Premieres pages de bsences sans frontieres E Trouillot - Page 1 - Premieres pages de absences sans frontieres Evelyne Trouillot ©Éditions Chèvre-feuille étoilée à Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ premier trimestre 2013 ISBN : 978-2-36795-003-7 Le déracinement pour l'être humain est une frustration qui, d'une manière ou d'une autre, atrophie la clarté de son âme. Pablo Neruda J'avoue que j'ai vécu J’ai vieilli rends-moi la constellation de l’enfance que je puisse emprunter avec les petits oiseaux la voie du retour au nid de ton attente Mahmoud Darwich Dès que les martyrs s’endorment, je me réveille À mes filles, à Ana Marie et à tous mes neveux et nièces, je suis heureuse de vous avoir dans ma vie À tous ceux et toutes celles qui quittent leur pays sans espoir de retour Remerciements à Nady, Nadève, Shadine, Maïté et Chantal qui ont lu le manuscrit et ont offert encouragements et critiques Remerciements spéciaux à ma nièce Marjoto L. M., ma référence juridique, qui m’a permis de mieux comprendre la situation complexe et souvent insoutenable des immigrants « sans papiers », et à Grégory A. qui m’a servi de guide dans le monde de Salagnac. Géraldine ― « Chacune des étapes de mon histoire s’associe à un moment précis, insignifiant ou macroscopique dans la grande marche des choses, une catastrophe mondiale, une passion d’un jour, un soupçon d’espoir devenu obsession, un frôlement dans un couloir entre deux classes, une déchirure transformée en cicatrice indélébile, des milliers de morts, des opérations macabres et sanglantes, des chagrins qu’on oublie trop facilement ou pas du tout, une petite fleur accrochée à une branche. Si je raconte mon histoire je ne peux qu’entortiller le temps, le bousculer comme une chimère dont je refuse de suivre les contraintes. Je préfère la soumettre à mes propres élans, mes retraits d’enfant unique, prisonnière des souvenirs d’adultes voulant à tout prix s’imposer aux siens. La première absence, celle qui enfantera tous les sortilèges, qui définira mes envies et mes exigences, m’affubla de couleurs et d’odeurs dont je ne peux me défaire. Mais au fond de moi, je ne sais plus laquelle est la plus significative tant elles s’emboîtent l’une dans l’autre. Laquelle enclencha l’autre ? Comment les dissocier des évènements qui martelaient notre quotidien ? D’abord, je ne suis qu’une bulle, un fœtus encore inconscient de son existence, et autour de ce ventre prometteur, de cette maisonnée heureuse à la perspective de ma naissance, le chaos s’installe à l’extérieur. En reçois-je les éclats dans mon univers ouaté ? Que savons-nous de l’imaginaire des embryons, des fœtus ou des nouveau-nés ? À l’intérieur, trois femmes m’entourent de caresses et des câlineries, à l’extérieur un pays s’enflamme. Que me reste-t-il de cette période ? un lieu a pris logement dans ma mémoire. Titanyen, il résonne avec sa pile de cadavres encore sanguinolents, avec des bruits de machettes sur des os mis à nu, avec une charge d’horreurs qui palpite et tressaute jusqu’à moi. Des cris, des plaintes étouffées, la peur de s’y retrouver, l’angoisse d’associer le nom d’un ami, d’un parent à ce point sur la carte. Petite localité auparavant insignifiante qui s’introduit dans ma géographie personnelle, y prend place avec le sang séché, les larmes, les membres hachés. Je ne peux pas l’ignorer. J’ai souvenance aussi de ce mot : embargo. Je ne peux le remplacer par aucun autre, tant il a pris chair en moi dans les deux premières années de ma vie, avec son odeur d’essence impossible à trouver, de denrées encore plus rares, de pesanteur et d’obscurité, de bruits d’armes et de couvre-feu. une atmosphère de couches sales, de poudre de talc, de bonheurs et de malheurs entremêlés. Les premiers gazouillements, 14 Maman Mo, grand-mère Gigi, tante Cynthia devenue « Tanza » dans mon babillement. un diminutif qui survivra au temps. Le voisin a perdu sa fille, un bébé de 18 mois comme moi. Elle avait fait une infection de je ne sais quoi, grand-mère Gigi parle d’intestins, Tanza de poumons malades et d’antibiotiques que le père ne pouvait payer. Il a arrêté la dose avant qu’elle ne soit efficace et voilà. J’ai gardé en moi l’essentiel : cinq jours de plus d’antibiotiques et elle aurait été là, la petite voisine, à grandir à quelques mètres de moi. Ensemble, on aurait vu deux ans plus tard, les hélicoptères américains gronder au-dessus de nos têtes et ramener un président déchu par l’armée. La tante Cynthia dit que grand-mère Gigi m’a tout de suite fait entrer dans la maison et que je trépignais pour rester dehors à me tordre le cou pour regarder les appareils. Alors que toujours selon la légende familiale, Maman Mo s’était bouché les oreilles. La petite voisine a raté tout cela, mais son frère âgé de trois ans de plus, est devenu un ami, conteur d’histoires de rafles militaires, de