Premieres pages de A fleurs de peau Carole Menahem Llilin - Page 2 - Premieres pages du roman A fleurs de peau de Carole Menahem Llilin © Éditions Chèvre-feuille étoilée 34080 Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ mars 2013 ISBN : 978-2-36795-004-4 Chapitre 1 Enzo était né irrité, d’un père irritable et d’une mère – la trop belle Elena – acide. Aucun risque qu’ils ne s’ennuient ensemble, ces deux-là, ils avaient trop de choses soi-disant urgentes à se dire. « J’ai encore UNE chose à te dire ! » clamaient-ils d’ailleurs fréquemment. Mais ils ne ‘disaient’ en fait jamais : ils reprochaient, accusaient, bombardaient, assenaient… Dans leur bouche, les autres mots devenaient armes. Coincé entre eux, Petit Enzo tentait d’esquiver les projectiles ; il n’y parvenait pas toujours et, quand il chopait une de ces méchancetés qui ne lui étaient pourtant pas adressées, hop, ça se marquait instantanément sur sa peau. Pommettes enflammées, œil au beurre rouge, eczéma du menton, plaques sur le cou… En termes de démangeaisons décoratives, Enzo, avant ses quatre ans, réussit un carton. Fruit de l’amour de Philippe et Elena Titre, il était taché, tavelé comme lui. Néanmoins il grandissait, en imagination et en puissance – une puissance souterraine, mais qui rayonnait – celle du désir qui rebondit toujours… Les spécialistes consultés avaient, eux, une autre interprétation : « Ce gamin est d’une inventivité incroyable ! » avaient-ils fini par conclure. Ils en étaient arrivés au point d’attendre, avec curiosité, le prochain appel de la mère excédée. « Docteur, savezvous encore ce qu’il NOUS a fait ? » demandait-elle. Non, les médecins ne le devinaient pas, ils ne cherchaient même plus : la créativité dermatologique du rejeton Titre dépassait de beaucoup leurs capacités de prescience. « Et il n’a que quatre ans ! » Avec de l’instruction, de quoi aurait-il été capable ? Psoriasis bulbeux, terrifique eczéma, poussées d’urticaire lunatique ?… Si Enzo ne savait pas encore lire, Elena Titre, elle, s’était mise à collectionner les articles médicaux. Demeurer dans l’impuissance ou dans le compassionnel lui était insupportable. En quelques mois, elle avait créé une association d’entraide pour les parents des victimes d’affections cutanées. L’association prodiguait informations, conseils et faisait circuler une liste commentée des thérapeutes, avec points forts et points faibles. C’était poliment méchant. Certains médecins, qui eurent en main le fichier sans parvenir à en identifier l’auteur, en firent un herpès… La faiblesse amoureuse avait longtemps fait balbutier la belle Elena ; la déception maternelle lui ôtait à présent ses moyens : elle ne pouvait 8 accepter cette situation. Elle travailla à se rendre froide, mais efficace. Elle ne maternait pas beaucoup son petit, mais aucune mère n’était plus au courant des dernières avancées dermatologiques. Le problème était que le bambin semblait avoir hérité de la redoutable efficience de sa mère. Dès qu’on avait découvert un traitement opérant, il modifiait son symptôme, rendant nécessaire un bouleversement de la thérapie. Les maladies se mêlaient et s’aggravaient l’une l’autre. La course aux spécialistes, aux onguents, aux bains de souffre, recommençait… Ainsi la mère était occupée, et le père distrait de sa sourde colère. Ils se disputaient moins, ou alors pour une raison précise : les ‘nom de dieu de conneries de traitements’ du petit Enzo. Petit Enzo qui, nu et détendu dans son bain, entendait les voix exténuées de ses parents se rejoindre enfin sur ce constat : l’incurie des médecins – et souriait. Oui, il souriait. Malgré les lésions en tous genres, malgré la contrainte épuisante des consultations et des traitements, Enzo abordait la vie en général, et la vie avec ses parents en particulier, avec un entrain enviable. On avait rarement vu un gamin aussi joyeux et d’aussi bonne composition. Quand ça le démangeait il se grattait un bon coup, quand il avait mal il pleurait un p’tit peu, et