Premieres pages de Terre de ma mere DB SC - Page 18 - Premières pages de Terre de ma mère 13 JulIE rÉINCarNÉE Djilali C’était donc toi que j’attendais. Où étais-tu passée depuis ce mois d’avril 1958. Souviens-toi, j’étais arrivé en retard à la permanence. Il n’y avait qu’une seule place libre, elle était à côté de toi. Je me suis posté debout près du pupitre mais je savais que garçons et filles ne devaient pas voisiner sur le même banc. le lycée moderne d’Orléansville était totalement mixte : les filles avaient toutefois leur propre dortoir et au réfectoire elles avaient des tables séparées de celles des garçons. En classe, la rangée de droite leur était exclusivement réservée. dans les rangs elles étaient devant, ce qui nous permettait de contempler le duvet de leur nuque sous la queue-decheval. Malgré la séparation physique, leur présence distillait du parfum et de la couleur dans la grisaille de l’Internat. Me voilà donc debout, indécis, désorienté à la hauteur de ton siège. Je sens dans mon dos les ricanements et les murmures des copains ainsi que leurs conseils pourris : assieds-toi empoté, serre-la contre le mur, caresse-lui les cheveux… Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page13 14 le chahut tire la pionne de sa lecture, le dernier polar de Paul Kenny. — assieds-toi donc djilali, elle ne va pas te manger… Je me glisse furtivement auprès de toi en retenant mon souffle. Ma main est prise de tremblements et j’ai de la peine à ouvrir mes cahiers. Contrairement à une idée répandue, les filles sont bien plus audacieuses que les gars. C’est toi qui prends les devants dans un murmure qui me fait sursauter : tu es fort en maths ? Non, plutôt nul, mais pas question de te le dire, je ne veux pas m’enfoncer. Tu es la première fille française que j’effleure d’aussi près, je ne vais pas gâcher cette chance : — les maths oui, je me débrouille… Tout de suite tu me mets à l’épreuve. C’est mon jour de baraka : l’exercice que tu me soumets sous le buvard, je le règle en quelques minutes. J’ai toujours adoré cette facette de l’algèbre, les identités remarquables. Tu exprimes ton admiration par un ohhh qui me réchauffe l’âme. une fille qui m’admire, je m’envole. Je lève la tête pour observer ton attitude. Je n’aurais jamais dû rencontrer tes yeux. le bleu de tes mirettes, intense et cristallin, me foudroie. un regard translucide qui permet de lire en toi toutes les sensations qui te parcourent. Sur l’étiquette de ton cahier j’ai lu ton prénom, Juliette. J’aime tous les prénoms en ette comme Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page14 15 Fadette, Ninette, Bernadette. Mais je vais t’appeler Julie, c’est encore plus mignon. Toujours dans un murmure tu me poses des questions sur ma famille. Ma mère sait-elle faire du couscous ? Question idiote. Quel est le travail de mon père ? Encore un sujet pourri. dans les papiers de mon géniteur, j’ai lu souvent le terme de journalier. Comment avouer que le père de mes jours n’est qu’un vulgaire paysan. En fait mon père est un petit propriétaire, on le voit rarement dans les champs. Mais pour l’administration coloniale, tous les indigènes ou presque sont des culs-terreux. Que répondre à cette roumia si fine sous son regard marin qui me paralyse de son intensité. Journalier ? Juste pas loin, un mot proche me tente par son élogieuse proximité. Je me jette à l’eau : — Mon père, je crois, est journaliste. là, il me semble avoir fait mouche. Elle a l’air de gober mon bobard ignoble : — Wouah, journaliste ! T’en as de la chance, le mien n’est que technicien. Mais il ne fait pas les chantiers, il travaille dans un bureau. Il donne l’électricité aux gens qui n’ont pas la lumière. Julie me confie que ses parents ont vécu à Tlemcen puis ont déménagé à Orléansville à cause des événements. Je n’en reviens pas. avec ces yeux-là, je pensais qu’elle ne pouvait provenir que de France, qu’elle était une vraie Française de métropole. Ce n’est Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page15 16 donc qu’une Européenne d’algérie ! Ces roumis-là sont en général racistes et méprisants à notre égard. Je suis même surpris qu’elle daigne me parler et