coups d’état et de fous nus sur le boulevard. Maman Mo l’appelait Ti Nouvèl lokal, car il nous apportait toujours des informations, glanées ci et là, des gens du quartier, de la ville, du palais, des casernes, des ti legliz, des grandes aussi, la Cathédrale, St Jean Bosco. Je m’y perdais et ils se moquaient tous de moi. Mais les histoires ne font pas toujours rire, je ne me racontais 15 plus celle de ma mère qui mourut après trois jours de maladie. Selon grand-mère. Trois jours et ma fille unique s’en va, me laissant sur les bras son enfant sans maman, sans papa. Mais il est à New-York, mon papa. Oui, il est à New-York, tu as raison, ma Didine. Trois jours et j’ai compris que l’on ne revenait pas de la mort, qu’elle vous prenait pour toujours l’être aimé et que l’on avait beau pleurer, hurler, se raconter contes et légendes, que cela ne servirait à rien. Alors, j’ai appris à ne plus attendre que maman Mo vienne le soir me chatouiller le menton pour me faire gigoter de rire, j’ai oublié ses yeux tristes et la douceur de sa main, même si grand-mère Gigi continue d’insister. Elle t’aimait tant, ta maman. Tu ne peux pas l’oublier, viens regarder les photos. Arrête, Gigi ! Ce ne sont que des morceaux de papier glacé qui n’ont pas de rides, qui ne frissonnent pas quand il fait froid, ne transpirent pas, n’essuient pas leurs yeux en épluchant des oignons, ne crient pas quand ils se font mal en marchant pieds nus sur des éclats de verre. Le chauffeur de taxi de la rue voisine est revenu couvert de sang. Il avait reçu une balle perdue en prenant sa dernière course du jour. une dernière pour renflouer un peu les pertes, depuis qu’avec le prix du carburant, les tarifs avaient augmenté et que les passagers se faisaient de plus en plus rares et grincheux. une dernière pour pouvoir se dire que ce n’était pas si mal, qu’on pouvait encore acheter un 16 pot de confitures et du mamba pour les enfants, pour qu’ils ne mangent pas, une fois de plus, leur pain sec et blanc, avant de se mettre au lit. Et voilà que la balle perdue avait traversé le pare-brise, l’avait atteint à l’épaule, la droite par-dessus le marché. Il avait donc conduit avec une seule main, déposé le client par respect de la parole donnée, puis était rentré chez lui. Couvert de sang et d’éclats de verre, la chemise souillée et les yeux à demi éteints. Non, je vous en prie, ne m’emmenez pas à l’hôpital. Aidé de grandes rations de rhum Barbancourt, le médecin du coin avait fini par lui enlever la balle, puis lui avait prescrit des antibiotiques et des anesthésiques. Il ne racontait jamais son histoire et je ne sais de qui elle m’était venue. Mais je l’entendais clairement en moi, et à chaque fois que je le voyais l’épaule raide et le pas digne se diriger vers son vieux cabot, je me disais que je l’avais sans doute vraiment vu revenir couvert de sang, ce soir d’il y a plus de seize ans. Que peut la mémoire quand elle est envahie de souvenirs qui ne s’accordent pas les uns aux autres ? Ou de détails qui réduisent l’essentiel à des actes banals, la vérité à des histoires anodines ? Lorsque la mort de quelqu’un passe inaperçue, lorsque les blessures se fondent dans la peau, que les muscles s’accommodent des aspérités de la vie, comme cette marchande de cinquante-huit ans qui a du mal à s’asseoir confortablement, après plus de trente ans à 17 se tenir penchée et courbée devant ses grands faitouts de riz et de viande. Lorsque de n’entendre sa voix qu’au téléphone pendant toute ma vie, je n’ai de mon père qu’une impression éthérée d’absence à michemin entre les grésillements de l’appareil et les bruits en arrière-plan : grincement des rails du métro, murmures en provenance de la télé, disputes des voisins, souffle léger des larmes qui ne coulent jamais. À quel âge ai-je commencé à lui parler vraiment ? Grand-mère Gigi me passait le téléphone comme on tend un verre d’eau à une enfant qu’on pense assoiffée. C’est ton papa. Et je m’asseyais par terre avec le combiné entre les mains, l’oubliant quelquefois pour coiffer ma poupée, le frappant involontairement avec la brosse, le salissant avec la pommade que j’utilisais, malgré l’interdiction de grand-mère. Mais toujours, l’homme restait au bout du fil et j’entendais sa voix parfois amusée et basse, une haleine patiente et apaisante. Tu vas bien ? …. Tu as aimé les jouets que j’ai envoyés ? … Je fais mon possible pour venir te voir bientôt, merci pour la photo. Tu es belle comme ta maman. Je t’aime, ma petite Géraldine. Les conversations s’entremêlaient, par-dessus ma voix. Un président déchu qui s’en revient comme ça ? demanda papa depuis New York. Cela ne s’est jamais vu. Chut a murmuré Gigi. Faut pas dire ce genre de choses. On pourrait en payer les conséquences. La cousine de Mme Auguste a été frappée sauvagement par 18
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