extrait de La Belle soeur de Victor_HD5 _ corrige MNA 2 - Page 1 - extrait de La Belle soeur de Victor H. 102 remarqués par l’impératrice Joséphine, puis loués par la reine Hortense et ayant à présent l’heur de plaire au roi. Son attention est attirée par un gigantesque tableau représentant L’Embarquement de la duchesse d’Angoulême à Pauillac par Gros. Il avait peint sous l’Empereur Les Pestiférés de Jaffa et La Bataille d’Eylau, avec des cadavres de soldats, des blessés, des malades et des mourants saisissants. Il peignait à présent un tableau à la gloire de la plus intransigeante des royalistes. Elle admire les marins au torse puissant, le groupe des femmes, la mer menaçante qui n’empêche pas la courageuse duchesse d’embarquer. Elle frémit. Ce tableau fouetté par le vent, aussi vaste et puissant qu’un navire de guerre ne va-til pas balayer la scène intime qui lui fait face ? Ses dimensions formidables ne vont-elles pas écraser la chambre de la reine Clothilde ? Comme elle lui paraissait petite à présent face à la terrible duchesse ! Elle avait encore tant à apprendre. Il faudrait qu’elle prenne des cours chez Gros. David en personne lui avait confié son atelier et lui donnait ses directives depuis Bruxelles. Elle avait appris chez Monsieur Gérard à lier les figures au fond, à adoucir les contours, à parfaire sa technique. Elle sentait qu’il lui fallait aller plus loin, travailler davantage la composition. Gros et Gérard étaient deux élèves de David, ils s’estimaient mutuellement, malgré les critiques non voilées de David sur Gérard. Elle n’aurait aucune difficulté à obtenir une lettre de recommandation de Gérard, bien connu pour sa bonté envers les jeunes artistes. Il avait protégé Robert, Ingres, Scheffer, il l’aiderait. Julie respire un grand coup et se dirige vers son tableau. Elle l’examine comme s’il n’était pas le sien. On pourrait lui reprocher le fond sobre, mais il mettait en valeur les étoffes : belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page102 103 au premier plan le lourd velours rouge bordé d’hermine du manteau royal jeté sur une table, à droite le vert sombre de la robe, adouci par le voile transparent rayé d’or, trois couleurs qui racontaient le pouvoir, la mort et l’espoir. Elle avait paré la reine de bijoux étincelants, collier, bracelets, couronne, autant de vanités inutiles face à la seule richesse d’une mère, son enfant. D’une main elle tenait celle du petit malade, de l’autre elle se frappait la poitrine, le visage éperdu tourné vers le ciel. Tout suggérait le désespoir. Mais une lumière chaude éclairait l’enfant, réchauffait son teint pâle, lui donnait l’aspect d’un paisible dormeur et éloignait déjà le spectre de la mort. Pour qui regardait attentivement le tableau, le vœu de Sainte Clothilde était déjà exaucé. Le temps suspendu donnait à la scène un parfum d’éternité. C’était le moment fondateur de la monarchie des rois francs. Un moment intime et capital, dans la chambre d’une femme. – Je vous ai retrouvée, mademoiselle, s’exclame triomphalement une voix familière. Vous avez vu le tableau de Gros ? Quelles couleurs extraordinaires ! Et les torses des matelots, on ne voit qu’eux, ils pourraient figurer sur mon radeau ! Julie sursaute. Face à Gros, que peut-elle ? Et que dirait Géricault de son tableau ? Elle se retourne et fait un pas de côté, comme si Le Vœu de Sainte Clothilde ne la concernait pas, bien décidée à cacher l’identité de l’exécutante. – Vous avez raison, Monsieur, c’est un très beau tableau. Je sais que vous admirez Monsieur Gros et à juste titre. Je désirerais vivement être son élève, après avoir travaillé dans l’atelier de Monsieur Gérard. – Si vous êtes élève de Gérard, je suppose que vous avez fait des portraits pour le Salon. belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page103 104 – Oh, ce sont de petits