Premieres pages de lenfant PLUME avec preface - Page 1 - premières pages de l'enfant plume préfacé ©éd. Chèvre-feuille étoilée 2015 34080 Montpellier bureau@chevre-feuille.fr www.chevre-feuille.fr ISBN: 978-2-36795-093-4 ©Nil 2000/J'ai lu 2007 ©Chèvre-feuille étoilée 2012 réédition revue par l’auteure © illustration de couverture: Charlotte Derain, encre sur papier, 2010 PRÉFACE Elle, souveraine, mène le jeu. Écoutez cette femme ! Percevez au plus profond la souffrance de cette mère qui voit, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, année après année, sa fille se transformer, se dessécher, se désincarner, se laisser fondre, se disloquer et se détruire. Cette mère en colère, impuissante, se sent coupable de ce que sa fille vit et leur fait vivre. Ce corps qui refuse de devenir femme rétrécit inéluctablement et, au fur et à mesure qu’il s’amenuise, semble gagner le bras de fer engagé avec la mère. C’est Elle qui domine et qui mène la danse par la toute puissance de son défi à la vie. Un peu comme si cette avancée vers la mort lui procurait de la jouissance… Ce texte se lit comme un poème, comme une chanson. C’est la mère qui parle certes mais il s’agit bien d’un duo car Elle, toujours présente, fait un bruit formidable ! Ce texte montre des parents aux abois, qui « craquent » et n’en finissent pas de chercher désespérément une solution ou du moins une piste pour échapper au malheur : retourner en Afrique par exemple, où Elle a eu une enfance heureuse, du moins en apparence… Le plus remarquable réside sans doute dans la sincérité, l’authenticité et la mise à nu de cette mère souffrante. Elle peut dire sa violence et son désespoir avec une remarquable pudeur, sans la moindre exhibition. Ce poème est aussi une clinique de l’anorexie qui semble avoir glissé d’une génération à l’autre. Tout y passe au fil des pages : l’obsession de la nourriture, les ingrédients, les calories, les grammes, les rituels alimentaires, la maîtrise tandis que la mère s’essaie et s’épuise à tenter de trouver une porte de sortie : laisser exploser sa colère, s’opposer, simuler l’indifférence, lâcher prise, renoncer, abandonner. Le calvaire durera une dizaine d’années, dix ans durant lesquels cette famille a vogué de naufrage en naufrage. Aussi terribles que ceux qui détruiront certaines jeunes filles. C’est dire combien il faut rapidement s’adresser aux médecins psychiatres spécialisés dans cette pathologie! 1 Ici, Elle trouvera l’apaisement et pourra se tourner enfin vers un avenir. Ce récit est aussi un message d’espoir pour des parents qui pourront retrouver certains points communs avec leur propre expérience personnelle ou familiale. Puisse ce témoignage leur venir en aide! Dr Annick Poquet-Issad Psychiatre 1. Le pronostic est plus grave dans les formes cliniques de survenue précoce, avant la puberté. En revanche, l’évolution des patientes adolescentes, surtout lorsqu’elles sont traitées, est plus favorable, avec des taux de guérison d’environ 70 %, les 30 % restants comprenant 10 % de formes chroniques et 20 % de formes mixtes, d’anorexie avec boulimie (In : C. Lamas, R. Shankland et al, Paris, Elsevier: Les troubles du comportement alimentaire, Coll. Médecine et Psychothérapie, 164 pages, 2012.) Elle va avoir quinze ans. Elle rentre d’Angleterre. Ma sœur est venue l’accueillir à la gare car je n’étais plus sûre de l’heure ni du jour de son arrivée. Elle dit: « Mes parents ne savent plus où ils habitent. » Elle a beaucoup maigri. Nous avons quitté l’Afrique il y a deux ans, et depuis nous vivons avec nos enfants dans ces trois cents mètres carrés de pierres anciennes, sous ces plafonds hauts, comme des réfugiés dans une cathédrale. Pour nous rassurer, nous croire chez nous peutêtre, ou tout simplement traduire notre agitation intérieure, nous arrachons les tapisseries, perçons les murs, ponçons, tapons, scions, dans une poussière de tremblement de terre. Tous les jours de la semaine et surtout les dimanches, nous démolissons en haut, en bas, ici, là, partout. Pas un endroit qui soit hors d’atteinte du vacarme de la perceuse, de la disqueuse, de la scie sauteuse ou des émanations de peinture. Nous passons dans les couloirs, portant des échelles, des seaux de