Pages de La Belle soeur de Victor_HD5 2 - Page 1 - Premières pages de La Belle soeur de Victor H. belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page6 7 Le véritable artiste est celui qui a le sentiment de la vie, qui jouit de toutes choses, qui obéit à l’inspiration sans la raisonner et qui aime tout ce qui est beau sans faire de catégories. George Sand, Teverino Aux femmes peintres du XIXe siècle belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page7 belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page8 9 CHAPITRE I Une rencontre Elle a plusieurs noms et plusieurs prénoms. C’est pour mieux brouiller les pistes. Cela ne m’a pas rendu la tâche facile. On ne choisit pas son nom, ni son prénom, sauf quand on s’invente une autre vie. Une vie d’artiste. Ou quand on se marie. Dans son cas, le nom de son époux était prestigieux. Cela l’a-t-il rendue heureuse ? J’ai croisé son regard place des Vosges, chez Monsieur Victor Hugo. On la disait brillante, charmante et spirituelle. On louait son talent. Victor Hugo le savait. Les génies sont souvent des ogres. Il a failli la dévorer. Il la trouvait dangereuse, scandaleuse. Elle n’en savait rien, elle était trop occupée à peindre. Elle était née trois ans avant ce siècle. Un siècle instable, imprévisible, traversé de guerres, de conquêtes, de défaites, de bonds en avant et de reculades. Un siècle plein de dangers et de promesses pour une femme peintre. Un siècle où l’on changeait souvent de nom pour se protéger. Louise, Rose, Julie Duvidal de Montferrier, talentueuse artiste peintre, devenue comtesse Abel Hugo me regarde en souriant dans la première salle du musée Victor Hugo. belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page9 10 Le peintre Gérard l’a saisie au vol, comme si elle venait de tourner la tête. Elle a l’air de s’impatienter, l’immobilité ne lui plaît guère. Mais elle se plie de bonne grâce à la séance de pose. Je ne sais pas encore que Julie est l’élève préférée de Gérard. Mais je devine déjà qu’elle a dû l’ensorceler. Julie Duvidal de Montferrier. Montferrier, le paradis perdu d’avant la Révolution, dominé par le château des marquis du même nom, qu’elle ne verra jamais et qui nous lie à présent, car j’habite ce village languedocien depuis plus de quinze ans. J’ai rencontré une compatriote. Elle est brune, vive, elle sourit malicieusement. Elle tourne crânement le menton, le visage rosi par le vent, sous un ciel frileux. En face d’elle une autre femme, ou plutôt une jeune fille, qui sourit elle aussi. Des boucles en cascade tombent sur le front, encadrent des joues enfantines, soulignent l’arc des sourcils. Les yeux de miel, naïfs et doux sont ourlés de cils langoureux. Innocente et sensuelle, c’est ainsi qu’apparaît la jeune fille à la robe de soie jaune. Le sourire est bien élevé, mais les lèvres sont pulpeuses et le cou de cygne démesurément allongé rappelle les baigneuses lascives de Monsieur Ingres. Les plis du décolleté sont sages, mais les fronces des manches ballon accrochent la lumière et voilà que le jaune se décline en safran, moutarde et ambre, tandis que sur l’épaule droite, un somptueux taffetas violet sublime le teint de brune. La peau laiteuse à peine sortie de l’enfance appelle déjà les caresses. Adèle Foucher a la beauté inquiète et triomphante d’une adolescente aimée en secret. Elle va quitter l’enfance, elle va épouser un génie, mais elle ne le sait pas encore. Un lourd rideau vert s’entrouvre sur un pan de ciel bleu, le vent fait courir les nuages minuscules, soulève la belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page10 11 tenture, la jeune fille nous lance un dernier regard, le corps irrésistiblement attiré vers le monde et ses mystères inexplorés. Les deux jeunes femmes se font face. L’une, pleine d’assurance, libre sous le vaste ciel tourmenté de son siècle, l’autre timide et rougissante, encore confinée dans les salons de l’hôtel du Conseil de guerre où travaille son père. À droite, la peintre, Julie Duvidal. À gauche son modèle, Adèle Hugo. La professeure de dessin et son élève. Julie Duvidal de Montferrier était douée. Qui s’en souvient ? Qui le remarque ? Les visiteurs ne s’attardent pas dans la première salle du musée. Ils se pressent dans les salons du célèbre poète. Julie a peint Adèle vers 1820. La maîtresse de dessin avait vingt-trois ans, son élève dix-sept et le jeune homme fiévreux, qui l’attendait en cachette devant l’atelier, dix-huit. Julie, Adèle, Victor. Trois jeunes cœurs qui allaient être liés pour la vie. Grâce à ce portrait. Sur le mur perpendiculaire est accroché un tableau beaucoup plus grand et plus ambitieux. Encore une œuvre de Julie. Quatre hommes en uniforme chamarré de la Cour d’Espagne posent avantageusement. Ou plutôt trois hommes et un adolescent. Les hommes s’appellent Léopold, Louis et François-Xavier Hugo, ils sont frères. Léopold est aide de camp du roi Joseph, le frère de Napoléon. Il a appelé ses frères à la rescousse pour gouverner la province espagnole et chasser les brigands du nouveau royaume. Ils ont gagné leurs galons sur les champs de bataille de l’armée napoléonienne. Le jeune garçon à gauche du tableau ressemble étrangement au jeune Victor Hugo croqué par Célestin Nanteuil. C’est son frère aîné, belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page11 Abel. Il est page à la Cour du roi d’Espagne. Il a quatorze ans. Son père Léopold tient à la main une glorieuse inscription : « Thionville ». Plus tard, je comprendrai le double langage du tableau et le poids des années en Espagne. Julie aimait les uniformes et les généraux de l’armée de l’Empire. Elle allait en peindre beaucoup. En 1820, Julie ignorait que l’élève timide dont elle avait si bien célébré la beauté deviendrait un jour sa belle-sœur. Dans la nuit du 19 décembre 1827, veille de son mariage, Victor lui écrira : « Tu devais être à nous ». En avril 1865, il notera dans ses carnets intimes à Guernesey : « Mort de la comtesse Abel Hugo », sans aucun commentaire. J’aime à imaginer que ce jour-là, après avoir cueilli comme à son habitude un bouquet pour sa fidèle maîtresse Juliette Drouet, il s’arrêta sur le chemin du retour, pour jeter à la mer, en direction de la France, quelques fleurs sauvages, en hommage à celle qui fit le portrait de sa chère Léopoldine, accroché en bonne place à Hauteville House. En avril, ce sont les genêts et les ajoncs qui vacillent dans le tempétueux climat de Guernesey, touches d’or sous le ciel traversé de nuages. Cent cinquante ans plus tard, au mois d’avril justement, des tableaux de Julie Duvidal seront montrés au public dans différents musées, à commencer par la Maison Victor Hugo. L’artiste médaillée au Salon de 1824, admirée par Victor Hugo, puis injustement oubliée, a fini par se faire une place au soleil. D’autres femmes de son époque, encore dans l’ombre, attendent elles aussi leur tour : fleurs humbles et sauvages, dans le vent de l’oubli. belle-soeur de Victor.qxp_belle-soeur de victor 03/03/16 15:50 Page12
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