debut La salle de bain d hortense Janine Teisson - Page 1 - premières pages du roman la salle de bain d'Hortense de Janine Teisson © éditions Chèvre-feuille étoilée 34080 Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ premier trimestre 2011 ISBN : 978-2-914467-73-5 Mise en page et maquette de couverture : Marie-Noël Arras photo de couverture : ©photo inédite, Emile Etienne, Malachite, 2010 7 BAOuM ! En bas la porte de l’immeuble claque. La petite dame au bonnet rouge sursaute. Elle arrive sur le palier, frotte ses pieds sur le paillasson en sortant la clé de sa poche. BAOuM! Encore la porte. Cavalcade dans l’escalier. Elle pense : ce sont les petites qui jouent au satyre, et elle sourit. Sa porte est ouverte. Soudain elle est projetée en avant, poussée au dos par quelqu’un qui entre dans l’appartement, qui referme le verrou aussitôt derrière lui. La clé qu’elle tenait à la main a valdingué jusque dans la cui- sine. La vieille dame est à genoux au milieu du couloir obscur. ― Bouge pas. Ne dis rien ou j’te bute. Oh là ! Pas question qu’elle dise ou qu’elle fasse quoi que ce soit. Le seul ennui c’est ce cœur qui bat comme un forcené. Dans l’escalier, le grondement de bottes n’a rien à voir avec les cavalcades des voyelles du quatrième : Amélie, Imélda, Ophélie, Emilie, ursula et Yasmina. Elle se demande com- ment elle a pu confondre. Ils sont passés devant sa porte, ils ont grimpé jusqu’en haut et ils redescen- dent maintenant en vociférant. Elle n’entend pas très bien ce qu’ils disent. Ils cognent sur la rampe d’esca- lier, contre les portes. « Tu perds rien pour attendre, pourriture ! salope ! » ils ont dit « salope » ! C’est vul- gaire. Les bottes s’éloignent. BAOuM ! Celui qui l’a poussée est collé contre la porte. Elle entend sa respiration sifflante et un tout petit bruit, clac, clac, clac. Il claque des dents. Elle sent, comme une fourmi têtue, une maille de son collant filer le long de sa cuisse. Elle doit pren- dre sa boîte de Trinitrine dans sa poche, son cœur continue à s’exciter. Elle dit tout bas : « Ça y est, ils sont partis, n’aie pas peur, ils sont partis ». L’autre ne dit rien. « Je peux me lever maintenant ? » Il ne répond pas. C’est un résistant, c’est sûr. Et les bottes c’était des… Enfin, Hortense, qu’est-ce que tu dis ? un résistant en 1991 ? Tu perds la boule ma pauvre vieille. Elle élève la voix : « Je peux bouger ? » Pas de réponse. Elle se relève en craquant des genoux et voit l’autre, un très jeune garçon, le crâne rasé, qui glisse lentement le long de la porte. Il tient son bras gauche replié sur sa poitrine. Il glisse. Il est assis par terre. Son buste tombe en avant. ― Hé ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es pas mort au moins ? 8 9 Elle allume la lumière. Prend son cachet, le met sous sa langue. Elle s’accroupit et donne des petites gifles au résistant évanoui. ― Tu as eu si peur que ça mon gars ? il ne faut pas rester dans ce couloir, je ne chauffe pas, on va attraper la crève. Elle le saisit par les pieds. Très lentement elle fait glisser sa tête et bang ! Il est allongé sur le sol. Elle le tire sur le parquet ciré. Elle s’y reprend à plusieurs fois. Les jambes du garçon lui échappent. Elle a chaud. « J’aurais pas cru être encore si gaillarde ma parole ! » Et elle pense, comme au moment où elle s’affalait dans le couloir, à ce que vient de lui dire Josette : « Moi je ne crois pas que ce soit fini pour toi l’aventure, je suis sûre qu’elle va te reprendre. » Et Hortense avait ri en posant ses lèvres sur la peau si fine du front de son amie. Sa Josette, diaphane, de plus en plus surexposée sur l’écran blanc des draps d’hôpital. Elle avait