voilà, le soulagement 9 attendu arrivait – toujours – et il se sentait libre de passer à autre chose. À la tiédeur du printemps revenu, au chaton dans le jardin voisin, au dernier jeu à la mode dans la cour de la maternelle, au plaisir simple, mais toujours confirmé, de sauter, sauter, sauter de toute la force de ses petits pieds, sauter en haut, sauter en bas, sauter en rond, sauter au cou… Ah, là ça se compliquait. C’est que le plaisir attendu de l’action de ‘sauter au cou’ lui, ne se vérifiait pas toujours. Quelquefois maman Titre était boudeuse. « Ne me colle pas comme ça ! Si tu arrêtais ces papouilles baveuses ? » Quelquefois, papa Titre était susceptible : « Encore une nouvelle éruption ? Pffou, quelle tête tu nous fais, mon fils… » Quelle tête, quelle tête… Justement, papa Philippe avait mal au crâne. Souvent, d’où son irritabilité. Son supérieur aurait dû le soutenir ce matin, lors de la présentation de la nouvelle campagne de pub aux Truc Machin de Chose. Mais cet enrhumé du cerveau s’était contenté d’éternuer encore et encore. Et que je te r’mets ça, un coup d’éternuité ! Pour le reste, il l’avait laissé se débrouiller seul avec Truc Machin de Chose père ; lequel, bien entendu, ne l’avait pris si bien de haut que pour obtenir un rabais… Rabais auquel il n’avait eu d’autre choix que de consentir. Et pris sur sa propre 10 commission, bien entendu. « Mon cher Titre, puisque vous avez, comment dirai-je (atch…ouf !) proposé cette remise, c’est à vous de la, comment dirai-je, assumer ! » avait prétendu le supérieur. Et Philippe Titre de conclure, amer : « Ces crâneurs d’aristos, on devrait tous les guillotiner ! » Bon, bon. Le petit Enzo opinait, confiant que son père devait être dans son droit – les papas ont presque toujours raison, c’est une loi dont sont très conscients les enfants de moins de sept ans… Après, ça se complique, l’évidence se fait moins lumineuse, mais Enzo à cinq ans n’en était pas encore là, il s’accrochait, de toute la force de ses petits poings, à ce postulat. Au lieu d’en être attendri, Philippe s’en montrait agacé. Son fils, avec sa peau rougie par les allergies en tous genres, faisait trop lumignon pour ne pas lui rappeler son propre échec. Car il se sentait traître à lui-même. Il ne pouvait accepter que la vocation d’un Titre fût d’écrire des slogans publicitaires pour un patron élitiste qui ne le félicitait jamais. Plus d’une fois il avait été tenté de tout plaquer pour redevenir journaliste sportif, même sous-payé. Il imaginait des en-têtes féroces aux piges qu’il gribouillait parfois (« Quel triste dévers pour ce roi du revers ! »). Mais ces essais, il ne les portait à aucun journal. La belle Elena claquait 11 des dents à l’idée de se retrouver coincée dans un deux-pièces cradingue sous les toits avec un pigiste obscur, à négocier des fins de mois qui n’auraient pas de fin (heureuse, s’entend). Il n’y a que les rejetons de bourgeois pour trouver la pauvreté romantique… Elle-même ne pouvait plus supporter la laideur HLM – « Ni les saucisses en boîte ! », s’exclamait-elle avec un accent hystérique dans la voix, avant de se précipiter sur son époux qu’elle couvrait de baisers repentants et néanmoins brûlants. Du moins en était-il ainsi au début… Car à présent, elle ne venait plus jamais le supplier de ne surtout pas la lâcher – et par conséquent de ne surtout pas lâcher son poste. C’était lui qui, par désillusion, se contentait de la situation. Que faire d’autre ? Au fil des ans, il avait empilé dans ses tiroirs titres claquants et débuts de nouvelles qui se mettaient, beaucoup trop vite, à ressembler à des publi-reportages… Ses propres écrits lui donnaient mal au cœur, comme s’il avait été bloqué dans un interminable embouteillage. D’ailleurs aucun journal n’avait accepté les articles sur les maladies de peau et les ratés du système médical qu’il avait fini par envoyer. Le fait d’être le père d’un surdoué de la somatisation ne lui servait même pas pour sa reconversion, ricanait-il parfois