Premieres pages de Belle lurette HP - Page 1 - Belle lurette Hélène Pradas-Billaud Premieres pages Illustration de couverture : © Najia Mehadji, Arborescence, craie sur papier, 2002 À Marie-Noëlle, Suzanne et Alain — Je suis Yuko, le poète de la neige. Mes poèmes sont beaux, mais d’une blancheur désespérante. Maître, apprenez-moi à peindre. Apprenez-moi la couleur. Soseki sourit et répondit : — Apprends-moi d’abord la neige. Maxence Fermine - Neige Le geste, celui que j’ai cherché, que je cherche encore. Mon équilibre, le contre-poids. La toile blanche est mon commencement. Vouée, rivée, sans cesse revenue à elle. Cette histoire qui allait naître, ce support qu’elle m’a donné. Quatre-vingts ans aujourd’hui. Mon âge, je l’ai longtemps tu, par élégance, parce qu’il ne m’enferme pas. Bien sûr, les marques de mon corps, les ravins près des rondeurs d’avant. Les couleurs différentes, gris dans les cheveux, bleu granite à mes yeux. Mais mon élan échappe à la coulée du temps. Un sourire au confluent de l’enfance, de l’adulte, du déclin. Déclin comme le soleil décline sur la pente des monts. Je suis vers la fin de la course, l’éclipse. Mes quatre-vingts ans sont passés. Mathématiquement, disait mon père. Mathématiquement, je ne peux les revivre. Mais dans mes rêves, oui. Vivre, revivre. Retracer. Mon geste, toujours, l’élan, encore. Mon désir vit d’un élan différent. Désir sédimenté, érodé, jaillissant. Mon désir élément. 13 Ce tableau est le dernier. Il sera la synthèse. L’inventé. L’atelier presque vide. Le parquet brut, quelques échardes. Posés contre le mur, des châssis en bois. La peinture écaillée des fenêtres, les rideaux de lin et les embrases en cordes. Mon vieux bureau rassemble les pots en verre et leurs bouquets de brosses. Petit gris, poils de martre, attirail d’artisan. La palette est éclosion de pigments. Ocre jaune, jaune citron, terre de sienne, ocre rouge, carmin, noir d’ivoire. Des sanguines, les craies d’art. Près de l’entrée, les cartons à dessins s’ouvrent sur les papiers Bockingford, Montval, Fabriano Artistico. Dans un vase, des fleurs de saison, aujourd’hui les premières jacinthes. Avant, les roses des neiges, les bruyères, un jour, les jonquilles. Leurs pétales faisant taire l’hiver. Chaque objet a sa place, aléatoire et vivant de lumière. Dans le vide de l’atelier, l’empreinte de ceux qui y ont pénétré. Yvon, Pauline et Jules. Mon mari, mes enfants. Les marées des années déposent un mélange, le doux et l’ardent, le calme et le naufrage, le construit, le défait, le chemin obstiné. Depuis que le monde est monde. Depuis que le monde est là. Les toiles adossées au mur, retournées ou livrées au regard. Certaines arrimées à leur port, d’autres en partance vers d’autres lieux, connaisseurs, amateurs, 14 chacune restant libre. On ne possède pas un tableau. La forme, la couleur, sont invention. La peinture est venue à moi, elle m’a traversée. Une île préservée, pénétrée par les vents. Vents des quêtes, du couple, des enfants. Allées venues de soi aux autres, des autres à soi. Je m’appelle Anah. Prénom de femme que l’on a choisi pour moi. On, ma mère, mon père. Je suis cet héritage, une lignée. Celle qu’un jour on a désignée. De Tafraout où je suis née, j’ai gardé la matière, le pisé. Ville de pentes sortant du roc. Mon enfance m’a modelée, aiguisant mon regard aux angles des rues. Elle m’a appris le presque rien possédé. Le puits, la maison de terre, les tapis à secouer, les mains rougies dans l’eau, le linge, le linge toujours, la voix de ma mère, est-ce possible d’avoir tant d’enfants, le savon qu’elle faisait, les champs cultivés. Sol aride, repas de peu. J’ai grandi dans le pas grand-chose et pourtant souveraine. Souveraine du regard de ma mère. Le noir qui éclaire. Mes yeux bleus, hérités d’un grandoncle. Yeux de rivière disait mon père. J’ai grandi dans l’enclos vaste, aimant, de leur regard. Mes frères, sœurs, huit frères et sœurs, leurs silhouettes surgissant des terrasses, des rochers, coursant les poules du poulailler. Attrapés au passage par les bras de mes oncles, sermonnés, ébouriffés, ils 15 retrouvaient les ruelles, la chaleur, le soleil de l’enfance. Un jour, ils s’envolaient. Jeunes moineaux envolés. À Fès, Marrakech, Essaouira, Tanger. De l’autre côté de l’eau, Malaga, Burgos, Nantes, Paris. Trajectoires, itinérances des familles, du sud au nord, rives de la Méditerranée. Lignes droites ou sinueuses, lignes de mes tableaux, inlassablement tracées. La toile. Le grain. J’ai travaillé les tableaux comme on travaille la terre. Mes ancêtres laboureurs, sarcleurs, semeurs, arrimés aux champs infertiles. Mes anciens courbés. Moi, droite, dans ce geste inventé. Traçant des sillons de couleurs. Des rochers de lumière. À mon âge, j’ai récolté les saisons de l’histoire. Le théâtre du monde si mouvant de ma jeunesse à aujourd’hui. Les images défilent comme ces défilés du quatorze juillet. Les visions remontent le champ de ma mémoire, souvenirs cadencés, amidonnés. Explosions, fumées, les feux d’artifices jaillissent du passé. Les temps de paix assoupis d’évidence, les guerres crevant les regards, les après. Après-guerres, autres alliances des pays, autres évolutions après tout. Mon histoire, petite histoire dans la grande histoire. Les poupées gigognes s’emboîtent, se dissocient, se retrouvent. 16 Le pinceau entre mes doigts dessine mes jours et ce mystère au creux du corps. J’ai été bouleversée, tremblée, réduite à l’impossible. Yvon, Luc, deux hommes aimés, ensemble, mêlés. Ma ligne sinueuse. Dessin de sable sur les dunes du sud. Tracés des pas, des doigts. Ce tableau est le dernier. J’ajuste le tombé des rideaux, le froissé du lin. Ce jour d’anniversaire, de la source à la mer, du début vers la fin, je peins. 17
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