Lire un extrait de La Tyrannie de l'arc-en-ciel - J. Fforde - Page 2 - Lire un extrait de La Tyrannie de l'arc-en-ciel, de Jasper Fforde Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les «þcopies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collectiveþ» et, d’autre part, que les analyses et les courtes cita- tions dans un but d’exemple ou d’illustration, «þtoute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illiciteþ» (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellec- tuelle. Copyright © 2009 by Jasper Fforde. All rights reserved including the rights of reproduction in whole or in part in any form. © 2011, Fleuve Noir, département d’Univers Poche, pour la traduction française. ISBN : 978-2-265-09095-8 Titre original : Shades of Grey – The Road to High Saffron 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 6 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 9 Une matinée à Vermillon 2.4.16.55.021 : Lors de déplacements intercollectifs, les hommes doivent adopter la tenue vestimentaire n° 6. Le port du chapeau est conseillé, mais non obliga- toire. Tout a commencé quand mon père n’a pas voulu voir le Dernier Lapin, et s’est terminé quand je me suis retrouvé englouti par une plante carnivore. Ce n’est pas vraiment ce que j’avais envisagé pour mon avenir : j’avais plutôt espéré épouser une Sang de Bœuf pour rejoindre leur lignée dynastique. Mais c’était il y a quatre jours, avant que je rencontre Jane, que je récupère le Caravage et que j’explore Haut- Safran. Ainsi donc, au lieu de savourer les aspirations à l’ascension chromatique, j’étais totalement immergé dans la soupe digestive d’un arbre yateveo. Tout cela était profondément désagréable. Mais en un sens, ce n’était pas si terrible que ça, et pour les raisons suivantes : d’abord, j’avais eu la chance d’atterrir la tête en bas et je mourrais donc noyé dans moins d’une minute, ce qui valait beaucoup mieux que d’être dissous vivant sur une période de plusieurs semaines. Deuxièmement, et plus important 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 9 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 10 encore, je n’allais pas mourir dans l’ignorance. J’avais découvert ce qu’aucune quantité de mérites ne peut vous procurer : la vérité. Pas toute la vérité, mais une bonne partie quand même. Et c’est pourquoi tout cela était profondément désagréable. Je n’allais rien pouvoir en faire, et cette vérité était bien trop énorme et terrible pour rester ignorée. Mais au moins, j’avais pu la tenir dans mes mains pendant une bonne heure et comprendre ce qu’elle signifiait. Au départ, je n’avais pas particulièrement cherché à découvrir quelque vérité que ce soit. En fait, j’avais été envoyé dans les Franges Extérieures pour effec- tuer un recensement des chaises et acquérir un peu d’humilité. Mais la vérité m’avait inexorablement trouvé, comme le font souvent les vérités importantes, telles des pensées égarées à la recherche d’un esprit où se loger. J’avais aussi trouvé Jane, ou peut-être était-ce elle qui m’avait trouvé. Cela n’a pas vraiment d’importance. Nous nous étions trouvés. Et bien qu’elle fût une Grise et moi un Rouge, nous parta- gions une même soif de justice qui transcendait les questions de politique chromatique. Je l’aimais, et qui plus est, je commençais à penser qu’elle m’aimait. Après tout, elle s’était excusée avant de me pousser sur le sol dénudé au pied du yateveo, et elle ne l’aurait pas fait si elle n’avait rien ressenti pour moi. Voilà pourquoi nous revenons ici quatre jours plus tôt, dans la ville de Vermillon, le Moyeu Régional du Secteur Rouge-Ouest. Mon père et moi étions arrivés en train la veille, et nous avions passé la nuit au Dragon vert. Nous avions assisté au Chant Matu- tinal et prenions maintenant notre petit déjeuner, quelque peu dépités mais pas autrement surpris que les Gris matinaux aient déjà pris le bacon, ne nous en laissant que l’odeur délicieuse. Il nous restait 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 10 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 11 quelques heures avant de reprendre le train, et nous avions décidé de faire un peu de tourisme. — On pourrait aller voir le Dernier Lapin, proposai- je. À ce qu’on m’a dit, il vaut le