Preface de Robert Sole pour Melting Plot chevre feuille etoilee nov 2017 - Page 2 - Preface de Robert Sole pour Melting Plot de Peggy Pepe-Sultan ed. Chevre-feuille étoilée nov 2017 10 Pourtant – et c’est tout l’intérêt de son livre – Peggy Pepe-Sultan ne s’inscrit pas exactement dans ce schéma. Elle a grandi dans une famille doublement cosmopolite. Une famille qui appartenait à ce monde multiculturel tout en étant elle-même plurielle : un père juif, d’ascendance syrienne, qui se cognait la tête aux murs dans un français d’Égypte boiteux ; et une mère italo-anglaise, qui portait son catholicisme en bandoulière et n’arrêtait pas d’invoquer Jésus dans la langue de Dante. Les relations orageuses entre les deux parents faisaient du foyer un champ de bataille assourdissant, avec des noms d’oiseau en quatre langues, puisque ces demi-Égyptiens, que la mort d’un enfant en bas âge avait meurtris, pratiquaient aussi l’arabe. Dans ce monde cosmopolite, les vocables se mélangeaient. On passait d’une langue à l’autre, selon l’humeur et les circonstances. « Nous en lâchions une pour nous dissimuler derrière une autre, se souvient Peggy Pepe-Sultan. À peine le sujet d’une discorde était-il tragédie que nous nous bidonnions déjà dans la langue voisine. » La petite Peggy alias Fifi, qui est inscrite à St Claire’s College, étudie, chante, joue et rêve en anglais, mais ce n’est pas sa langue maternelle puisque sa génitrice s’exprime essentiellement en italien. Tout au plus « une langue natale »… Fifi évolue dans une Babel multilingue. Elle connaît un peu d’arménien grâce à l’horloger Haratch, un peu de grec grâce au restaurateur du quartier Kiriakos, et se régale de l’allemand de sa grand-mère anglaise, élevée dans une mission germanique de Zanzibar… L’arabe dialectal n’a pas de secret pour elle, et des leçons particulières avec un professeur pittoresque, Oustaz Nasr, la feront progresser en arabe littéraire et lui permettront de réciter sans faute des sourates du Coran. Peggy Pepe-Sultan raconte tout cela de manière très drôle, jonglant admirablement avec une plume audacieuse, inventive, qui court à cent à l’heure sur le papier. Que de trouvailles ! Quel brio ! Une telle virtuosité finit parfois par donner le vertige. Le lecteur peut perdre pied. Il ne lui reste plus alors qu’à se laisser porter par la musique des phrases, se promettant d’y revenir à tête reposée, pour comprendre pleinement cette étonnante aventure affective et linguistique. Car au drame familial va s’ajouter celui de l’exil. Le père et la mère ont beau s’accrocher au pays, lui donner mille gages de fidélité, rien n’y fait. Dehors, out, barra ! C’est l’expulsion et la sortie d’Égypte, en 1957, après la crise de Suez. Dans les années qui suivront, le pays de Nasser continuera à se débarrasser de tout ce qui n’est pas strictement national, sans se rendre compte à quel point il s’appauvrit. Le cosmopolitisme s’y réduira à une peau de chagrin. Débarquant à Paris, la petite Fifi, âgée de 13 ans, passe brusquement au monolinguisme. Elle se heurte au français de France – ce parler pointilleux, tranchant, peu chaleureux – auquel il faut obéir et qui remplace, à la fois, le sabir et la dictature du père. Adieu Babel ! Finie, « la joyeuse migration entre les idiomes » qu’elle entretenait « avec tant d’entrain, de poivre, d’humour et de perlimpinpin, cette anarchie de la circulation, de la rencontre et de l’échange. » D’une phrase superbe, qui en dit beaucoup, Peggy Pepe-Sultan constate, soixante ans après : « Un seul pays vous manque et toutes vos langues sont dépeuplées. »
Preface de Robert Sole pour Melting Plot chevre feuille etoilee nov 2017 - Page 2
Preface de Robert Sole pour Melting Plot chevre feuille etoilee nov 2017 - Page 3
viapresse