gravats, des blocs de pierre. Blancs de poussière, masqués, épuisés. Première année 12 En chacun de nous c’est le chaos. Les jeunes ont été catapultés hors du paradis de l’enfance, et notre couple, arraché à son adolescence africaine, atterrissant dans la réalité, menace de voler en éclats. Nous perdons la boussole et le contrôle de la famille. C’est à cette époque que nous vient cette obsession de faire. Faire utile. Faire beaucoup. Faire encore, jusqu’à l’épuisement. Ne pas perdre de temps. Ne plus avoir de temps, pour rien. Comme des souris blanches en cage, nous courons, nous courons dans notre roue. Bientôt je n’en peux plus. Je n’ai ni la force de continuer à avancer, ni celle de dire « Arrêtons! » Le dimanche, je dors dans cette fin du monde. Les enfants, où êtes-vous? Que faites-vous? Elle, sans en avoir conscience, sans que personne n’en ait conscience, entreprend alors de rassembler les débris de notre univers. Un mercure tombé qui fuit en tous sens. C’est comme s’il y avait eu une panne d’électricité dans le tohu-bohu d’un hall de gare. Tout le monde s’est tu, a suspendu ses gestes. Lorsque la lumière est revenue, tout était changé. Elle avait pris le pouvoir. 13 Elle vient de terminer un stage de théâtre à Avignon. Nous assistons à la représentation finale. Ce qui se déroule sur la scène a-t-il un sens ? Nous ne savons pas. Nous la voyons seulement s’agiter, aller, venir, sauter, possédée par une énergie effrayante. Gestes saccadés, rictus de mort. Et ses dents! On ne voit qu’elles. La peau de son visage, rétrécie, est collée à ses os. Ses joues sont creuses. Sous le palmier rigolo de ses cheveux, elle a le sourire des têtes de mort mexicaines. Immobiles sur nos chaises, nous n’osons nous regarder. Je sais que dans les yeux de son père je trouverai le reflet de mon cauchemar. La camarde qui bondit au milieu des vivants n’est pas une hallucination : c’est elle. Bien elle, malgré tout. Notre fille. Maigre comme un clou enfoncé dans nos gorges. Qu’est devenue la jeune fille rayonnante qu’elle était ? Quel feu a consumé sa chair ? Nous entrons dans le temps des questions. Silencieuses. Sans réponses logiques. Plus tard, à la terrasse d’un café, elle tremble de froid dans la chaleur de juillet. Inconsciente de sa maigreur, de la répulsion qu’elle fait naître autour 14 d’elle, du saisissement de ses parents. Lointaine, enfermée en elle. Son regard traverse la foule du festival. Le regard de quelqu’un qui n’appartient plus au monde. Dénué de tout désir. Creux. Quelque chose s’est creusé en elle. Nous l’emportons. 15 Un nageur jaillit, pieds les premiers, du fond d’une piscine et se pose debout, bras tendus, sur le plongeoir de dix mètres. Les spectateurs rient. C’est ce qui se passe chez nous. Mais le film ne fait rire personne. Notre fille en est le personnage principal. Toutes les rondeurs de l’adolescence, elle les aspire en elle. Dans son corps, tout ce qui était bombé se creuse. Les lignes courbes se brisent. Si le film continue à se rembobiner à cette allure, elle finira par devenir squelette et poussière. Elle retournera aux origines. 16 J’étais gaie. Je riais beaucoup et fort. Des rires tonnants. Je voulais séduire, provoquer. Je façonnais mon image, ma vie comme un roman. Tout le crépi est tombé. Je suis à nu. Chassée du paradis artificiel. Honteuse. Vulnérable. Avec ses bras gros comme des allumettes, elle a fait basculer ma vie. Elle est répandue, là, à mes pieds, et je n’y vois que des miettes peu reluisantes. Rien de solide. Rien de cohérent. Rien qui ait tenu devant son silence, son air buté, son indifférence à ce qui se passe en elle. Je ne me fais plus d’illusion. Je sais que le mal est ancré. Depuis avril, depuis son retour d’Angleterre, elle ne fait que s’éloigner d’elle-même. Elle marche au sacrifice. Elle laisse couler sa vie d’elle. Mon regard s’accroche à elle. Enfin je la regarde. Je ne vois qu’elle. Mais trop tard. Elle fond dans la gueule du mal. Je la sens partir, en somnambule que personne ne peut réveiller. Partir vers les cendres. Je sanglote au milieu de mes châteaux de cartes qui s’écroulent. Je n’ai plus rien. Non, je me trompe. Il y a cette faille qui s’ouvre en moi.
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