qu’elle supporte le voisinage d’un arabe sur son banc. Ses camarades à la récré vont sûrement se moquer d’elle. la cloche, justement, vient sonner le glas de ma félicité. Tout le monde se lève et se rue dehors. Ma voisine me pousse et s’envole et je reste debout, prostré devant mon pupitre gris. la pionne finit par se lever à son tour : — alors djilali qu’est-ce qu’il t’arrive, c’est Juliette qui t’a mis dans cet état. allez, ouste, de l’air. les jours suivants, je nage dans un songe bleu. Jour et nuit, mes rêves nocturnes, mes errances diurnes d’un cours à l’autre, sont habillés de cette couleur du ciel où se reflète le miroir de la mer. le bleu de Juliette ne ressemble pas aux autres, ces roumis en général blonds et dont le regard n’a pas cette intensité particulière, cette lumière de désert qui le rend captivant. le bleu Juliette n’a pas ce fond délavé qui affadit l’éclat de la pupille. le bleu Juliette vous capte tout de suite et il vous garde, il vous enferme, il vous mord. le scintillement qu’il diffuse irradie l’ocre du visage. des yeux bleus sur une peau cuivrée : il n’y a rien de plus beau que ce métissage. Elle est en section Classique latin, moi en Moderne. Parfois je l’aperçois faisant la queue dans Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page16 17 les rangs serrés de sa classe. Quand nos regards se croisent, elle détourne la tête comme si elle ne m’avait jamais parlé. Je suis sûr qu’elle craint les quolibets de ses copines… Je ne l’ai plus jamais revue. Ses parents ont encore dû déménager pour d’autres chantiers. Et puis te voilà ce soir, devant moi, à Paris, à cette réception littéraire, réincarnée comme il y a si longtemps. Ces yeux-là, ça ne peut être que toi… Ton nom et ton prénom racontent un autre parcours. Pourtant ton livre est bien dans notre Histoire commune, une enfance en Oranie, ta terre natale. Quel est ce sortilège ? dur de t’approcher, les vieux « ganachons » qui grenouillent autour de la Fondation qui t’a attribué ce prix, te prennent d’assaut. On te félicite, on te congratule. Tu sembles porter une cinquantaine alerte. Et tout dans ton visage te renvoie à la Méditerranée. C’est donc bien toi. Mais tu devrais avoir plus de soixante-dix ans ! En jouant des coudes, quitte à renverser mon précieux champagne, je parviens à tes côtés. dans la cohue, tu tentes de garder le sourire et de répondre à tout le monde. une politesse exquise, nordique, helvétique. Comme sur le banc du lycée, je teste un coup de bluff : — Votre prénom c’est Juliette ? Pardon je n’ai pas encore lu votre ouvrage… Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page17 En vérité, c’est mon jury qui a d’abord reçu ton livre : L’enfant de Mers El Kébir. Mais pour lui donner ses chances, je l’ai « refilé » aux collègues du Premier roman. Il a remporté haut la main cette distinction. Voilà pourquoi tu es là, avec ces yeux qui me renvoient à mes émois d’adolescent. J’ai l’impression cotonneuse d’avoir connu ça, dans une autre vie. Tu me fixes avec intensité et je sens que tu règles la focale de ta prunelle sur le flux de la mémoire. un peu perplexe, tu réponds lentement : — Non moi c’est Sophie. Juliette, c’est le prénom de ma mère… Mais comment le savez-vous ? Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page18 19 rENCONTrE à GENèVE Sophie la rencontre s’est produite il y a quelques années, dans un centre commercial de Genève. Je traînais mon fils, alors âgé de quatre ou cinq ans, au premier étage ; celui du bowling, du cinéma et des hamburgers. Nous avions accompli la corvée d’achat de chaussures, il était fatigué, il voulait rentrer, il râlait en tirant sur mon bras. de grands panneaux publicitaires ont attiré mon attention. des baies lumineuses, des dunes de sable, des ruines romaines, une grande ville blanche s’écoulant en cascades jusqu’à la mer. Je me suis approchée. Il s’agissait d’une exposition de l’office du tourisme algérien. « découvrez les merveilles de l’algérie ». Mon cœur a battu un peu plus fort, pas beaucoup mais un peu. Je ne savais pas très bien pourquoi, et cela m’a étonnée. les merveilles de l’algérie n’étaient pas au centre de mes préoccupations. Cependant, ces