 grand reportage Rojava, l’utopie étouffée 60 enquête Les nouveaux chemins du carbone 64 ressource critique Coca : la malédiction de l’or vert andin 68 troisième nature Rat urbain, rat dégoût 70 Salomé Saqué Faut-il abolir l’héritage ? 72 plat de résistance Pirater les ondes 76 actu des luttes En Isère, StopMicro secoue les puces de l’industrie 80 l’effet pare-brise Juliette Krier, cueilleuse d’arômes chamboulée 86 au labo Désextinction 88 à la sauce alter Guadeloupe : des citernes rebelles face à la crise de l’eau 91 Livres & sorties 96 les déterrés Georges Navel, écrire la liberté conversation texto 6 juin — juillet 2025 en ligne maintenant groupe famille conversation texto Nos choix alimentaires Papa juge sévèrement sa sœur parce qu’elle se rend dans un fast-food, tandis que maman estime qu’à l’heure des applis mobiles nutritionnelles gratuites, il est facile de manger équilibré. Maman Lâche le morceau!!! Papa Coucou! Devinez qui j’ai croisé en passant en voiture devant le McDo? Papa Qu’est-ce que j’ai dit encore??? Tu ne vas pas te mettre à défendre McDo lol Papa Lâche le morceau à ton tour 7 Socialter n°70 en ligne maintenant Papa Je connais des gens pas très riches qui font quand même attention à ce qu’ils mangent… Et à leur physique! Maman Super idée! On te laissera tout cuisiner pour une fois… Et faire toutes les courses 8 juin — juillet 2025 entretien fleuve propos recueillis par Elsa Gautier et Clea Chakraverty photos Antoine Seiter Elle était le seul nom sur lequel les alliés du Nouveau Front populaire se sont péniblement mis d’accord après les législatives anticipées de l’été 2024. Désignée comme candidate au poste de Première ministre, Lucie Castets n’a finalement jamais gravi les marches de Matignon. Mais l’économiste et haute fonctionnaire veut continuer à incarner la possibilité d’une unité, indispensable selon elle, pour faire gagner la gauche, alors que les divisions entre le PS – travaillé par son aile droite, et les Insoumis, rassemblés autour de la figure de Jean-Luc Mélenchon – semblent à nouveau infranchissables. Avec Où sont passés nos milliards (Seuil, 2025), elle propose de remettre la défense des services publics et la réforme de la fiscalité au cœur du débat, au moment où le gouvernement exige de nouvelles coupes budgétaires pour réduire la dette publique. «On ne peut pas construire un État fort face à la question écologique si on ne remet pas l’impôt au centre des débats.» Lucie Castets 9 Lucie Castets Socialter n°70 10 entretien fleuve juin — juillet 2025 Lucie Castets, on vous a découverte à l’été 2024 comme la candidate du Nouveau Front populaire au poste de Première ministre. Avant cela, vous avez été militante au sein du collectif Nos services publics. Pourquoi vous apparaît-il déterminant aujourd’hui de replacer ce sujet au cœur de la conversation à gauche ? Défendrelesservicespublics,c’estdéfendre lefaitquechacunpuisseaccéderàlamême chose,quelsquesoientsesmoyens,sonorigine, son parcours… Ils incarnent l’expériencedesvaleursdesolidarité,departage, d’universalité, dans le concret de nos vies quotidiennes. C’est pourquoi j’espère que les services publics pourront constituer une armature pour la gauche. Il faut travailler en priorité à restaurer ce qui a été détricoté dans les années passées, notamment dans les secteurs clés de la santé et de l’éducation. Mais il est aussi nécessaire d’avoir une vision de long terme, et de se réapproprier certains types de services publics qui sont moins intuitifs à gauche, comme la sécurité et la protection, dans une acception large. Quand les gens voient que ces services ne fonctionnent plus ou mal, que certains types de délinquance, comme le détournement d’argent ou l’évasion fiscale, sont moins sanctionnées que d’autres, cela renforce la défiance vis-à-vis de l’État et l’envie de se détourner des règles communes. À gauche, nous avons parfois un peu abandonné certains de ces sujets. Par ailleurs, il faut penser en continu l’évolution des services publics et l’extensiondeleurpérimètre,pourqu’ilspuissent