Premieres pages de Sur le fil de la nuit - Page 1 - roman policier de Suzel Grondin Du même auteur Les lianes, roman, éd. Joëlle Losfeld, 2002. Le rire d’Irène, roman, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2012 sur le fil de la nuit CT_sur le fil de la nuit 12/09/14 10:44 Page4 Je m’appelle Paul Sullivan mais parfois ce fut D’jack, Gandhi, Owen, ou eh ! Toi, mais peu m’importe le nom que l’on me donne, je n’ai pas le sens de la propriété. Je suis assis face à un policier, une femme, qui manifeste à mon encontre tous les égards, j’en ai eu rarement c’est pour cela que je tenais à le souligner. Généralement, quand j’ai été confronté à des uniformes, des tenues de Tortues Ninja des CRS aux robes des juges, on m’appliquait le traditionnel « Tu » assorti de quelques menaces mais jamais de « Monsieur, vous ». Tout cela parce qu’ils ont besoin de moi, oh ! Pas pour comprendre cette drôle d’histoire, ils cherchent rarement à comprendre ; ce qu’ils veulent c’est boucler une affaire et rentrer regarder New York District où là ils peuvent résoudre peinard des enquêtes où l’on mâchouille des chewing-gums tout en marmonnant des déductions infaillibles. Moi, petit, j’adorais quand l’inspecteur Bourel 5 sur le fil de la nuit CT_sur le fil de la nuit 12/09/14 10:44 Page5 tapait du poing dans sa main en s’exclamant : « Mais ! C’est bien sûr… » C’était Les cinq dernières minutes, les meilleures. La femme flic, vêtue d’un corsage d’une taille en dessous de celle de ses seins débordants, pourrait attendre une éternité avant de résoudre quoi que ce soit mais comme elle répète pour la quatrième fois : « Monsieur Sullivan, vous êtes un témoin principal, principal, vous comprenez », je me montre magnanime et pardonne à l’œil qui s’affaisse, à la lèvre lourde du moins l’inférieure parce que la supérieure, un trait rougeâtre, est recouverte d’un fin duvet sombre. Il y a des laideurs qui attirent la mansuétude, la mienne par exemple, et d’autres qui repoussent le moindre pardon. Peut-être un prêtre recueillant à travers ses claustras l’amère solitude de cette femme ferait-il œuvre de compassion… Cela me fait sourire ce témoin principal, cela me rappelle une des familles d’accueil, la troisième où l’on me plaçait depuis mes cinq ans. Les deux premières avaient été ce qu’elles doivent être : accueillantes. Les intermittents du cirque familial étaient censés vous aimer mais ne pas s’attacher. Je reconnais que cela ne devait pas être facile, tout au moins cela ne le fut pas pour « Nicole pot de 6 sur le fil de la nuit CT_sur le fil de la nuit 12/09/14 10:44 Page6 colle ». Ne pouvant avoir d’enfant, elle m’aurait bien câliné plus longtemps. Mais quand on est petit et en colère on ne va pas au-delà d’un geste tendre timidement suspendu, un regard qui s’embrume et se détourne. Seules les preuves comptent et, hélas, le seul fait qu’un jour on vous enlève de ces maisons un peu plus chaleureuses que les autres, venait contredire les bonnes intentions de ces braves gens. − Oui Monsieur Sullivan, vous êtes un témoin important, capital je dirais même ! Ce « Témoin » en appelle d’autres. J’oublie les gentils faux parents pour le vrai salopard qui me prenait pour son larbin et me répétait : « T’es moins que rien ». J’aurais préféré qu’il me dise « moins qu’une merde », j’aurais pu être le tas de fumier et tout le monde sait que de belles choses fleurissent sur les tas de fumier mais, à dix ans, ce « rien» m’ôtait toute velléité d’être autre chose que ce pronom indéfini. C’est pour cela que je ne me lasse pas d’être devenu ce témoin principal à qui on propose café, cigarette. Je veux que ce moment dure et pour cela je suis prêt à tout, à raconter ma vie. C’est ce que je propose à l’opulente policière : 7 sur le fil de la nuit CT_sur le fil de la nuit 12/09/14 10:44 Page7 − Je veux bien vous expliquer mais il faut commencer par le début et le début c’est ma vie, cela risque