Premieres pages de le Bus pour Drancy - Page 1 - de Dominique Marie Godfard DE LA MÊME AUTEURE Vous vieillissez ? Nous aussi…, correspondance, éd. Chèvrefeuille étoilée, 2009. La Moquette, pièce de théâtre, éd. Le Manuscrit, 2008. Eclats d’enfance, nouvelles, éd. Le Manuscrit, 2007. Le pape m’en a fait voir de toutes les couleurs ! , recueil de nouvelles, éd. Le Manuscrit, 2007. Et plus, si affinités…, roman, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2004. L, A... P, A, M, P, A... (Une enfance cousue main), roman, éd. Côtéfemmes, 1999. À quoi pense la vieille dame ? nouvelles, éd. Côté-femmes, 1993, (finaliste au Grand prix de la Nouvelle du Rotary Club de Paris).Version espagnole, en 1996, aux Ediciones Trilce. Sociétés en éclats. Quand les exclus contribuent au changement : récits de chercheurs, avec T. Schnee, essai, éd. SyrosAlternatives, 1992. Depuis 1982, publications de nouvelles dans de nombreux journaux et revues, notamment Le Monde et La Croix ; la dernière, en 2013, dans la revue Vents du Perche). Blog hébergé par Bibliobs.com (site littéraire du Nouvel Obs) : http://bibliobs.nouvelobs.com/blog/des-livres-et-moi Site : http://lamachineaecrirededominique.wordpress.com/ © Éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ mars 2013 ISBN : 978-2-36795-008-2 Dominique Godfard Le bus pour Drancy ROMAN Illustration de couverture : © dessin de Jacques Aillaud À Cécile et à Denise 9 LA COUVERTURE AU CROCHET Au début des années cinquante, on a un besoin poignant de bonheur pour, sinon oublier la guerre, faire la nique aux années de privations et de souffrance. Alors on rêve électroménager, belles bagnoles ou chouettes filles dont l’égérie, venue des États-Unis, s’appelle la pin-up ! Elle est d’un déluré, celle-là : jupes courtes, porte-jarretelles et minuscule corsage ; on la voit partout, sur tous les emballages. Léa et Cécile, à peine âgées de trente ans, portent des tenues beaucoup plus sages comme la robe corolle ou la jupe crayon arrivant à hauteur des mi-mollets. La première sied à Cécile, une plantureuse jeune femme rousse qui a du goût pour le bonheur tandis que l’austérité d’une silhouette rectiligne souligne le caractère pensif et retenu de Léa. Elles se sont rencontrées au square de Choisy, dans le XIIIe arrondissement de Paris, par une belle journée d’été quand le soleil déroule sur le bassin un tapis de paillettes éblouissantes. À côté, les aires de jeux qui leur permirent de faire connaissance grâce à leurs gamins qui jouaient ensemble, sans plus de façon. « Il s’appelle Léon », fit Léa en présentant son fils qui, ô l’extraordinaire coïncidence ! a huit ans, le même âge que celui de Cécile à un jour près. Aussitôt 10 une sympathie réciproque naît entre les jeunes femmes qui, un peu intimidées, se cantonnent pour le moment dans leur rôle maternel, chouchoutant les enfants ou arbitrant leurs disputes : « Tu lui rends son seau ! », « Mais non ! rétorque l’autre, il peut très bien lui prêter son seau… » Les échanges se multiplient. Après les inévitables considérations générales sur tout et rien, viennent les prénoms, les professions des époux, etc. Suivent, un jour, les adresses et, ô nouvelle surprise, Cécile habite au numéro de l’avenue d’Italie où Léa vivait avec sa mère et ses sœurs, avant son mariage ! Si une fragilité émane de la personne de Léa, à cause de sa petite taille et de son regard qui procède par affleurements légers, Cécile est l’image même de la joie de vivre, avec sa chevelure flamboyante et son large sourire. Son garçonnet paraît plus costaud que celui de Léa, dont la santé a toujours été fragile car il souffre d’asthme. Elle la console et lance le pari que d’ici quelque temps, ce seront deux solides gaillards! C’est ainsi qu’au square de Choisy, se tissent peu à peu les liens d’une solide amitié. Alors, elles se rencontrent plus souvent et, au début, c’est Cécile qui rejoint Léa chez elle, car Léon, au moindre signe maladif, garde la chambre. Puis elle insiste pour rendre les invitations : « Tu auras plein de souvenirs en revenant avenue d’Italie où tu as habité et puis je voudrais te montrer mon chez-moi. » On fixe une date. Léa a mis un beau gilet à son fils, est s’est fait faire une