raison, on dirait qu’elle est là l’aventure, c’est ce pauvre résistant remonté d’on ne sait quel passé, petit et fluet comme un enfant, flottant dans son blouson en jean, pâle, des cernes bistres sous les yeux. De beaux cils très noirs. La peau si lisse et mate. Des traits pas de chez nous. un Annamite, peut être. Que tu es bête Hortense, ça n’existe plus les Annamites. Elle l’a traîné jusque dans la cuisine. Elle referme la porte. Elle essaie de soulever le buste de l’adolescent 10 pour l’appuyer contre le mur, mais elle n’y parvient pas. L’autre se réveille. Avant même d’avoir ouvert les yeux, les larmes l’étouffent. Il pleure, dents ser- rées, des sanglots durs et sonores, pressés les uns contre les autres. ― Allez pleure, mon petit, c’est la réaction, pleure, ça te fera du bien. Elle l’observe, à ses pieds, noyé dans ses larmes. Elle lui passe son mouchoir propre, tout fin, tout vieux à force de lavages et de repassages. ― Relève-toi maintenant, il faut que je voie ton bras, il y a du sang, tu es blessé. Allez, fais un effort. Tu veux que j’appelle le SAMu ? Il se soulève sur un coude, ses yeux sont durs. ― Fais pas ça ou j’te… ― Oui, je sais, tu me butes. Tu es pas si mort que ça alors ? Allez, enlève-moi ce blouson. Il s’est calé contre le mur. Elle l’aide pour la manche gauche. Il grimace. Il ne gémit pas mais der- rière ses dents serrées, elle entend comme un gron- dement d’animal. Elle a déjà entendu ça. Elle tire sur la manche. Ça y est. ― Oh la la c’est sérieux ton affaire. Hé ! Tu vas pas retomber dans les pommes ? Si, il est retombé. Elle en profite pour examiner les traces rouges et gonflées autour des poignets et l’estafilade sous la manche déchiquetée. Le sang goutte jusque dans la paume. ― un coup de couteau, c’est ça ? 11 Mais l’autre est muet. La vieille dame s’éloigne, disparaît dans l’appartement, elle allume les lumières. Les murs du salon sont de la couleur du dessous de la feuille d’olivier, un gris argenté avec un soupçon de vert. Elle n’hésite pas. Voici trois ans qu’elle a décidé de rentrer dans l’ordre. À la mort de Matouze, sa chatte renégate, n’ayant plus personne pour déni- cher sous les meubles la pelote de fil, le carnet de timbres ou la pince à linge égarée, sentant sa mémoire s’engourdir, elle s’était engagée à ne plus céder un pouce au désordre. Elle était venue à bout – contre toute attente, et la sienne en particulier – des piles de revues, des vide-poches regorgeant, des corbeilles-fourre-tout et surtout de tous ces instants d’inconscience où l’objet qu’elle tenait il y a une minute à la main, brosse à cheveux, stylo, tartine, et qu’elle posait n’importe où au moment où le télé- phone la sonnait, ou parce qu’elle pensait à autre chose, était avalé par son capharnaüm. Elle s’était promis de ne plus perdre une seule minute de sa vie à chercher ces objets échoués. Il lui en restait si peu. Des minutes. Ces instants économisés, elle était bien déterminée à les dépenser ailleurs. Elle avait mis des petits papiers sur tous les meubles : « Tu crois que c’est ma place ? » « C’est ici que tu me poses ? ». Elle s’amuse à ce combat comme à tous les autres, mais malgré la maestria acquise, elle sait bien qu’elle remet sa victoire en jeu chaque jour. 12 Elle pose sur la table de la cuisine une boîte en fer blanc cabossée, estampillée en bleu « Biscuits Brun ». Elle en sort une pince de chirurgien, une paire de ciseaux, des compresses. Elle met la bouilloire à chauffer et se penche sur le blessé. ― Montre-moi un peu ça, mon coco. Je vais te faire une chemise à manches courtes. Pas d’objec- tion ? Eh ben mon vieux, tu as pas dû user des kilos de savon ces temps-ci, hein ? Tu