Une ombre japonaise - Lee Langley - Page 2 - Lire un extrait de Une ombre japonaise de Lee Langley Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les «þcopies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collectiveþ» et, d’autre part, que les analyses et les courtes cita- tions dans un but d’exemple ou d’illustration, «þtoute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illiciteþ» (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellec- tuelle. Copyright © Lee Langley 2010. © 2011, Fleuve Noir, département d’Univers Poche, pour la traduction française. ISBN : 978-2-265-09263-1 Titre original : Butterfly’s Shadow 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 6 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 « Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé. » William Faulkner 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 9 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 11 Nagasaki, 1925 De sa fenêtre, Cho-Cho vit le pousse-pousse s’arrê- ter en bas de la côte. Elle les regarda en descendre pour gravir à pied le dernier raidillon vers la maison, lui dans son uniforme blanc dont les boutons scin- tillaient au soleil, elle, les cheveux jaunes, en robe courte imprimée de feuilles vertes. Ils avaient l’air de sortir des pages d’une de ces revues illustrées qu’il lui arrivait de feuilleter : le couple américain parfait. À un moment donné, la femme blonde se tordit le pied dans ses sandales aux talons absurdement hauts. Il voulut la prendre par le bras, mais elle se déroba et continua à gravir le sentier sans son aide. À genoux devant la table basse, l’enfant tentait de catapulter une toupie en bois sur le plateau laqué afin de voir les bandes rouges et jaunes tourbillonner. Il la lançait, elle tombait, il la rattrapait, la relançait, elle retombait, et il serrait les lèvres, se concentrant très fort. En vue de la visite, elle l’avait habillé, non sans arrière- pensée, d’un des rares vestiges familiaux qu’elle avait réussi à conserver : un minuscule kimono en soie, peint à la main d’un motif compliqué et brodé de couleurs vives rehaussées de fils d’or. Aux pieds, des chaussettes 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 11 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 12 blanches avec le gros orteil séparé des autres doigts. Un bandeau en soie raide lui ceignait le front. Dans la pénombre de l’alcôve où elle avait suspendu un rouleau de calligraphie, les traits de pinceau éner- giques de celui-ci semblaient s’animer. Dessous, un morceau de soie noire était soigneusement plié en un long et étroit rectangle : il enveloppait le sabre de céré- monie de son père. Elle se remémorait sa voix grave évoquant le bushidō, le code des samouraïs. Qui ne peut vivre dans l’honneur doit mourir dans l’honneur. Aujourd’hui, c’était à son tour de défendre son hon- neur. Et elle n’avait pas l’intention de reculer. Posant la main sur l’étoffe sombre, elle palpa sous la soie la résistance de l’acier, bien trempé, telle son âme portée par un corps frêle. Ses mains tremblèrent tandis qu’elle se penchait pour caresser la tête de l’enfant comme on touche un talisman. À quelques pas de la maison, Pinkerton leva la tête au moment où la porte d’entrée s’ouvrit. Nancy à son côté étouffa une petite exclamation de surprise. Cho-Cho était vêtue d’un kimono d’une blancheur éblouissante se terminant par une traîne, ses cheveux d’ébène relevés en un chignon compliqué aux ban- deaux lisses piqués de perles fines. Le visage maquillé de poudre blanche, les lèvres écarlates. Elle avait le bord des yeux rougis, non par les larmes, mais par le pinceau qui les soulignait de pourpre selon la tradi- tion. Debout dans l’encadrement de la porte, elle était radieuse, comme éclairée par une lumière intérieure. Comparée à elle, Nancy, debout à côté de lui, avec sa robe trop courte et son chapeau