permanente chez le coiffeur. Cécile a acheté du thé de Ceylan et des biscuits. On s’embrasse, on se congratule sur la bonne mine des garçonnets. Celui de Cécile a hérité de la 11 peau laiteuse de sa mère et le fils de Léa du beau visage de son père, tout en finesse, avec les cheveux drus de sa mère. L’hôtesse convie son invitée à la visite du trois-pièces. Léa s’extasie, c’est tellement plus grand que chez elle ! Il y a tant de choses à montrer, tant de choses à voir. Car l’amitié est aussi partage des lieux. Les voici assises au salon, quand soudain le regard de Léa s’arrête sur une couverture tricotée, jetée sur un fauteuil à la tapisserie peut-être endommagée. Elle reste bouche bée, saisie de stupéfaction. Cécile a vu l’ombre obscurcir le visage de son amie, elle craint un malaise : − Qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas bien… ? − La couverture… la couverture ! Est-ce que je peux la voir de plus près ? − Bien sûr ! Tiens, la voilà. Léa semble hésiter à toucher les carrés de laine tricotée, rattachés les uns aux autres au crochet. Ils sont orange, à la lisière marron, ou inversement afin de briser la monotonie de l’ensemble. D’un geste timide, sa main caresse la couverture avec une grande délicatesse comme si elle craignait de l’abîmer. Elle murmure : − Je n’en étais pas sûre car rien ne ressemble plus à une couverture qu’une autre couverture… L’orange très vif, c’est cela qui a attiré mon attention ! Mais, maintenant, je suis sûre que c’est la couverture de maman. Soir après soir, je la voyais tricoter jusqu’au jour où nous avons mis les carrés par terre en faisant bien attention, un orange puis un marron… − Ta mère est… − Oui, maman et Renée, ma sœur aînée, ont été raflées en juillet 1942… et puis Auschwitz, elles ne sont pas revenues… Un silence les isole l’une de l’autre durant quelques 12 instants ; le regard de Léa se perd vaguement au loin ou s’attarde avec attendrissement sur les carrés colorés de la couverture… Comme elle semble partie loin ! Cécile se demande quelle attitude adopter et hésite à la questionner ou à changer de sujet de conversation ; elle se sent très mal à l’aise surtout qu’elle a cru apercevoir une lueur brillante trembloter au coin de la paupière de Léa. C’est cette dernière qui met fin à un temps chargé de fortes tensions pour la belle jeune femme rousse : − Et tu l’as trouvée où, cette couverture ? − Je l’ai achetée à Bicêtre, aux Puces. C’était en 1944, je pense. En tout cas avant la fin de la guerre. Et je l’avais rangée quelque part, dans un placard, enfin je ne m’en servais pas… jusqu’à… je ne peux pas te dire, un mois ou deux, où j’ai décidé de la mettre sur ce fauteuil qui est bien fatigué comme tu peux le voir. Je… Je ne comprends pas pourquoi elle était en vente aux Puces. − L’appartement de maman avait été déjà pillé quand on a pu y retourner après la rafle, ils n’avaient eu que le temps de voler des choses légères. − Ils, c’est qui ? Les Allemands ? demande Cécile. − On peut le supposer… enfin, c’est comme ça, je suis tellement contente de la revoir chez toi, cette couverture ! La main de Cécile se pose sur le bras de Léa d’un geste spontané et très doux. Par ce contact, elle voudrait lui faire sentir tout ce qu’elle éprouve, cette tempête en elle à la découverte de ce qu’elle n’avait jamais soupçonné et, audelà, son désir de partage : − Alors, tu es juive ?... Oh ! excuse-moi : je te pose des questions idiotes… − Mais non ! C’est moi… Comment t’expliquer ? Je n’en 13 parle plus depuis quelques années. C’est mieux ainsi, pour Léon, il commence à comprendre beaucoup de choses ; pourquoi lui passer ce fardeau ? Il le saura bien un jour… Et en attendant, il est catholique, comme son papa… et même sa maman puisque j’ai dû me faire baptiser… Léa a ébauché un sourire sur ces derniers mots. Elle devine l’attente de son amie qui est aussi une main tendue vers elle, et commence : − Je suis arrivée en France en 1929, j’étais une toute petite fille de l’âge de nos garçons et, à l’époque, je m’appelais Liula. Puis, elle s’interrompt et murmure d’un ton un peu las : − Oh, tu sais… C’est une si longue histoire… PREMIÈRE PARTIE : DE 1929 À 1941
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