méchamment en regardant son fils qui pelait… Réflexion ignoble, et 12 il le savait. Il était un écrivain erratique, un journaliste velléitaire, un père lamentable. Il devait, malgré tout, sauver la face, et porter beau. À défaut, il se mit à porter la barbe. Et à porter la tête haute – si haute que, pour petit Enzo, sauter au cou de Papa devint impossible. Quant à maman Elena, en prévision de leurs visites chez les grands pontes, elle se faisait désormais de ces coiffures parfaites mais froissables qu’il ne fallait pas déranger d’un bécot maladroit ; et elle portait de ces tenues amidonnées au sein desquelles on ne se réfugiait pas, même pour un câlin. Pas plus question de sauter sur les genoux que de sauter au cou, donc. Bon, Enzo trouva d’autres occupations. Sauter après la queue du chat ; sauter de la branche basse du prunier. Puis, sauter dans le jardin depuis la fenêtre du premier étage : en se laissant pendre à la barre du balcon par les mains le plus bas possible, c’était faisable, et même amusant. Il n’y avait qu’un passage risqué, c’était à l’instant d’enjamber la rambarde, quand on se retrouvait entre le sol ferme et le vide. Après, on n’y pensait plus. Non, après Enzo n’y pensait plus. Car alors, de ne dépendre que de lui-même, suspendu ainsi de tout son haut dans le rien, une griserie le prenait. Notre 13 acrobate, maintenant âgé de huit ans et des poussières, en était bien conscient : un mauvais élan et il risquait de tomber mal, de se faire une entorse, ou pire. Mais bon, pire, Enzo ne connut pas ; quant à l’entorse, il parvint à en déguiser l’origine. Les sempiternelles consultations chez des spécialistes tous différents, mais tous séduits par la beauté de sa mère, avaient fini par le rebuter. Quand Elena ne parlait pas à sa place, elle le laissait sans défense devant ces grandes personnes qui semblaient le considérer comme une curiosité. Estce pour cette raison que le yoyo des atteintes cutanées ralentit son rythme ? Le jeune Enzo s’en tint désormais à deux ou trois affections récidivantes. Les spécialistes vous diront qu’il avait grandi et s’était en partie – oh, en petite partie seulement – immunisé. Mais s’immunise-t-on jamais contre l’amour blessant… ? Je dirais, moi, qu’il avait trouvé une autre occupation à sa phénoménale science du rebond : il continua les sauts, et y mit toute sa passion. Eut neuf ans, puis dix puis douze, en quelques entrechats. Au collège, il devint très bon aux agrès. Il aimait s’installer en appui sur les mains pour envoyer ses jambes valser dans l’espace. Il aimait encore plus bondir, et que son corps en vrille le propulse bien au-dessus du sol. 14 Détectant ses dons, Monsieur Jahoui, le professeur de sport du collège, proposa de lui faire travailler en solo la gymnastique acrobatique. Pour la première fois, Enzo voyait un adulte croire en lui et viser un résultat plus valorisant qu’une énième anomalie dermatologique. Sous la férule de son professeur en vertige, saut carpé, roulades, rondades, saut groupé, salto avant et arrière, flips et sauts de l’ange, toutes ces figures imposées et composées, n’eurent bientôt plus de secrets pour lui. Il adorait sentir, dans sa tête renversée soutenue par ses avantbras, le sang pulser et voir le monde se napper de nacre rouge. Il ne comprenait pas ses camarades qui renonçaient si vite à cette ivresse-là. Lui, dès qu’il était question de s’élancer plus haut que lui-même, était à l’aise. Il se moquait bien de devoir passer d’innombrables heures à maîtriser la technique et quelquefois la peur ; échec provisoire et faiblesse dominée faisaient partie du jeu, comme Mr Jahoui le lui répétait. Le problème, c’était quand il s’agissait de rester au sol ; quand il ne fallait pas se hausser, se dépasser, mais ‘simplement’ assumer la pesanteur de son corps récalcitrant... À treize ans l’adolescent prenait toujours la vie avec élan ; mais demeurer indifférent aux atteintes de sa maladie devenait difficile. 15
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