cloche, avait l’air presque empotée. Il fit taire aussitôt cette pensée, tout honteux de s’être livré à pareille comparaison. Nancy était sa fiancée. Cho-Cho, le souvenir d’un passé dont il n’avait pas lieu d’être fier. Nancy, sentant qu’il se crispait, lui jeta un regard interrogateur avant de se tourner de nouveau vers 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 12 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 13 Cho-Cho. Elle s’imprégna de cette vision, la femme en blanc, aussi brillante qu’une statue de marbre, le cou aussi gracile que la tige d’une fleur. Oh, que cette petite Japonaise était donc rusée, se dit-elle, admira- tive malgré elle. Tirant machinalement sur sa jupe, elle redressa le dos en se rappelant que chez elle, en Amé- rique, on la tenait pour la plus jolie fille de la famille. Cho-Cho inclina le buste en silence et d’un geste très doux les invita à entrer. — Il faut ôter ses chaussures, marmonna Pinkerton. Nancy, d’un coup de pied rageur, enleva ses san- dales à talons. Elle était vexée : en lui donnant cette instruction, il se liait en quelque sorte à cette femme, à ce lieu, transformant Nancy en une vulgaire touriste ignorante des coutumes locales. L’enfant tendit la toupie à son père : — Koma. Encore, s’il te plaît. Avec un sourire gêné, Pinkerton prit la toupie. — Koma ? répéta-t-il. Se détournant des deux femmes, il s’accroupit devant la table laquée. — OK, Joey, on y va. Il lança la toupie qui se mit à tournoyer. L’enfant tapa de joie dans ses mains et rit aux éclats. — Motto motto. Seuls rompaient le silence les claquements du bois sur la laque, tandis que Pinkerton réitérait son exploit pour le plus grand bonheur de son fils. Se reflétant sur la surface lisse, la sphère tourbillonnait sur son axe. Nancy étudia l’enfant. Son bandeau de soie raide cachait en partie ses boucles blondes. Dans son kimono richement orné, il avait l’air très japonais. Elle lança d’un ton un peu guindé : — Que c’est beau… ce vêtement. Et comme le silence se prolongeait, elle ajouta : — De si belles couleurs. — C’est un vêtement qui dans les familles se trans- u-met de père en fils, prononça lentement Cho-Cho. 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 13 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 14 Elle espaçait les syllabes, avisée des pièges que d’embarrassantes conjonctions de consonnes semaient çà et là dans cette langue étrangère dont les mots sor- taient parfois déformés de sa bouche. — C’est un takarabune, le motif de la nef aux tré- sors. Si vous regardez bien, la barque à voile est char- gée de dix ob-u-jets précieux qui sont un porte-bon-u- heur pour un heureux mariage. De nouveau, Nancy se sentit humiliée. Cette femme faisait-elle allusion à Ben et à elle ? Un mariage ? Elle était consternée, mais son expression était aussi impé- nétrable que le masque blanc de Cho-Cho. — Ben, dit-elle en frôlant son épaule du bout des doigts. Peux-tu nous laisser un moment ? Je voudrais parler à… madame, en tête à tête. Pinkerton hésita. Ce fut Cho-Cho qui donna le signal. Elle eut un mouvement infime de la tête, et il se leva. Il glissa ses pieds dans ses chaussures et sortit dans le jardinet, l’enfant sur ses talons. Ils se penchèrent sur les plantes. Joey les identifia une à une, d’abord en japonais, puis dans l’anglais que lui avait appris sa mère. Un escargot traversait la terre humide du sentier devant eux. L’homme et l’enfant s’accroupirent pour observer de plus près la manière dont ses antennes pal- paient l’air. Pinkerton ôta doucement le bandeau de la tête de l’enfant et lui ébouriffa les cheveux, libérant ses boucles blondes. Du rectangle obscur de l’entrée lui parvenait la voix murmurante de Nancy. Un silence. La réponse de Cho-Cho, un chuchotement à peine audible. Puis au tour de Nancy. Un silence plus long. De nouveau la voix de Nancy, un ruisseau d’eau vive. À cet instant, Joey ramassa l’escargot et, renversant la tête en arrière, tint au-dessus de sa bouche ouverte la créature qui se tortillait hors de sa coquille. D’une tape horrifiée, Pin- kerton fit sauter l’escargot de la menotte. Une fois remis de sa surprise, l’enfant afficha une moue de dépit. — On ne mange pas les escargots vivants, Joey. 