Premieres pages de Terre de ma mere DB SC - Page 1 - Premières pages de Terre de ma mère © Éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ février 2019 ISBN : 978-2-36795-133-1 Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page6 l’algérie à deux voix Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page7 Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page8 9 PrÉFaCE agnès Spiquel dans le répertoire pianistique, on a des œuvres à quatre mains et des œuvres pour deux pianos. Sophie Colliex et djilali Bencheikh ont chacun leur piano ; ils ont fait le pari d’en jouer ensemble. Pari réussi. Ils jouent, oui : Sophie serait-elle la fille de Julie, que djilali a aimée dans son enfance ? Mais comme tous les jeux vrais, celui-ci est grave : c’est le difficile dialogue entre l’algérie et la France qui se joue entre eux et, au moins autant, en chacun d’eux. Sophie Colliex est fille de Pieds-Noirs. Vivant en France puis en Suisse, elle a d’abord voulu effacer l’algérie ; et l’algérie, un jour, s’est imposée à elle. loin d’éluder le face-à-face, elle a plongé dans l’histoire, pour comprendre ; il en est sorti un roman, L’Enfant de Mers-el-Kébir. djilali Bencheikh est algérien ; depuis cinquante ans, il vit en France. Ses romans sont nourris de son enfance au douar, de sa découverte de l’école, de sa jeunesse engagée. avec son pays, il entretient une relation d’amour et de colère. Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page9 10 le temps d’un été, ils échangent des lettres. Ils se racontent des anecdotes de leur passé – nourries de saveurs heureuses, mais aussi de souffrances, de hontes, de révoltes. Chacun, dans son histoire, a subi la violence, le rejet, l’injustice ; mais l’un et l’autre refusent le jeu malsain des concurrences victimaires. leur correspondance est le lieu d’une interrogation sur eux-mêmes ; l’une dit en substance : « je ne suis de nulle part ; toi, tu sais d’où tu viens » ; l’autre répond : « je ne suis plus de là-bas, je ne suis pas d’ici, je suis de partout ». Ils s’écoutent et se respectent : ils peuvent se questionner mutuellement, en vérité. Surtout ils interrogent leur rapport à l’algérie, ce « là-bas » pour l’un et l’autre. Certes, ils n’ont pas vécu la même algérie dans leur enfance ; mais qu’en est-il de l’algérie d’aujourd’hui ? l’un dit : « tu as cherché là-bas des traces du passé, tu n’as pas vu les algériens » ; l’autre raconte son entrevue angoissante avec un jeune algérien qui veut à tout prix fuir son pays. le lecteur se retrouve ainsi devant la question des racines : d’où vient-on, fait-on racine ailleurs, peuton revenir vers un « là-bas » ? - et devant la question de l’exil, d’autant que Sophie Colliex travaille avec des migrants. Mais il rencontre ces questions au cœur du dialogue chaleureux de deux êtres qui mettent leur Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page10 11 talent au service de leurs mémoires partagées, rejoignant ainsi les dialogues de part et d’autre de la Méditerranée, aussi nombreux que divers dans leurs formes. Eux, ils veulent découvrir ensemble une « île de la plume et du cœur ». Finalement, c’est un concerto pour deux pianos et orchestre qu’ils nous proposent ici. Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page11 Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page12 13 JulIE rÉINCarNÉE Djilali C’était donc toi que j’attendais. Où étais-tu passée depuis ce mois d’avril 1958. Souviens-toi, j’étais arrivé en retard à la permanence. Il n’y avait qu’une seule place libre, elle était à côté de toi. Je me suis posté debout près du pupitre mais je savais que garçons et filles ne devaient pas voisiner sur le même banc. le lycée moderne d’Orléansville était totalement mixte : les filles avaient toutefois leur propre dortoir et au réfectoire elles avaient des tables séparées de celles des garçons. En classe, la rangée de droite leur était exclusivement réservée. dans les rangs elles étaient devant, ce qui nous permettait de contempler le duvet de leur nuque sous la queue-decheval. Malgré la séparation physique, leur présence distillait du parfum et de la couleur dans la grisaille de l’Internat. Me voilà donc debout, indécis, désorienté à la hauteur de ton siège. Je sens dans mon dos les ricanements et les murmures des copains ainsi que leurs conseils pourris : assieds-toi empoté, serre-la contre le mur, caresse-lui les cheveux… Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page13 14 le chahut tire la pionne de sa lecture, le dernier polar de Paul Kenny. — assieds-toi donc djilali, elle ne va pas te manger… Je me glisse furtivement auprès de toi en retenant mon souffle. Ma main est prise de tremblements et j’ai de la peine à ouvrir mes cahiers. Contrairement à une idée répandue, les filles sont bien plus audacieuses que les gars. C’est toi qui prends les devants dans un murmure qui me fait sursauter : tu es fort en maths ? Non, plutôt nul, mais pas question de te le dire, je ne veux pas m’enfoncer. Tu es la première fille française que j’effleure d’aussi près, je ne vais pas gâcher cette chance : — les maths oui, je me débrouille… Tout de suite tu me mets à l’épreuve. C’est mon jour de baraka : l’exercice que tu me soumets sous le buvard, je le règle en quelques minutes. J’ai toujours adoré cette facette de l’algèbre, les identités remarquables. Tu exprimes ton admiration par un ohhh qui me réchauffe l’âme. une fille qui m’admire, je m’envole. Je lève la tête pour observer ton attitude. Je n’aurais jamais dû rencontrer tes yeux. le bleu de tes mirettes, intense et cristallin, me foudroie. un regard translucide qui permet de lire en toi toutes les sensations qui te parcourent. Sur l’étiquette de ton cahier j’ai lu ton prénom, Juliette. J’aime tous les prénoms en ette comme Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page14 15 Fadette, Ninette, Bernadette. Mais je vais t’appeler Julie, c’est encore plus mignon. Toujours dans un murmure tu me poses des questions sur ma famille. Ma mère sait-elle faire du couscous ? Question idiote. Quel est le travail de mon père ? Encore un sujet pourri. dans les papiers de mon géniteur, j’ai lu souvent le terme de journalier. Comment avouer que le père de mes jours n’est qu’un vulgaire paysan. En fait mon père est un petit propriétaire, on le voit rarement dans les champs. Mais pour l’administration coloniale, tous les indigènes ou presque sont des culs-terreux. Que répondre à cette roumia si fine sous son regard marin qui me paralyse de son intensité. Journalier ? Juste pas loin, un mot proche me tente par son élogieuse proximité. Je me jette à l’eau : — Mon père, je crois, est journaliste. là, il me semble avoir fait mouche. Elle a l’air de gober mon bobard ignoble : — Wouah, journaliste ! T’en as de la chance, le mien n’est que technicien. Mais il ne fait pas les chantiers, il travaille dans un bureau. Il donne l’électricité aux gens qui n’ont pas la lumière. Julie me confie que ses parents ont vécu à Tlemcen puis ont déménagé à Orléansville à cause des événements. Je n’en reviens pas. avec ces yeux-là, je pensais qu’elle ne pouvait provenir que de France, qu’elle était une vraie Française de métropole. Ce n’est Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page15
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