EE 57 - Page 20 - Etoiles d'encre N° 57-58 Dites-le avec Humour Espagne, novembre 2013 Masry el-Yom, mercredi 25 décembre 2013 Masry el-Yom, mercredi 18 septembre 2013 interview de doaa Eladl par Fawzia Assaad Doaa est sollicitée. L’été 2013, elle a reçu le prix de la caricature politique. C’était au salon de la caricature qui se tient à dix kilomètres de Limoges; sitôt de retour au Caire, elle part en Italie, puis en Espagne, invitée à témoigner contre la violence faite aux femmes. En novembre 2013, je suis allée au Caire pour la rencontrer. Le contact est sympathique. Elle est musulmane, je suis chrétienne. Elle est voilée, je ne le suis pas. Cela ne fait aucune différence. Nous sommes toutes deux égyptiennes. Femmes et Égyptiennes. Il n’est pas besoin de mots pour le savoir. Le journal pour lequel elle travaille est celui que je lis tous les jours, sur papier ou sur internet: Masry el-Yom. Je lis les événements à travers ses caricatures pour alléger la pression du désespoir. Le métier de journaliste est dangereux. Celui de caricaturiste encore davantage. Il donne forme au rire qui tue. On se souvient des caricatures de Mahomet et du scandale qu’elles ont soulevé, les caricatures de Doaa seraient-elles moins dangereuses? L’imaginaire des mots et des images est redoutable. Doaa le manie avec un tendre humour, un humour réformateur. Elle souhaiterait sans doute une autre réalité politique. Il faut braquer les phares de la renommée sur elle pour la protéger de la censure. Et répondre à son message. 20 une artiste ; Doaa Eladl La première image dont Doaa me parle pour illustrer notre dialogue n’est pas une caricature, mais un dessin d’enfant, une petite fille qui tient papa et maman par la main, l’image est traversée par le bandeau noir du deuil. L’enfant avait été happée par le feu de la vengeance. Quand le président, destitué suite à un soulèvement populaire, promettait d’embraser le pays, une cinquantaine d’institutions chrétiennes ont été incendiées, saccagées, outragées; toutes provoquées par les partisans du président déchu: le deuil d’enfance. Les chrétiens étaient responsables du soulèvement. Ils devaient en payer le prix. Nous n’avons pas retrouvé cette caricature mais les deux suivantes sont celles-ci : Pour la mort de Nelson Mandela, un mois de décembre 2013, son dessin est silencieux, recueilli, une main noire et une autre blanche qui vont l’une vers l’autre, se touchent presque, le doigt le plus long, l’index, plus tendu, plus proche du but. Le décès de Nelson Mandela samedi 7 décembre 2013 humour 21 Quand une femme, Samia Hussein est nommée à la tête de l’office des impôts Doaa illustre ainsi l’événement: « Voilà 30 ans que les moustaches nous gouvernent. Le temps où les femmes nous gouverneront n’est pas loin… » disent les barbus tandis que le sous-fifre l’accueille avec un salut militaire, « Matin de fleur, Madame la Présidente » Vous parlez parfaitement l’anglais, je le devine, avez-vous fait vos études à l’Université américaine? Non, oh non. Je suis de la classe moyenne égyptienne. Comme la plupart des intellectuels du pays; issus de la classe moyenne. Au départ, l’école gouvernementale de la province. Hegazi vient de Damiette puis monte au Caire pour compléter ses études. Bahgouri et Moheidine El Labbani suivent ce schéma ainsi que le plus grand en âge et en maîtrise: Omar Salim. On allait à la recherche du Maître; comme au Moyen âge, l’art passait de maître à élève. Alors on voyageait vers le maître, vers Le Caire. Pour enseigner la caricature, il n’y a pas d’Académie. Il y avait aussi les livres d’art. mercredi 11 décembre 2013 22 une artiste; doaa Eladl « Commémoration de Janvier » Il s'agit des martyrs de la révolution du 25 janvier 2011. Auréolés, ils planent sur un nuage et font tomber sur terre une pluie de larmes. En bas: une petite fille demande à son père. « Papa, tu te souviens?! » Et le papa de répondre « Non ». Votre carrière? On m’a d’abord employée au graphique d’un journal. Rien d’inventif. Le design me paraissait ennuyeux. Une amie blogueuse m’a introduite à la caricature. Elle ne considérait pas ce métier comme un art. J’ai travaillé pour le journal El-Dostour, puis pour Sabah El Kheir. Je produisais beaucoup, mais la distribution était limitée. Pourtant c’était le siècle d’or des caricatures, Ibrahim Issa au Vieux Destour Salah Djahin, Bahgat Osman, Higazi à Sabah El Kheir. La faillite de l’institution de Rosel Youssef a limité les moyens de ces journaux. Par contre, à Masry el Yom, si l’espace accordé à la caricature est limité, la distribution est importante. La version électronique du journal va jusqu’aux confins de la terre. C’est ainsi que je suis arrivée jusque chez