pues le coyote. L’autre entrouvre les yeux. Elle se pose des ques- tions. Ce n’est pas la blessure qui le met dans cet état- là, qu’est-ce qu’il a cet enfant ? Et ses poignets meur- tris, a-t-il été séquestré ? Par qui ? Elle tire sur l’étoffe collée dans la blessure. Il se crispe. ― Ça fait mal ? Il faut que je retire le tissu. Là, ça y est. Dans la plaie qu’elle ouvre, elle verse un liquide. Elle nettoie autour, jette les compresses dans la petite poubelle. La bouilloire pousse son cri de locomotive de western. ― Je te fais un pansement, mais c’est très profond, il va falloir mettre des points. Tu es vacciné contre le tétanos ? Le jeune garçon fait non de la tête. ― Je vais appeler un… ― Appelle pas un médecin ou j’te… ― Oui, tu me butes, c’est une manie ma parole ! 13 Mon vieux, si j’avais dû téléphoner quelque part pour annoncer ton arrivée il y a longtemps que je l’aurais fait. Tu m’as laissé le temps de t’assommer dix fois… L’autre reste interdit. ― Allez, redresse-toi maintenant, appuie-toi sur moi, tu vas aller t’allonger au chaud et je t’apporterai un bon bol de thé. D’accord ? Le jeune Annamite est petit mais il pèse lourd, accroché ainsi à elle. Ils arrivent dans une chambre. Hortense allume une lampe bleue. Elle cale le résis- tant contre les hauts barreaux de métal du pied du lit. ― Attends une minute. Il est entré dans le bleu sombre des grandes pro- fondeurs, il flotte. Il se laisse tomber, tête la première dans la neige ouverte des draps. une vieille chanson lui vient : « Dormir, dormir dans les neiges du Kilimandjaro… » ― Hé ! Laisse-moi d’abord enlever ces puanteurs que tu as aux pieds. L’autre ne dit plus rien et s’enfonce. Pas pu s’al- longer sur un matelas depuis dix jours, à moins que ce soit dix ans. Plus rien ne lui importe. Hortense lui retire ses tennis crasseux. Puis les chaussettes. Les pieds sont minuscules. ― Ah ça alors ! Tu as du rouge aux ongles. Mon résistant est une fille ? J’ai pas bien regardé dans ton décolleté tout à l’heure, à moins qu’il n’y ait pas grand chose à voir… 14 L’autre ne dit rien. Elle, puisqu’il s’agit vraisem- blablement d’elle, est restée sur le lit comme elle est tombée, l’oreiller sous les épaules, le visage renversé. Quelle émotion à la vue de ce menton si maigre, ce cou absolument lisse. Hortense pense à une déposi- tion de croix. Elle a un élan de tendresse qu’elle retient. Non non, pense-t-elle en riant, si tu me touches, j’te bute Elle remonte l’oreiller et tire simplement les couvertures sur la jeune fille. ― Tu veux du chocolat ou du thé ? Pas de réponse. ― Ho ! ho ! Bois moi ce chocolat chaud et après tu pourras dormir jusqu’à demain. Elle émerge. Elle a l’impression que la petite vieille est partie depuis une éternité. ― Tu peux tenir le bol ou tu veux que je t’aide ? ― J’le tiens. ― Si c’est trop chaud tu le poses sur le plateau. Elle boit une gorgée, deux. Cette chaleur onc- tueuse qui descend dans sa gorge, ce bleu, elle serre les paupières pour ne pas pleurer. Hortense lui retire tout doucement le bol des mains. ― J’ai cru que tu allais encore t’évanouir. ― Pourquoi, j’me suis déjà évanouie ? ― Oui, comment tu crois que tu es arrivée dans la cuisine, tout à l’heure ? Elle regarde la vieille dame. Elle est incapable de réfléchir. Elle reprend le bol. Comme dans ces publi- cités pour les pilules anti-grippe, à la télé, un fleuve rouge avec ses milliers d’affluents envahit et réchauffe son corps. un arbre incandescent se dessine en elle. Elle avait faim aussi. Sur le plateau il y a des biscuits. Elle pense mécaniquement : « Le rêve : à boire et à manger » et elle sombre. óóó 15
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