s’adapter à l’évolution de la société et de ses besoins. Cela concerne aussi bien le soin que l’accès à l’eau ou la façon de concevoir l’information, comme le souligne Reporters Sans Frontières, qui plaide pour un « New Deal pour le journalisme ». Je ne dis pas qu’il faut tout republiciser, mais pour réguler au mieux, notamment les réseaux sociaux, il faut réinjecter du service public. En quoi cette thématique est-elle stratégique, d’un point de vue politique ? Aujourd’hui, de nombreuses personnes se tournent vers le Rassemblement national (RN) car elles se sentent abandonnées par la puissance publique. Je ne nie pas du tout le racisme qu’il peut y avoir au sein de l’électorat RN, mais je sais aussi que ce racisme est nourri par un sentiment de relégation, qui débouche sur une forme de concurrence des précarités. Lorsque l’on vit loin d’une gare, que l’on n’a pas accès à un logement social, et que, par ailleurs, on entend à longueur de journée sur certaines chaînes télévisées qu’un migrant qui arrive sur notre sol est logé gratuitement dans le meilleur hôtel de la ville… Cela peut expliquer que certains succombent aux discours fallacieux de l’extrême droite. Le sujet des services publics doit être pensé au-delà des gens ayant une sensibilité de gauche, car ils concernent tout le monde. Cessons de les concevoir comme « un truc de pauvres ». Les services publics sont non seulement le patrimoine de ceux qui n’en ont pas mais leur existence profite à la société dans son ensemble : aux ménages aisés, aux entreprises, etc. Il me semble qu’il faut remettre cette idée au cœur du débat public. Prenons l’exemple des remboursements de consultations médicales sur lesquels notre gouvernement propose de faire des économies de bout de chandelle1 . Que se passe-t-il dans pareil cas ? Soit vous n’avez pas les moyens et vous renoncez à des soins. Cela est moralement inacceptable dans un pays aussi riche que la France – d’autant qu’à la fin, lorsque la maladie se sera aggravée, vous serez tout de même soigné à l’hôpital public et cela coûtera beaucoup plus cher à la société qu’une prise en charge au stade préventif. Soit vous avez les moyens et vous prenez une ou plusieurs mutuelles aux tarifs de plus en plus onéreux. À la place d’une dépense publique commune, on obtient ainsi une multitude de petites dépenses privées – mutuelles ou assurances, qui s’accumulent. Au global, quand on additionne ces dépenses publiques et privées, on arrive à des sommes plus élevées que si la consultation était correctement prise en charge dès le départ par la Sécurité sociale. La dépense publique est justement le fil conducteur de votre livre, Où sont passés nos milliards, dans lequel vous constatez un paradoxe : les services publics se dégradent, alors que les dépenses publiques restent stables depuis une décennie. Vous l’expliquez par l’avènement d’un nouveau paradigme budgétaire, celui d’un « capitalisme structurellement subventionné », dans lequel une Concurrence des précarités Dans Des électeurs ordinaires (Seuil, 2024), le sociologue Félicien Faury analyse les mécanismes racistes du vote pour le Rassemblement national à partir d’une longue enquête dans le sud de la France. Il s’attarde en particulier sur les perceptions des habitants de leur environnement social, leur regard critique sur la redistribution ou leur sentiment de dépossession géographique et culturelle. 1. Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour l’année 2025 proposait, entre autres mesures, de réduire la part que l’Assurance maladie rembourse lors des consultations médicales. Si cette mesure n’a pas été retenue lors de l’adoption en février 2025, le décret du 20 février 2025 acte «une baisse des indemnités journalières versées par l’Assurance maladie lors d’un arrêt de travail à partir du 1er avril 2025». 