portraits sans importance. – Vous ne devriez pas vous dénigrer. Les portraits sont le miroir d’une âme qu’il nous faut d’abord percer, alors même que nous ne connaissons pas le modèle. Il faut pour cela beaucoup de finesse et d’observation. Et la tâche est compliquée par le désir du commanditaire d’être présenté à son avantage. Montrez-les moi. – Je n’ai pas présenté de portraits cette année, dit Julie en hésitant. Je le ferai au prochain Salon. – Ah, mais… vous seriez-vous donc lancée dans la peinture d’Histoire ? – Oh non, bien sûr, qu’imaginez-vous là ! Mais excusezmoi, j’aperçois mon père, le marquis de Montferrier. Je vais vous présenter… Deux rapides courbettes plus tard, Julie est débarrassée de son trop curieux confrère. À la fin du Salon, Géricault apprendra avec surprise que la fille du marquis de Montferrier qui a si bien analysé son tableau, est l’auteur du Vœu de Sainte Clothilde. Les avis des contemporains sur les productions artistiques de leurs contemporains sont toujours intéressants à lire quelques siècles plus tard. On trouva le tableau de Gros trop coloré et confus, L’Odalisque de M. Ingres était au mieux « belle, mais bizarre », au pire « il n’y avait dans cette figure ni os, ni muscles, ni sang, ni vie, ni relief, rien enfin de ce qui constitue l’imitation. » (Landon). On loua « la disposition pleine de goût, l’expression de la naïveté et de l’enfance très heureusement saisie » du portrait de la duchesse d’Orléans et du duc de Chartres par Gérard. Quant au « Naufrage » de Géricault, il avait « des défauts de composition, de dessin ou de coloris n’excluant pas des beautés d’un ordre et d’un genre belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page104 105 différent »17 . Il remporta une médaille, mais fut éreinté par la critique. Écœuré, Géricault partit pour l’Angleterre, où il reçut un meilleur accueil. Julie ne récolta ni médaille, ni critique. Elle fit mieux. La petite-fille ruinée du marquis de Montferrier, élevée dans un pensionnat fondé par Napoléon et dont le pinceau se faisait le boulanger et le boucher de sa famille est aujourd’hui la seule femme18 dont une œuvre figure à l’Assemblée Nationale. Louis XVIII acheta le Vœu de Sainte Clothilde pour décorer le palais des Députés19 : un tableau fait par une femme mi-roturière, mi-aristocrate, mi-royaliste, mi-bonapartiste, accroché derrière l’Hémicycle, et dont le voisinage ne laisse pas d’étonner ; il côtoie La Mort de Socrate par JeanFrançois-Pierre Peyron (1789), Œdipe et Antigone par Charles Thévenin (1795), et une copie d’une Chasse au lion de Delacroix par Pierre Andrieu20 . Les deux peintures d’histoires édifiantes, la scène de bravoure orientalisante et le tableau intimiste plein de douceur font un curieux mélange de genres dans le dos des députés. Louis XVIII lui passa également commande de portraits royaux21 pour les villes d’Arras et d’Arles, ainsi que pour la salle des séances de l’Académie qui siégeait alors à la Sorbonne. Ces tableaux-là ont été décrochés. Le roi n’oublia pas non plus le marquis, puisqu’il lui fit attribuer une pension sur sa cassette personnelle. Il remerciait ainsi le grand-père de Julie qui avait tenu à le servir lui-même, du temps où il était comte de Provence, lors de sa visite dans les états du Languedoc en 1777. Le vieux marquis courbé et perclus de rhumatismes était resté debout pendant tout le souper, servant et desservant les assiettes, les plats, les verres et les couverts de ses mains tremblantes. belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page105 Celles de sa petite-fille tiendront le pinceau et la palette avec plus d’assurance après cette distinction royale. Les années qui vont suivre seront industrieuses et fécondes. belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page106
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