d’être long, c’est comme un puzzle, vous savez ce que c’est dans la police, s’il manque une pièce ! Elle regarde sa montre. Il est trop tard pour New York District, trop tard pour Gagner des millions ou rêvasser devant un reality show quelconque. Alors autant écouter ce nabot bizarre. Peut-être y aura-t-il quelques détails horribles ou croustillants. Elle croit, comme beaucoup, que les particularités physiques s’accompagnent forcément de comportements singuliers. Elle me fixe, dégrafe le premier bouton de son chemisier, libérant brutalement un cou d’amatrice de queues de cochon grillées et de confit. Un morceau de chair rose et molle dépasse de l’encolure. Et je suis heureux de m’apercevoir que la peau des femmes − surtout celle-là – n’entraîne plus chez moi le moindre frisson d’envie. Ce n’est pas pour rien que l’on me surnomma Gandhi. Pas pour ma non-violence, démentie ce soir, mais en raison des capacités du Mahatma à résister à l’appel de la volupté. L’entraînement de cet homme à l’abstinence avait suscité chez l’adolescent perturbé que 8 sur le fil de la nuit CT_sur le fil de la nuit 12/09/14 10:44 Page8 j’étais alors un véritable engouement. À partir de ce jour, j’érigeai en mode de vie l’idée que ce que l’on ne connaît pas ne peut pas vous manquer. C’est pour cela qu’entre autres signes distinctifs, je suis encore puceau à quarante ans. Mais ne nous précipitons pas vers ce sujet qui risque de décevoir mon interlocutrice. De toute façon, si vous restez en ma compagnie, la fin de la nuit sera longue. 9 sur le fil de la nuit CT_sur le fil de la nuit 12/09/14 10:44 Page9 Tout d’abord, je refuse qu’elle m’appelle « Monsieur Sullivan ». Si quelque chose ne m’appartient pas c’est bien ce patronyme anglo-saxon. Ma mère était aussi américaine que peut l’être une Berrichonne n’ayant jamais quitté Châteauroux sauf pour un bref séjour outre Atlantique à l’état d’embryon aux côtés d’un soldat étoilé rentrant au pays. La lune de miel fut courte pour une grandmère que je n’ai pas connue et le retour, rapide, caché, honteux. Ma mère ne reçut de ce libérateur de la France qu’un nom : Sullivan. Quand ce fut mon tour, il n’y eut personne pour me reconnaître, même pas la principale intéressée qui me confia très tôt à d’autres, un peu aux voisins au début, à la DASS ensuite ; cet organisme me prêtant aux fameuses familles d’accueil en attendant que ma mère se souvienne, par sursaut, de la tête affreusement banale que j’avais déjà. Elle avait peu de mémoire et m’oubliait souvent. Aujourd’hui encore je ne sais si ce fut un bien ou un mal. 10 sur le fil de la nuit CT_sur le fil de la nuit 12/09/14 10:44 Page10 Mais n’allez pas croire que ce fut misérable, le seul enfer réel que je connus est cette colère. Une boule opaque, en apparence toute lisse, une petite bombe avec mise à feu à distance et effet retard. Parfois, à force de la contenir, elle me déchiquette l’âme mais elle n’a jamais blessé quiconque. − Sauf ce soir Monsieur Paul, m’interrompt la femme policière. Devant mon air étonné, elle reprend : − Oui bon ! Heureusement que vous étiez là et... C’est moi qui l’interromps, je ne veux pas perdre le fil déjà aléatoire de mon récit. Personne ne m’a battu, même pas l’esclavagiste du « T’es moins que rien ». Je n’ai pas subi d’autres attouchements que les miens liés aux habituelles découvertes du sexe. Et ma mère n’était ni ivrogne ni prostituée, seulement inconstante et lâche. Elle ne supportait pas longtemps un fils que nul ne remarquait. Ce n’est pas pour l’excuser mais cela doit être difficile une totale absence de commentaires sur son rejeton. Au sujet de mon physique, je voudrais tout de suite rectifier une erreur. Erreur que j’ai moimême commise tout à l’heure. Je ne suis pas laid. Pas au sens habituel : des traits disproportionnés, 11 sur le fil de la nuit CT_sur le fil de la nuit 12/09/14 10:44 Page11
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