Premieres pages de Et La lumiere en ces jardins de C Rossi - Page 1 - Premières pages du roman de Catherine Rossi " Et la lumière en ses jardins" © Éditions Chèvre-feuille étoilée 34080 Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ dernier trimestre 2009 ISBN : 978-2-914467-58-2 Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 6 PRÉfaCE Manuelle Roche De qui était-elle l’amie, l’amante ? De quel auteur ancien ? abou Nuwas, peut-être ? Elle-même poétesse, elle portait le nom parfumé de Janane. Janane, qui signifie en arabe : cœur, âme, substance... Certains auteurs l’ont appelée Jinane : Jardin, Paradis. au Moyen-Orient comme au Maghreb, on dit d’une villa entourée de ses arbres, d’un palais d’été, ses allées, ses bassins et ses roses (bien éloignés des buis taillés géométriques et des massifs aux couleurs crues « à la française ») : Janane untel. En dialecte algérien : Djenane Ben Omar, le jardin de Ben Omar, son Paradis. Si j’avais à surnommer la frêle jeune femme qui a composé ce texte, vive et pétillante comme le champagne de sa région natale, je l’appellerais Djenane. Car elle est Jardins, justement. Elle est faite de fruits d’or et de fleurs. Elle est jasmin, passiflore, bougainvillées, néflier, jacaranda, agapanthes bleues. On peut l’imaginer comme un portrait d’arcimboldo qui aurait de la Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 7 8 grâce ! Et non seulement par la polyphonie des stances de sa prose poétique et juste mais aussi par son pinceau d’aquarelliste de talent. Ce livre est le récit des destinées croisées de deux familles également horticoles dont l’une est une dynastie de peintres. L’histoire étrange d’une mallette de peinture en bois vernis « tombée » par hasard entre les petites mains d’un enfant au cours du dramatique exode de sa famille, et restituée quelques années plus tard comme par miracle à son légitime héritier. Et plus tard se produira l’étonnante rencontre. Elle, Djenane, la fille de cet héritier-là, retrouve l’ancien enfant à la mallette, devenu homme et à peine plus âgé qu’elle. Elle va l’emmener de l’autre côté de la Méditerranée, dans ce pays qu’elle aime déjà, qu’elle peint déjà, parce qu’il fait partie de son héritage alors que lui en a été exilé, tout jeune, depuis si longtemps. Et comme elle est une artiste complète, les tableaux qu’elle nous décrit, ceux de Sorolla, de Majorelle, de Dinet, de frantz Halls, ne sont pas seulement vus mais vécus de l’intérieur, pour notre plus grand plaisir. Il existe encore, malgré les années passées, dans des bibliothèques privées et peut-être publiques, un bel ouvrage d’art publié au lendemain de l’indépendance algérienne, par le ministre de la culture d’alors. Il est consacré non pas à « notre » Étienne Dinet français mais au Nassereddine Dinet converti à l’Islam et devenu Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 8 9 algérien. Mort en france, il a été, selon ses vœux, rapatrié et enterré en algérie, à Bou Sa’ada (la source du bonheur) où il avait vécu... C’est là qu’au milieu d’un jardin, Djenane a visité sa tombe. Chose étrange dans la culture musulmane réputée iconoclaste, un seul des tableaux du peintre reproduits dans ce livre est inanimé. Tous les autres sont des portraits saisissants. Des visages très typés et aussi très esthétiques. On y voit des jeunes filles riantes, leurs voiles soulevés, et plus surprenant encore, deux nus féminins dont la facture semble dénoter une première manière, où le trait domine alors que les œuvres de maturité sont plus proches de l’impressionnisme. Naturellement, on y trouve la reproduction du célèbre tableau de « l’aveugle » que décrit si bien Catherine/Djenane, reproduit aujourd’hui sur un timbre algérien. Et si on y cherche en vain le couple des Ouled-Naïls au joueur de flûte qu’elle évoque encore pour nous, deux amoureux s’y pressent tendrement sous la lune qui bleuit tout, se balbutiant des douceurs, elle couverte de bijoux d’argent, lui en chèche, burnous et djellabah, comme s’il venait de sauter de son cheval. C’est l’image même du bonheur et ils sont si beaux ! L’historien Sid ahmed Baghli, commentateur de l’ouvrage, cite un cheikh réputé du Hodna, Sidi Thameur : « Béni soit celui qui reste plus de quarante jours à Bou Sa’ada ! » Nassereddine Dinet y a passé la plus grande partie de sa vie. Léonce, le grand père de Djenane, sans doute Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 9 10 quelques jours seulement, au contact de ce peintre qu’il avait tant souhaité rencontrer pour en recevoir l’enseignement. Trop peu de temps vraiment, d’où peut-être sa mort tragique peu après, à cause d’un oued en crue comme Isabelle Eberhardt. Dans sa voiture accidentée, la mallette de peinture qui plus tard, passera de mains en mains, de famille en famille... Djenane, jardins aimés, jardins perdus, disparus, entremêlés pourtant mais pas oubliés, jamais ! fidèle à ce père, le fils de Léonce, lui aussi maintenant disparu, qu’elle admire et qu’elle aime, et qui a réussi à faire survivre, en champagne, un exotique petit figuier dans un climat bien rude pour lui, Catherine/Jardin parcourt pour nous dans le temps et dans l’espace, avec tout son talent, ces paradis qu’elle a su faire siens. Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 10 L’ombre de l’arbre inconnu un jour, un homme s’arrêta devant l’arbre. Il vit des feuilles, des branches, des fruits étranges. à chacun, il demandait ce qu’étaient cet arbre et ces fruits. aucun jardinier ne put répondre : personne n’en savait le nom, ni l’origine. L’homme se dit : « je ne connais pas cet arbre, ni ne le comprends ; pourtant, je sais que depuis que je l’ai aperçu mon cœur et mon âme sont devenus frais et verts. allons donc nous mettre sous son ombre. » Rûmi (poète soufi 1207 - 1273) Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 11 Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 12 Presque minuit. Sur Paris, la nuit est noire, sans lune. La ville s’est éteinte dans un épais brouillard. une lampe de cuivre jaune aux facettes de verre bleu et rouge est posée sur une boîte de bois vernis ancienne avec une poignée de cuir. un livre est ouvert près de la lampe, le catalogue d’une exposition consacrée à Joaquin Sorolla Batista, peintre de la lumière et des jardins d’Espagne. Peint en 1908, le tableau intitulé Valenciana recogiendo naranjas 1, montre une jeune fille aux cheveux châtains tenus en arrière par un ruban, penchée sous les orangers et ramassant les fruits. Elle s’est arrêtée et semble regarder le peintre : son visage est de face. Pour moitié dans l’ombre. L’autre partie éclairée par la lumière basse du matin ou du couchant. On voit les traits fins qui ont inspiré le peintre. On devine les lèvres ourlées de chaleur ou de jus d’orange, des pommettes hautes et fermes. Les yeux sont grands ouverts et fixent, sérieux, le peintre ou celui qui regarde le tableau. Mais ils sont vides. Non pas inexpressifs parce que tout au contraire le visage porte la saveur de l’orangeraie et la suavité de l’heure. Mais ils sont voilés d’une ombre orangée et tiède, à peine tachés d’un peu de 1. « Valencienne ramassant des oranges. » Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 13 14 mauve là où seraient les iris. Le visage regarde, d’un regard vide, noyé dans les ombres du jardin, les clairsobscurs et le soleil qui éclate entre les feuilles, aveuglant, incandescent, presque absent. au retour de l’exposition, j’ai pris le catalogue et regardé une à une les toiles présentées. La plupart des visages, lorsqu’ils sont dans un jardin ou un patio, ont cette même expression chaude et vivante, vibrante de chaleur et de lumière, mais le regard perdu, les yeux insaisissables. Comme si le peintre ne voulait livrer le secret que lui seul avait vu. Sous les frondaisons, les regards se voilent pudiquement et se troublent, presque vitreux, tel un miroir sans tain et refusant tout reflet. Le secret est ailleurs, diffus, dans la lumière du jardin, là où se retirent du monde les peintres, sans autre ambition que de saisir l’harmonie parfaite entre l’ombre et la lumière. « Les jardins de lumière appartiennent à ceux qui ont vécu détachés du monde. 2 » ó La mémoire est ainsi : des taches impressionnistes et des fragments éparpillés. Elle efface, détache et trie. Parfois, elle déchire. Elle brouille les images et trouble les photographies. Elle mélange les dates et les vies. Elle coule les souvenirs en autant de tableaux lumineux et immobiles, foisonnant de couleurs et de scènes supposées, jetant au hasard quelques souvenirs intacts ou peutêtre inventés. 2. amin Maalouf, Les jardins de lumière, JC Lattès, 1991. Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 14 15 De ces quatre ou cinq photographies rangées dans la boîte de bois verni viennent la même impression et la même ambiance que celle des tableaux de Sorolla. Elles montrent des jardins d’afrique du nord, des hommes alors jeunes, un petit garçon. Tous les visages, même photographiés de face ou de trois quart, ont le regard absent ou voilé, les yeux dissimulés, par un chapeau, des lunettes noires ou bien clos par l’éblouissement. Leurs traits sont parfois indistincts, dissimulés par les ombrages. D’aucun l’on ne discerne les yeux, aucun ne regarde vraiment. Les silhouettes se mêlent dans une même douceur, celle qui vient à la fin d’un rêve et disparaît vite, celle d’une illusion que l’on a cru vérité, celle de l’amour qui aurait pu venir en consolation. Ces hommes… ceux qui m’ont aimée et connue, ceux qui ne m’ont pas connue mais qui m’aurait sans doute aimée… ont tous en commun quelque chose, une histoire qui n’est plus totalement la leur mais qui devient mienne : celle de leurs jardins de lumière. C’est aussi la mémoire des légendes arabes : tout au début, il n’y avait qu’un jardin et le bonheur y régnait. Mais les hommes furent imprudents, impatients et difficiles, découvrirent la colère, le mensonge et la haine, si bien que le sable envahit les jardins, engloutit les massifs et les fontaines. Des jardins ne resta que le désert et du jeu subtil de l’ombre et de la lumière, le duel du jour et de la nuit, de la vie et de la mort. ó Et la lumière 271009:Mise en page 1 27/10/2009 17:53 Page 15
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