11 Lucie Castets Socialter n°70 « On se rend compte qu’une part croissante de la dépense publique est consacrée au soutien aux entreprises. (…) Cette dynamique est beaucoup plus importante que pour les services publics, elle augmente même cinq fois plus vite ! » part croissante de l’argent public est destinée à soutenir les entreprises privées. Pouvez-vous revenir sur ce point ? La résolution de ce paradoxe m’a guidée au fildemesrecherches,etcequel’onobserve est à rebours de ce que l’on entend régulièrement dans le débat public. Posons déjà un constat : les dépenses publiques, mesurées en pourcentage du PIB, sont globalement stables depuis une décennie, et elles augmentent légèrement en volume. Dans le même temps, certains secteurs publics, en particulier l’hôpital, connaissent des dégradations importantes, comme on a pu le voir lors des crises telles que le Covid. Comment expliquer ce paradoxe ? Examinons les chiffres. Le niveau relativement élevé de dépense publique par rapport au PIB en France (environ 57 % depuis 2012) – alors que la moyenne des pays comparables se situe plutôt autour de 50 % du PIB – s’explique par le fait que nous ayons choisi de socialiser, c’est-àdire de prendre en charge collectivement, notre système de protection sociale, nos retraites et notre système de santé. L’augmentation tendancielle du volume dedépensespubliquesest-elleuniquement dueauxcoûtsdefinancementdessystèmes de retraite et de santé ? En réalité, quand on observe de plus près, on se rend compte qu’une part croissante de la dépense publique est consacrée au soutien aux entreprises, sous différentes formes: aides del’Étatetristournesentermesdefiscalité. Cette part est en hausse : on l’évaluait à 3 % du PIB en 1979, contre 6 % aujourd’hui, soit plus de 185 milliards d’euros. Or, d’après les économistes de l’Institut La Boétie et la chercheuse Anne-Laure Delatte, cette dynamique en faveur des entreprises est beaucoup plus importante qu’elle ne l’est pour les services publics, elle augmente même cinq fois plus vite ! Je ne suis pas contre l’aide aux entreprises par principe, étant favorable à une intervention forte de l’État dans l’économie. En revanche je m’interroge sur la manière dont cela est mis en œuvre. Prenons une période de crise comme le Covid, où les entreprises ont été fortement aidées, ce qui a permis de sauver des emplois. L’analyse montre que certaines aides ont été surcalibrées et que des entreprises ont fait des marges supplémentaires par rapport à ce qu’elles auraient gagné sans la crise. Plus largement, en dehors des crises, pour des raisons idéologiques, les entreprises demeurent massivement soutenues par divers mécanismes, soit de subvention, soit du moindre impôt. C’est pour cela que je parle d’un capitalisme subventionné. À gauche, on a tendance à dire que le système économique actuel est débridé, dérégulé, que l’on subit des budgets d’austérité. En réalité, l’économie est très soutenue par l’État, mais en faveur des entreprises. C’est l’avènement d’une nouvelle forme de capitalisme où l’État devient la béquille des entreprises, grâce à l’argent public. La France est l’un des pays de l’OCDE qui appuie le plus ses entreprises, or il me semble crucial aujourd’hui de débattre de toutes les dépenses publiques et donc de savoir où elles se logent. Justement, dans l’ouvrage vous dénoncez certains de ces dispositifs d’aide aux entreprises, censés améliorer leurs capacités d’innovation, créer de l’emploi ou accompagner leur transition écologique, en particulier le CICE et le crédit d’impôt recherche. Ces aides sont, dites-vous, parfois mal utilisées par les entreprises ou n’ont pas les effets escomptés. Une commission d’enquête du Sénat travaille justement sur cette question. Faut-il les supprimer ? Soutenir la recherche, publique ou privée, me paraît indispensable mais il s’agit de mieux cibler ces aides, notamment pour accompagner les plus petites entreprises, Anne-Laure Delatte Économiste et chercheuse au CNRS, Anne-Laure Delatte est l’autrice de L’État droit dans le mur. Rebâtir l’action publique (Fayard, 2023). Elle a notamment analysé comment les milliers de dispositifs d’aide aux entreprises, souvent opaques, mis en place depuis les années 1970, ont creusé les dépenses publiques. Elle propose de conditionner les financements publics accordés aux entreprises à des critères écologiques. 