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 14 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 15 Au fond, peut-être que si, se dit-il. Au Japon, on mangeait bien des poissons dont le cœur battait encore, des crevettes qui sautaient dans l’assiette. L’escargot reprit son lent cheminement en laissant dans son sillage une trace luisante. Pinkerton chercha quelque chose d’amusant à raconter. Il sourit au petit bonhomme. Hélas, rien ne lui venait. Combien de temps les femmes allaient-elles rester à chuchoter ? L’enfant, gagné par l’ennui, commençait à s’agiter : il avait faim, annonça-t-il, en tirant Pinkerton par la manche. C’est alors que Nancy surgit sur le seuil. Elle s’avança vers eux d’un pas rapide. — Allons-y. Pinkerton se releva en s’époussetant les genoux et tourna un regard interrogateur vers la maison. — Ça va, dit sèchement Nancy. Tout est arrangé. — Arrangé ? Que veux-tu dire ? Que se passe-t-il ? Elle prit la main de l’enfant et s’accroupit devant lui. — Joey, prononça-t-elle en articulant avec un soin exagéré. Tu viens. Avec nous. Maintenant. — Inutile de parler aussi lentement, s’irrita Pinker- ton. Il comprend très bien… Elle rapprocha son visage de celui de l’enfant : — Tu vas venir faire une petite visite à ton papa. Pinkerton ne voyait plus Cho-Cho. Nancy se leva. Elle paraissait maîtresse de la situation. — Es-tu sûre que ça va ? Son hochement de tête ne lui laissa aucun doute. L’enfant entre eux deux, chacun le tenant par la main, ils tournèrent le dos à la maison et se mirent à des- cendre la colline sans se presser. Brusquement, l’enfant se libéra dans un cri : — Koma. Il détala vers la maison. — Joey, l’interpella Nancy. Attends. — Il a oublié sa toupie, commenta Pinkerton. 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 15 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 16 La petite silhouette disparut à l’intérieur. L’instant d’après, ils entendirent un hurlement. Nancy souffla à Pinkerton : — Je m’en occupe. Joignant l’acte à la parole, elle partit en courant. La minute qui suivit, elle reparut avec l’enfant dans les bras, son petit visage blotti contre sa poitrine. Ses frêles épaules étaient secouées par les sanglots. Pinker- ton s’enquit d’une voix puissante : — Nancy ? Que se passe-t-il, enfin ? On ne peut pas faire ça… — Allons-nous-en. En un clin d’œil, elle était installée dans le pousse- pousse. Il y grimpa à sa suite, regardant par-dessus son épaule, s’attendant à voir Cho-Cho surgir sous le porche. Nancy chuchotait, tentait de calmer l’enfant, lui répétait que tout irait bien maintenant, que tout serait formidable. Tandis que le pousse-pousse s’éloignait sur le sen- tier, Suzuki, qui rentrait du marché, les aperçut au loin : le couple doré. Et entre eux, l’enfant. Nancy ordonna au pousse-pousse d’accélérer. Ni elle ni Pinkerton ne remarquèrent que des profon- deurs de l’ample manche en soie du kimono de Joey poussait une fleur macabre qui s’épanouissait sur les feuilles vertes de sa robe : une tache rouge sang. Pinkerton se fraie un passage dans la cohue aux abords du port où il doit retrouver Nancy, afin de lui faire ses adieux avant son départ. Il est en retard. Soudain, il la voit. Accoudée au bas- tingage, elle le cherche des yeux dans la foule en contrebas, anxieuse, alors que debout contre elle, vêtu d’un simple costume en coton, les yeux arrondis de * * * 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 16 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 17 peur, l’enfant regarde l’eau s’étirer à mesure que le flanc du