détour. Mais Papa n’allait pas se laisser aussi facilement convaincre par le caractère unique du Lapin. Il dit que nous n’aurions jamais le temps de voir la Carte Mal Dessinée, le Mémorial d’Oz, le Jardin Coloré et le Lapin avant le départ du train, et fit remarquer que non seulement le musée de Vermillon possédait la plus belle collection de bouteilles de Vimto de tout le Collectif, mais qu’en plus il y avait tous les lundis et jeudis une démonstration de gramophone. — Quatorze secondes de Something Got Me Started, de M. Simply Red, dit-il comme si une vague réfé- rence à la couleur rouge pouvait me faire basculer. Mais je n’étais pas tout à fait prêt à rendre les armes. — Le Lapin commence à se faire vieux, insistai-je – car j’avais lu la brochure Comment tirer le meilleur parti de votre expérience du Lapin –, et on n’est plus obligé de le caresser. — Le problème n’est pas tant de devoir le caresser, dit Papa en frissonnant, c’est surtout les oreilles. Bon, de toute façon, je peux avoir une existence productive et bien remplie sans avoir jamais vu de lapin. C’était vrai, et je le rejoignais sur ce point. Sim- plement, j’avais promis à mon meilleur ami, Fenton, ainsi qu’à cinq autres camarades, d’enregistrer pour leur compte le code Taxa du Lapin solitaire, leur per- mettant ainsi de l’inscrire comme « Vu par procura- tion » dans leur album d’animaux repérés. Je leur avais même fait payer vingt-cinq centimes chacun, et j’avais tout dépensé en réglisse pour Constance et en une paire de lacets rouge synthétique pour moi. Après quelques minutes de marchandage, nous tombâmes finalement d’accord pour visiter toutes les 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 11 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 12 attractions de la ville dans un ordre circulaire afin d’économiser le cuir de nos semelles. Le Lapin vien- drait en dernier, après le Jardin Coloré. Ainsi donc, la décision ayant été prise d’inclure au moins le Lapin dans les distractions de la matinée, mon père retourna à son toast, son thé et son numéro de Spectrum tandis que je promenais un regard distrait sur la salle à manger défraîchie, en quête d’inspiration pour la carte postale que j’étais en train d’écrire. Le Dragon vert datait d’avant l’Épiphanie, et comme beaucoup de choses dans le Collectif, il avait connu bien des époques, chacune un peu plus décrépite que la précédente. La peinture s’écaillait sur les murs, les moulures en plâtre se desséchaient et tombaient en morceaux, les nappes en linoléum étaient usées jusqu’à la trame et les couverts étaient tordus, cassés, ou avaient carrément disparu. Mais la chaude odeur des toasts, du café et du bacon, l’amabilité familière du personnel et la conversation bruyante d’étrangers profitant d’une rencontre éphémère conféraient à l’établissement un charme particulier qu’aucun des salons de thé éminemment respectables et exclusifs de Jade-sous-Limon ne pourrait jamais égaler. Je remarquai aussi que, malgré l’absence de Règles concernant les plans de table dans les lieux à teinte non spécifique, les clients s’étaient inconsciemment répartis selon des critères chromatiques. En témoi- gnage de respect, l’Ultraviolet s’était vu accorder une table à lui tout seul, tandis que plusieurs Gris se tenaient sur le seuil de la porte attendant patiemment que toute une table se libère, bien qu’il y eût plu- sieurs places disponibles çà et là. Nous partagions une table avec un couple de Verts. Ils étaient d’âge mûr, et suffisamment riches pour s’habiller en vert artificiel afin que tous puissent constater leur dévouement enthousiaste à leur teinte, 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 12 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 13 un étalage luxueux et ostentatoire sans doute financé par la vente de leur allocation d’enfant. Nos propres vêtements étaient teints dans une nuance visible seu- lement par d’autres Rouges, de sorte qu’aux yeux de ces Verts assis en face de nous, nous n’avions que nos Taches Rouges pour nous distinguer des Gris et étions l’objet d’un égal mépris. Quand on dit que le rouge et le vert sont complémentaires, cela ne veut pas dire qu’ils s’aiment. En fait, le seul point sur lequel les Rouges et les Verts soient vraiment