12 entretien fleuve juin — juillet 2025 2. Le dispositif, sous le mandat de François Hollande, a bénéficié à près de six millions d’entreprises, mais un rapport de la Cour des comptes rappelle que ce sont les plus grosses entreprises (plus de 250 salariés) qui ont capté près de la moitié des aides et qu’il n’y a pas eu d’effet sur l’emploi. 3. Signé par le président Hollande, qui avait pourtant promis de le renégocier pendant sa campagne, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) vise à contraindre les États de la zone euro, à avoir des comptes publics à l’équilibre ou en excédent, en limitant le recours à l’emprunt. comme le soulignait d’ailleurs le programme porté par le Nouveau Front populaire. Le CICE a créé des effets d’aubaine pour des très grandes entreprises sans forcément de conséquences vertueuses en matière de stimulation de l’investissement et de l’innovation. Les chiffres montrent aussi qu’il n’y a pas eu d’effet notable en termes de création d’emplois, rapporté au coût global du CICE2 . Quant au crédit d’impôt recherche, là aussi il y a eu des dysfonctionnements importants. Prenons l’exemple qui a été récemment à l’actualité : ArcelorMittal. L’entreprise a reçu 300 millions d’euros d’aides de l’État en 2023 (et une promesse d’investissements publics de 850 millions supplémentaires pour décarboner son site de Dunkerque, NDLR). Mais les engagements n’ont pas du tout été tenus et le sidérurgiste envisage désormais la suppression de 600 postes. Pour moi, cet exemple pose très clairement la question de la cohérence de l’action de l’État et de son rôle coercitif vis-à-vis des entreprises. Depuis les années 2000, le secteur public est de son côté en proie à ce qu’on nomme le « new public management » avec un postulat : le privé est plus efficace que le public. Pourquoi l’importation des logiques du privé dans les services publics est-elle problématique à vos yeux ? Je pense qu’on ne peut pas, on ne doit pas comparer la puissance publique et l’entreprise, tout simplement parce que ces entités n’ont pas les mêmes desseins. Le but d’une entreprise, quelle qu’elle soit, est d’être rentable. Celui de la puissance publique est de servir l’intérêt général. L’importation aveugle de méthodes du privé dans le public nie cette différence fondamentale. Les publics sont différents, leur accueil aussi. Bien sûr, il s’agit de garder à l’œil l’efficacité de la dépense mais pas de raisonner en termes de rentabilité. Parfois un service, un soin, est coûteux mais il est nécessaire, peu importe le coût. Par ailleurs, comme le montre la chercheuse Béatrice Hibou, que je cite dans le livre, l’importation de méthodes du privé dans le public a conduit, et c’est contre-intuitif, à accroître la bureaucratie et à complexifier le travail des agents publics. C’est par exemple le cas à l’hôpital, où l’on exige des aides-soignantes qu’elles remplissent des formulaires à chaque nouvelle tarification de tel ou tel acte, ce qui génère aussi du mal-être au travail. Les agents publics ont le sentiment de ne plus pouvoir remplir leur tâche première : servir le public. À gauche, le Parti socialiste – dont vous avez été membre en pointillé entre 2008 et 2015 – a aussi sa part de responsabilité dans la fragilisation du financement des services publics. Vous écrivez aujourd’hui que la gauche doit « tourner le dos au renoncement ». Quel regard portez-vous sur le mandat Hollande (2012-2017), durant lequel on a vu persister une orientation globalement néolibérale des politiques économiques ? Je me souviens que son propos, « mon ennemi, c’est la finance », a séduit beaucoup de monde lors de la campagne de 2012, mais cette affirmation apparaît paradoxale compte tenu de ce qu’il s’est passé ensuite. Globalement le mandat de François Hollande a pris la forme d’une adhésion,
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