paquebot s’éloigne du quai. Le navire de Pinkerton appareillera le lendemain et suivra une autre route, plus longue. Leurs vies sont comme suspendues dans un no man’s land flottant. Désormais, il a la sensation de receler en lui quelque chose de lourd, un nœud pesant. Il devra s’y accoutu- mer. Tout s’est passé si vite, ils n’ont pas eu le temps de changer le cours des événements – du moins c’est ce dont il a réussi à se convaincre. Il se détourne et se dirige vers l’autre bout du quai. À bord du paquebot retentit un bruit semblable au rugissement d’une bête fauve. Joey sursaute et lève des yeux inquiets vers la dame aux cheveux jaunes. Elle rit : — C’est juste la sirène, Joey. Elle lui répète qu’il va « dans un pays appelé l’Amé- rique ». Son père l’y attendra. L’enfant se rappelle les histoires que sa mère lui racontait sur un endroit où les immeubles vont jusqu’au ciel et où les fleurs étincellent, un endroit où peut-être ils iraient vivre un jour. Du pont du bateau, il regarde Nagasaki rapetisser, puis disparaître tout à fait. Il se remet à pleurer, à récla- mer sa mère, il dit en sanglotant que sa maison est en train de se noyer dans la mer. La dame a l’air de com- prendre, elle lui assure que même s’il ne voit plus Nagasaki, la ville est toujours là. — Regarde, Joey. Regarde bien. Par une ouverture carrée pratiquée dans le pont, elle descend un escalier en bois et disparaît peu à peu, d’abord ses pieds, puis son corps, et la voilà invisible. Soudain sa tête reparaît. Elle remonte sur le pont. — Tu vois, Joey ? Tu ne me voyais pas, pourtant j’étais toujours là. (Elle lui prend la main.) Et mainte- nant, si on te trouvait une bonne glace ? Tu as déjà goûté à la crème glacée ? Un peu plus tard, elle lui montre « de gros poissons nommés dauphins » bondissant à côté du bateau. Une 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 17 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10 fois la nuit tombée, lorsque les pleurs reviennent, elle le prend dans ses bras et le porte sur le pont en le berçant et en lui murmurant des paroles apaisantes. Alors il voit luire sur les flots une écume bouillonnante dans une lumière verte magique où les vagues transparentes dan- sent, comme éclairées par des lanternes sous-marines. Elle se tient debout au bastingage, le serrant contre elle. Le souffle du vent chaud sèche les larmes de l’enfant. — Regarde, Joey, c’est phosphorescent… N’est-ce pas formidable ? N’est-ce pas amusant ? Sur la pente montagneuse en surplomb du port, Suzuki regarde le navire passer entre les phares du port et cingler vers le large. Le navire de guerre emporte au loin le lieutenant Pinkerton. Elle le maudit à mi-voix, elle appelle sur lui le malheur, et une mort affreuse. Elle ne l’a jamais aimé, même avant de le connaître, elle détestait l’idée qu’un Américain arrogant demande en mariage une Japonaise comme s’il commandait son petit déjeuner. Quand il était reparti, elle s’était dit qu’il ne reviendrait jamais. Si seulement il avait pu res- ter loin de chez eux. Les deux bateaux ont pris la mer. Leurs proues fendent les flots sans l’aide du vent. De quelle extra- ordinaire liberté jouissent ces étrangers qui vont et viennent, sans se soucier de ce qu’ils laissent derrière eux, du chagrin et de la ruine qui s’installent dans leur sillage. Alors que le port s’éloigne, Pinkerton promène une dernière fois les yeux le long de la côte, guettant l’instant, le temps d’un battement de cœur, où une ombre se glis- sera sur la parfaite jonction entre le ciel et la terre et où le trait de l’horizon deviendra flou, un phénomène qui se produit aussi bien à l’arrivée qu’au départ, et qu’il avait attendu, comme aujourd’hui, trois ans plus tôt, alors qu’il accostait pour la première fois à Nagasaki. 167900SHW_OMBRES_fm9_xml.fm Page 18 Mardi, 13. septembre 2011 10:01 10
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