d’accord, c’est qu’ils détestent encore plus les Jaunes. — Vous, fit la Verte en pointant sa cuillère vers moi d’une façon particulièrement grossière, allez me chercher de la marmelade. Je m’exécutai sans rechigner. L’attitude domina- trice de la Verte n’était pas inhabituelle. Nous étions situés trois crans au-dessous d’elle dans l’Échelle Chromatique, ce qui signifiait en principe que nous lui étions subordonnés. Mais bien que situés plus bas dans l’Ordre, nous étions néanmoins Primaires dans le Modèle de Couleurs Rouge-Jaune-Bleu, et un Rouge aurait toujours un siège au Conseil de village, une chose que les Verts, avec leur statut bâtard de Bleu-Jaune, ne pourraient jamais obtenir. Ils en étaient profondément et merveilleusement vexés. Au contraire des Oranges lymphatiques, qui acceptaient leur sort avec bonne humeur et effacement, les Verts n’arrivaient pas à surmonter le sentiment qu’on ne les prenait pas assez au sérieux. La raison en était simple : ils avaient presque l’exclusivité de la couleur du monde naturel et considéraient que l’étendue de leur don visuel devrait se refléter dans leur impor- tance au sein du Collectif. Seuls les Bleus pouvaient même envisager de leur disputer cette répartition iné- gale du Spectre, puisque le ciel leur appartenait, mais cette prérogative portait sur une surface plutôt que 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 13 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 14 sur une variété de nuances, et quand le ciel était cou- vert, ils ne pouvaient même plus y prétendre. Mais si je pensais qu’elle me donnait des ordres uni- quement à cause de ma teinte, je me trompais. Je por- tais un badge « Besoin d’Humilité » au-dessous de ma Tache Rouge. Il résultait d’un incident avec le fils du Prévôt en Chef, et j’étais obligé de le porter toute une semaine. Si la Verte avait été un peu plus rai- sonnable, elle aurait pu m’épargner la corvée, du fait du badge prestigieux que je portais également, celui des «þMille Méritesþ». Mais peut-être s’en moquait- elle, après tout. Elle avait sans doute simplement envie de marmelade. J’allai chercher le bocal sur la desserte, le rapportai et m’inclinai respectueusement avant de me remettre à ma carte postale. Elle représentait le vieux pont de pierre de Vermillon, avec une légère teinte de bleu ajoutée dans le ciel moyennant un supplément de cinq centimes. J’aurais pu en payer dix pour avoir aussi de l’herbe verdie, mais la carte était destinée à ma fiancée putative, Constance Sang de Bœuf, qui jugeait la surcolorisation plutôt vulgaire. Les Sang de Bœuf étaient strictement vieille teinte et, dans la mesure du possible, préféraient les nuances discrètes, bien qu’ils eussent les moyens de décorer leur maison dans les chromas les plus élevés. En fait, pour eux, un bon nombre de choses étaient vulgaires, et cela incluait les Rousseau qu’ils considéraient comme des « nouveaux colorés ». D’où mon statut de « fiancé putatif ». Papa avait négocié ce que nous appelions une « demi-promesse », c’est-à-dire que j’étais le pre- mier choix possible pour Constance. Même s’il n’était pas tout à fait réciproque, c’était quand même un bon accord : il reconnaissait implicitement que, bien qu’étant un Rousseau et encore Gris trois générations plus tôt, je pourrais bien me révéler capable de voir 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 14 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 15 une quantité significative de rouge, et qu’on ne pou- vait donc m’ignorer complètement. — Alors, tu écris déjà à Face de Poisson ? me demanda mon père en souriant. Elle n’a quand même pas une si mauvaise mémoire que ça ? — C’est vrai, concédai-je, mais malgré son nom, la constance est peut-être son attribut le moins bien défini. — Ah. Roger Marron continue de lui renifler autour ? — Comme les mouches attirées par l’odeur de l’hellébore fétide. Et tu ne dois pas l’appeler Face de Poisson. — Encore un peu de beurre, fit la Verte. Et on ne lambine pas, cette fois. Nous terminâmes notre petit déjeuner et, après avoir empaqueté nos affaires, nous descendîmes à la réception où Papa demanda au porteur de s’occuper d’acheminer nos valises jusqu’à la gare. — Une magnifique journée, dit l’hôtelier quand nous réglâmes la facture. C’était