vous. Vous habitez une des nouvelles villes qui prolongent Le Caire. Comment faites-vous pour vous déplacer quand le terrorisme menace? Je prends les transports publics. Les nouvelles cités sont bien desservies. Mais je ne vais pas tous les jours au bureau comme une quelconque fonctionnaire. On reconnaît à présent mon statut d’artiste. Je travaille chez moi et je livre les caricatures deux fois par semaine, Le trajet simple aller me coûte entre 1h 30 et 2 heures Aller-retour: 4 heures deux fois par semaine. C’est beaucoup. Et comment faites-vous pour accompagner la nouvelle du jour? On colle à l’actualité. On lit les journaux. On suit les nouvelles sans répit. Il y a la contrainte de la livraison et Dieu nous aide. humour 23 Un chef d'orchestre barbu dirige un chœur de barbus qui chantent: « L'Égypte nous sera toujours chère » Vous avez été plusieurs fois couronnée pour votre travail. En Italie le primo satiro, à Forte dei Marmi, à peine dix jours avant la France, à Saint Juste le Martel qui vous honorait pour l’ensemble de votre œuvre, ce mois d’août 2013. L’Égypte a déjà reconnu votre art en 2009. Le syndicat des Journalistes vous a couronnée première femme à recevoir ce prix. Pensezvous que vous pourriez vous trouver un jour sur une liste nobélisable? Les choix du Nobel ne sont pas toujours les meilleurs. Il y a des caricatures en Ancienne Égypte. Est-ce que vous avez cherché à vous en inspirer? Oui, j’en connais une: l’hippopotame perché sur un arbre et l’oiseau sous l’arbre qui n’arrive pas à voler. Une situation illogique qui provoque le rire. Le comique en Égypte est lié au politique; il invente la réalité. Le caricaturiste ne doit pas se borner à dessiner l’événement, il doit prévoir ce qui viendra demain. On nous demande du rêve, de l’espoir. Sur l’une de mes caricatures, j’ai écrit: « Je vous ai réuni parce que cet homme-là me demande l’impossible. Il veut un projet qui le fasse rêver ». Quelles sont vos ambitions politiques? La situation n’est pas claire. Dans notre métier on est systématiquement contre le pouvoir. Contre Mobarak, contre les militaires, contre Morsi. Nous avons pris l’habitude d’être contre. Voilà que nous nous trouvons « pour » l’armée. Ce n’est pas une situation confortable. Nous sommes dans le vague. Vous êtes pourtant contre la politique américaine. Votre vision d’Obama est à l’opposé de celle d’une autre caricaturiste, Dary Cagle. Obama n’est pas cet homme accablé qui regarde les combattants se battre. Il entre dans la bataille, joue les uns contre les autres. Il n’est pas un ange qui vide son sac de 24 une artiste; doaa Eladl dollars sur une foule avide d’argent et d’armes. Vos caricatures de l’Amérique accusent son alliance aux Frères Musulmans. Avez-vous été interpellée pour trop oser montrer? Il y a eu des critiques, des objections. Le vote contre la Constitution de 2012, celle qu’on attribue aux seuls Frères Musulmans est évoqué par la pomme du paradis terrestre: les Frères faisaient courir ce bruit: si vous votez oui à cette constitution vous irez au paradis, si vous votez non vous irez en enfer. Une autre caricature a suscité des contestations, celle de l’excision, destinée à un livre plutôt qu’à un journal. En fait pas grande chose. Par exemple, Bassem Youssef a plus d’une fois été pénalisé. Chirurgien de métier, il pratiquait son art sur la place Tahrir les premiers jours de la révolution de janvier 2011 quand il se découvrit un don d’acteur comique. Sa prestation du vendredi soir AlBernameg, (le programme) a été plus d’une fois interrompue, mais par des procès qui n’engagent que des individus. Le rire du vendredi soir est refusé au peuple. La bataille autour de la liberté d’expression et de l’impunité continue. humour 25 26 une artiste; doaa Eladl Qu’est-ce qui vous a liée à Shahinda Maqlad, cette autre femme révolutionnaire du temps du président Sadate? Nous avons manifesté ensemble contre la Constitution de Morsi devant le palais présidentiel qu’on appelle Ittehadeya. Ces manifestations monstres ont fait des morts et des blessés. La femme ne prend pas ses droits. Encore moins dans la Constitution de Morsi. Elle est entre deux modèles : celui de la femme gâtée et celui de la révolutionnaire passionnée. Les valeurs de notre société sont posées par les hommes. En tant que caricaturiste je n’ai pas intérêt à être excessive. Après moi d’autres femmes ouvriront d’autres chemins. Cela prendra du temps. L’hommage à Shahinda est un hommage à la cause féministe. humour 27 samedi 8 novembre 2014 Le rire est symbolisé par les deux lettres HA HA. « Dites qu’il est UN » dit le censeur. « Bonne chance Al-Bernameg » pleure une femme.
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