fameuses merveilles, on m’en a parlé pendant toute mon enfance. Je suis entrée dans le hall d’exposition. J’ai tourné un moment au milieu des panneaux d’affichage, Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page19 20 affermissant ma main autour de la menotte de mon fils qui commençait à trouver le temps long. le guide de l’exposition est venu à moi, tout sourire, et il a commencé à me vanter les attraits touristiques de son pays. Vaguement mal à l’aise, je ne savais quelle contenance adopter. Il n’arrêtait pas de parler. Il me disait, mon pays est un beau pays, le plus beau pays du monde, nous avons tout là-bas, des plages de rêve, le désert, de belles villes, des ruines de l’antiquité… Il faut venir visiter madame. Venez visiter l’algérie ! Ignorant tout à fait si je visiterais son pays un jour, j’ai sauté à l’eau. — Mes parents sont nés en algérie tous les deux, ai-je dit, d’une voix qui m’a paru légèrement hésitante. Mon fils a cessé de se tortiller au bout de mon bras et a fixé sur moi son regard limpide. les yeux du guide se sont élargis. — ah bon ! Vous êtes une compatriote alors ? une compatriote, moi ? J’ai accueilli cet étrange mot avec un sourire. Non pour l’approuver, car il m’a semblé tout à coup qu’il en faisait un peu trop… plutôt pour l’encourager à poursuivre. — Où sont nés vos parents ? — Mon père est né à alger. — ah ! Comme moi. Moi aussi je suis d’alger. Vous êtes née à alger vous aussi ? — Non. En France. — Bien sûr, a-t-il répondu dans un sourire. Vous Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page20 21 êtes beaucoup trop jeune… rires. Beaucoup trop jeune, oui. — Et votre mère ? — Ma mère est de la région d’Oran. là j’ai senti que je l’emmenais un peu trop à l’ouest. Bien vite il m’a ramenée dans l’algérois. Il m’a parlé de sa ville, longtemps. J’entendais de moins en moins bien les mots car je m’étais mise à l’observer. Quelque chose de familier émanait de lui. le monsieur de l’office du tourisme algérien m’a remis sa carte de visite et s’est mis à remplir un long tube de carton avec des posters d’alger, de Béjaia, de Tipasa. — Vous donnerez cela à votre père, et vous lui direz de m’appeler. S’il veut revenir à alger, je lui ferai le guide, je lui organiserai tout, je l’emmènerai partout. J’ai pris la carte de visite et un grand sac contenant les posters et diverses revues publicitaires. Je me sentais dubitative, certaine que mon père ne voudrait pas retourner dans ce pays qui l’avait vu naître, et qu’il ne traverserait plus jamais la Méditerranée. J’ai cependant promis de faire de mon mieux. Il a poursuivi son interrogatoire : — Comment ça s’est passé pour eux, en France ? Cette question m’a un peu choquée. allais-je vraiment aborder ce sujet avec lui ? J’ai esquissé une grimace. Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page21 22 — Où sont-ils installés ? — dans le Sud. — Ça a dû être difficile. Je n’ai rien dit. Pas évident en effet. — Est-ce qu’ils vont bien maintenant ? le moment était venu de partir. Nous sommes passés devant le stand de pâtisseries orientales. Mon fils a collé ses petits doigts à la vitre. le guide a ébouriffé ses cheveux. — Tu veux des gâteaux ? Mon fils a hoché la tête. l’homme s’est adressé en arabe au vendeur, il a saisi une pochette de papier et l’a remplie à ras bord de pâtisseries. Jamais il ne pourrait manger tout ça. — Merci, je vous dois combien ? Il a repoussé ma demande saugrenue d’un geste de la main. un mouvement familier. une bulle remontait en moi. J’allais bientôt trouver. Nous allions nous quitter. derniers adieux, mains serrées, oui promis et sans faute, j’allais parler à mon père, bien sûr il vous téléphonerait, et oui il serait content de revoir alger. J’ai fait quelques pas dans le centre commercial. Je me sentais un peu oppressée, les jambes pas très sûres. aussitôt hors de la vue du gars de l’office du tourisme algérien, je me suis assise sur un banc. J’ai hissé mon fils sur mes genoux, approché mon nez de ses cheveux. Empli mes narines de son odeur Terre de ma mère DB SC 11-12-18.qxp_Mise en page 1 21/12/2018 12:10 Page22
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