Premiers pages de Nuech Blanca - Page 2 - roman d'Adeline Yzac Illustration de couverture : © Marie-Mydie Joffre, Pilier des anges, PastelLithe, encre de Chine sur marbre de Sournia, Pyrénées Orientales, 2005 Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 6 Je n’ai rien tant voulu que la lumière, Camille Decossy, Concerto catala, 1976 Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 7 © Éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ novembre 2014 ISBN : 978-2-36795-083-9 Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 8 À Mia (…) ; quand on a vu dans sa vie, un matin Au milieu des ennuis, des peines, des misères, Et de l’ombre que fait sur nous notre destin Apparaître un enfant, tête chère et sacrée, Petit être joyeux, Si beau, qu’on a cru voir s’ouvrir à son entrée Une porte des cieux ; (…) Victor Hugo À Villequier, Les Contemplations Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 9 Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 10 11 Ici le haut pays, étincelant dans sa lumière d’ombre, une étendue qu’autrefois l’on voyait incertaine sur l’atlas de géographie épinglé au mur de l’école, un écart que parcourait la baguette du maître, lequel montrait ensuite les images en noir et blanc d’un livre d’agriculture. On devinait une parcelle enneigée juchée ailleurs, posée distraitement aux antipodes des territoires connus, au-delà de lisières où on ne s’était aventurée qu’une seule fois, poussée avec la mère par l’appel d’une lointaine parenté. À peine si le regard se posait sur les contours de la carte, le vaste lopin n’éveillait ni rêve ni espérance. Les yeux glissaient sur les détails cartographiques comme des étoiles filantes au firmament. Il y faisait un froid de loup, il y régnait une misère noire, on ne retournerait pas là-haut. – Angèle, laisse-moi te dire ma joie de te voir ici. Ici le haut pays. Le point d’extrême indifférence de naguère s’étale à une enjambée derrière les carreaux de l’habitation, on y est, on se rappelle qu’on y est, on se le répète, le corps y a été transporté, on s’y trouve. Six ans en arrière, quelque chose a insolemment basculé dans le bas pays d’où l’on vient. Le bas pays, on ne sait plus très bien dire maintenant où il se trouve, on saurait mal retrouver la maison familière sur une carte, le village et les vignes où l’impensable a surgi qui a mis en déroute une famille, l’a poussée hors de l’ordinaire, en a expédié une part jusqu’en des lieux oubliés de la mappemonde. Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 11 12 – La dernière fois que tu es venue, c’était aussi la première. – J’avais cinq ans. – L’âge de Lalia. – Ce fut mon unique visite. Marthe, la grande cousine perdue de vue depuis des lustres, promène sa pleine santé du salon à la cuisine. Il faut s’y faire, s’admettre debout maintenant dans ce grenier montagnard, à ses pieds les territoires qui dévalent jusqu’à la mer. C’est que ça change tout d’être ici, on se voit à contempler le monde, les cinq continents et les sept mers depuis ce phare, on doit être à plus de quinze cents mètres. Il faut s’envisager à partir de la nouvelle demeure perchée à l’ultime extrémité. Après la propriété des cousins en haut de la falaise, c’est le vide. Il faut s’habituer à lorgner par la lucarne de la nuit, on n’est pas loin d’imaginer en contrebas les déserts et les villes gigantesques, les autocars qui roulent sur des routes improbables, les pêcheurs qui délaissent les ports et naviguent sous la pleine lumière, les amants dans les lits défaits à l’heure des siestes. Et tout le reste. – Tu l’aperçois, Lalia ? – Non. – Ils ont dû entrer dans les étables, dans la fromagerie ou au laboratoire. Angèle, sa corpulence menue glissée dans l’angle de la fenêtre, ne bouge pas. On s’étonne de tout, on éprouve un émerveillement devant la place nouvelle qu’on occupe et on se débat comme un grand insecte pris, enrôlé par la force des choses, la petite Lalia malade et la famille éprouvée. Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 12 13 La vieille femme appuie la main gauche sur le rebord de la fenêtre, la paume sur le bois lisse et dur, le corps en équilibre sur son bras replié, le corps tombé en jachère depuis que l’enfant et elle sont arrivées et qu’il neige. Le corps occupé à rien, séparé des usages et des mouvements habituels, plus de cuisine, plus de maison à tenir, plus de courses, plus de potager, plus de jardin floral, plus de clients au chais, plus de rêverie sur les chemins des vignes, plus de pages de livres tournées à la cadence des soirs. Et l’enfant à l’écart de soi. C’est arrivé si vite. À midi encore, on était chez soi, au Domaine des Loubes. Que pourrait-on faire posée à la bordure du monde, sinon s’abandonner, se laisser suspendre au-dessus de l’inconnu, sinon travailler à faire face à la nouveauté ? – Faut qu’elle en profite, ta toute petite. Les jours sont courts, le ciel couvert, tu as bien fait de nous faire signe. Au-dessus sont le ciel, les astres, la lune, du moins est-ce là ce qu’on soupçonne. On se voit enfoncée dans la courbe imposante, comme enrôlée. Ici le haut pays et soi minuscule, en équilibre sur le perchoir. Si l’on remuait trop, quelque chose pourrait se fractionner, on pourrait culbuter en arrière ou basculer par-devant. Il faut faire un effort, passer par-dessus le vertige d’avoir quitté sa maison, d’avoir osé franchir l’espace vacant et se découvrir étrangère. Quelque chose bruisse dans le dos, c’est Betty, la bellefille de Marthe, la femme de Jean son fils. – Vous ne voulez toujours pas de mon aide ? insiste Angèle. – Hé non, c’est comme ça. Sinon, il n’y aurait aucune surprise. Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 13 14 Angèle dans l’embrasure, le buste légèrement incliné, le visage penché en avant, le front proche de la vitre, à la fois dedans, à la fois dehors, Angèle sourit, tu parles d’une surprise ça sent le cèpe et le rôti de veau. Elle se trouve une tâche, s’enfoncer dans l’instant, être un regard, s’inventer archéologue de l’ombre. Guetter depuis le belvédère d’où on ne voit rien sinon ce que l’on rêve donne une vue d’ensemble étourdissante et brouille les détails du monde, même les plus immédiats. Lalia et ses deux cousins qui jouent dans le froid surgissent de temps à autre, furtives silhouettes dans un décor inexistant. Ici le haut pays et ici la disparition. On n’en croit pas ses yeux, la neige occupe tout, une mère neige qui niche sur les toitures. Celles-là on ne sait pas quelle hauteur elles atteignent, on ne sait pas de quoi sont bâties leurs charpentes, du bois certainement et quel matériau les recouvre, de l’ardoise sans doute. La neige dont rêvait Lalia s’est déployée de toutes parts depuis quelques jours, elle s’est imposée sur les seuils des portes, repoussée sans cesse par les hommes et sans cesse revenue, elle s’est introduite entre les granges, les hangars et les parcs à vaches, elle s’est adossée contre les murs de rondins, plus épaisse qu’eux, plus ferme, plus éminente. Et elle fait mieux. Elle s’aplatit devant la maison et sur les passages tracés par les hommes. C’est à ce prix-là du renoncement, écrasée sous le piétinement, qu’elle continue de prendre le monde sous ses ailes. Betty s’approche à nouveau. – Asseyez-vous, vous serez mieux. Angèle s’arrache à l’indéfini du dehors, se retourne, scrute les gestes et le visage de la jeune femme qui lui fait Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 14 15 une offre à grand renfort de gestes que le plein feu des lampes du salon trouble. Miroir déformant quand le regard se sépare de l’ombre du dehors. – Approchez le fauteuil de la fenêtre. Parcourir la nuit avec plus d’aisance, sans se fatiguer. Angèle secoue la tête et les mains, non elle ne souhaite pas de siège, elle s’attarde mieux debout et s’accorde plus commodément avec la nuit de plain-pied. – À votre guise. Betty s’éloigne. L’invitée regrette son mouvement de refus. Dans la maison familiale, aux Domaine des Loubes, on convie tout visiteur à s’asseoir, à prendre place dans la familiarité, on insiste. L’hospitalité est ici la même, j’aurais dû accepter. Betty n’a pas persévéré. Angèle oscille au bord de l’improbable, elle cherche l’assise du plancher, pèse de son poids plume, elle n’a jamais été bien grosse, son épaisseur est au-dedans, qui l’a poussée à prendre Lalia par la main et à la conduire jusqu’ici. Les voilà dans la neige ardente. Qui a cessé de tomber peu après leur arrivée, à l’heure du goûter des enfants. Une fois les retrouvailles faites devant un café et une fouace, les hommes et les enfants sont sortis. Angèle guette la neige afin de ne pas être guettée et la blanche de pousser sa tâche en avant, de faire l’intrigante et de se faufiler, d’aspirer le monde et le monde de se contenir dans son épaisseur éblouie, la neige dont on se dit au bout de trois heures passées chez Marthe, Jean et Betty, Martin leur fils et Eloïse leur belle-fille, qu’on ne sait plus si elle descend à plein entonnoir depuis le versoir du ciel ou si elle croît et se répand comme une vigne retournée à la sauvagerie. Nuech Blanca def MNA_Mise en page 1 12/09/2014 16:31 Page 15
Premiers pages de Nuech Blanca - Page 2
Premiers pages de Nuech Blanca - Page 3
viapresse