un homme mince, au nez bien dessiné, à qui il manquait une oreille. La perte d’une oreille n’était pas inhabituelle, tant elles pouvaient facile- ment être arrachées, mais ce qui sortait de l’ordinaire, c’était qu’il ne se fût pas donné la peine de la faire recoudre, une opération relativement banale. Plus intéressant encore, il portait sa Tache Bleue tout en haut de son revers de veston. C’était une façon non officielle, mais très largement répandue, d’indiquer qu’il savait comment « arranger » les choses moyen- nant finances. La veille au soir, nous avions eu des écrevisses au dîner et il ne les avait pas décomptées dans nos carnets de rations. Cela nous avait coûté un demi-mérite de plus, discrètement enveloppé dans une serviette. 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 15 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 16 — Chaque journée est magnifique, déclara mon père d’un ton enjoué. — C’est un fait, répondit aimablement l’hôtelier tandis que nous échangions nos feedbacks – l’hôtel pour sa propreté et son confort raisonnable, et nous pour ne pas avoir fait honte à l’établissement par nos manières à table ou en parlant trop fort dans des zones publiques. — Vous comptez voyager loin, ce matin ? nous demanda-t-il enfin. — Nous nous rendons à Carmin-Est. Le Bleu changea aussitôt d’attitude. Il nous regarda d’une façon bizarre, nous rendit nos carnets de mérites et nous souhaita un avenir joyeusement dépourvu d’événements avant de s’occuper rapide- ment d’un autre client. Nous donnâmes un pourboire au porteur en lui rappelant l’heure de départ de notre train, puis nous nous mîmes en route pour voir la première attraction de notre itinéraire. — Hum, fit mon père en contemplant la Carte Mal Dessinée après que nous eûmes donné nos dix cen- times et pénétré dans la salle d’exposition, une pièce triste mais propre. Pour moi, ça n’a ni queue ni tête. Si la Carte Mal Dessinée n’était pas très excitante, au moins elle portait bien son nom. — C’est sans doute pour ça qu’elle a survécu à la déFactualisation, suggérai-je. En effet, la carte était non seulement déroutante, mais aussi très rare – à part la célèbre vue géo- chromatique des Parker Brothers représentant le monde des Précédents, c’était la seule carte pré- épiphanique connue. Cela étant, sa rareté ne suffisait pas à la rendre intéressante, et nous continuâmes de l’examiner d’un air perplexe pendant quelques minutes, espérant la comprendre de travers à un 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 16 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14 17 niveau plus profond, ou du moins en avoir pour notre argent. — Plus nous la regardons, plus la donation à l’entrée devient bon marché, expliqua mon père. Je pensai un instant demander combien de temps il faudrait encore la regarder avant qu’on nous doive de l’argent, mais je m’abstins. Papa remit son guide dans sa poche et nous ressor- tîmes au soleil. Nous avions l’impression de nous être fait escroquer de nos dix centimes, mais nous laissâmes poliment un feedback positif, car après tout, le conser- vateur n’était pas responsable de la médiocrité de l’objet exposé. — Papa ? — Oui ? — Pourquoi le gérant de l’hôtel a-t-il réagi comme ça quand tu lui as parlé de Carmin-Est ? Mon père réfléchit un instant avant de répondre : — Les Franges Extérieures ont la réputation d’être antisocialement dynamiques, et certains considèrent que la fertilité en événements peut conduire à des pensées progressistes, avec tous les risques que cela comporte pour la Stase. C’était une remarque diplomatiquement presciente, et à laquelle j’eus l’occasion de repenser dans les jours qui suivirent. — Oui, fis-je, mais qu’est-ce que tu en penses, toi ? Il sourit. — Je pense que nous devrions aller voir le Mémo- rial d’Oz. Même s’il est aussi ennuyeux qu’un magno- lia, il devrait quand même être mille fois plus intéressant que la Carte Mal Dessinée. Nous nous dirigeâmes vers le musée le long des rues bruyantes en nous imprégnant de l’animation, de l’agitation, de la poussière et de la chaleur de Ver- millon. On y trouvait des commerçants ambulants qui 170929WUJ_TYRAN_fm9_xml.fm Page 17 Vendredi, 14. octobre 2011 2:12 14
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