Lire un extrait de Les dieux voyagent toujours incognito - L. Gounelle - Page 1 - Lire un extrait de Les dieux voyagent toujours incognito, de Laurent Gounelle Cet ouvrage a précédemment paru sous le titre : Dieu voyage toujours incognito Le papier de cet ouvrage est composé de fibres naturelles, renouvelables, recy- clables et fabriquées à partir de bois provenant de forêts plantées et cultivées durablement pour la fabrication du papier. Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, (2o et 3o a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illus- tration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. © S.N. Éditions Anne Carrière, Paris, 2010 ISBN : 978-2-266-21915-0 Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 002 Page N°: 6 folio: 6 Op: mimi Session: 37 Date: 29 février 2012 à 15 H 36 1 La nuit douce et tiède m’enveloppait. Elle me prenait dans ses bras, me portait. Je sentais mon corps se dissiper en elle. J’avais déjà le sentiment de flotter dans les airs. Encore un pas… Je n’avais pas peur. Du tout. La peur m’était étrangère, et si son nom me venait à l’esprit, c’était juste parce que j’avais craint son apparition au point qu’elle avait hanté mes pensées ces derniers jours. Je ne voulais pas qu’elle surgisse et me retienne, qu’elle gâche tout… Un petit pas… J’avais imaginé entendre la clameur de la ville, et j’étais surpris par le calme. Pas le silence, non, le calme. Tous les sons qui me parvenaient étaient doux, lointains, et ils me berçaient tandis que mes yeux se perdaient dans les lueurs de la nuit. Un pas de plus… J’avançais lentement, très lentement, sur la pou- trelle d’acier que cet éclairage si particulier avait transformée en or sombre. Cette nuit, la tour Eiffel et moi ne faisions qu’un. Je marchais sur l’or, en respirant très doucement un air tiède et humide d’une saveur étrange, attirante, enivrante. Sous mes Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 003 Page N°: 1 folio: 11 Op: vava Session: 29 Date: 24 février 2012 à 15 H 54 – 11 – pieds, cent vingt-trois mètres plus bas, Paris, allon- gée, se donnait à moi. Ses lumières scintillantes étaient autant de clins d’œil, d’appels. Patiente, se sachant irrésistible, elle attendait que mon sang vienne la féconder. Encore un pas… J’avais mûrement pensé, décidé, et même pré- paré cet acte. Je l’avais choisi, accepté, intégré. Je m’étais calmement résolu à mettre fin à une vie sans but ni sens. Une vie – et cette conviction s’était pro- gressivement et terriblement gravée en moi – qui ne pouvait plus rien m’apporter qui vaille la peine. Un pas… Mon existence était une succession d’échecs qui avait commencé avant même ma naissance. Mon père – si l’on peut désigner ainsi le vulgaire géni- teur qu’il fut – ne m’avait pas jugé digne de le connaître : il avait quitté ma mère dès qu’elle lui avait annoncé sa grossesse. Était-ce avec l’intention de m’éliminer qu’elle était allée noyer son désespoir dans un bar pari- sien? Les nombreux verres qu’elle but avec l’homme d’affaires américain qu’elle y rencontra ne lui firent pourtant pas perdre sa lucidité. Il avait trente-neuf ans, elle, vingt-six; elle était angoissée, et la décontraction qu’il arborait la rassurait. Il semblait aisé; elle, préoccupée par sa survie. C’est sciemment qu’elle s’offrit à lui cette même nuit, avec calcul et espoir. Au petit matin, elle se montra tendre et amoureuse, et je ne saurai jamais si c’est avec sincérité ou simplement par faiblesse qu’il lui répondit que oui, si jamais elle tombait enceinte, il souhaitait qu’elle garde l’enfant et reste à ses côtés. Elle le suivit aux États-Unis et, au pays de l’obé- sité, personne ne s’étonna que je vienne au monde Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 003 Page N°: 2 folio: 12 Op: vava Session: 29 Date: 24 février 2012 à 15 H 54 – 12 – à sept mois et demi en pesant déjà près de trois kilos… On m’affubla d’un prénom local, et je devins Alan Greenmor, citoyen américain. Ma mère apprit l’anglais et parvint à s’intégrer tant bien que mal dans sa communauté d’adoption. La suite fut moins glorieuse. Mon nouveau père perdit son emploi cinq ans plus tard et, devant la difficulté d’en retrouver un en pleine crise économique de l’avant-Reagan, il se laissa progressivement glisser dans l’alcoolisme. L’engrenage fut rapide. Il devint maussade, taciturne, dépressif. Ma mère était écœu- rée par son manque d’acharnement et lui reprochait sans cesse son laisser-aller. Elle lui en voulait pro- fondément et cherchait en permanence à le provo- quer. Le moindre détail servait de prétexte à ses reproches. L’absence de réaction de son conjoint l’amenait ensuite à des attaques de plus en plus personnelles, frisant l’insulte. On avait l’impression qu’elle était satisfaite lorsqu’il se mettait enfin en colère, comme si elle préférait son courroux à son atonie. J’étais terrorisé par son jeu. J’aimais mes parents et ne supportais pas de les voir se détruire. Les colères de mon père étaient rares mais explosi- ves, et je les redoutais autant que ma mère les dési- rait avec une évidence flagrante. Elle obtenait enfin une réaction de sa part, un regard dans les yeux, une action. Elle avait un adversaire qui existait, avait du répondant. Elle disposait d’un exutoire à sa rancœur accumulée, et elle se déchaînait verba- lement. Un soir, il la battit et je fus moins trauma- tisé par sa violence que par le plaisir pervers que je lus sur le visage de ma mère. Une nuit où leur dis- pute fut particulièrement terrible, ma mère lui balança à la figure que son fils n’était pas son fils, et je l’appris du même coup… Il quitta la maison le Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 003 Page N°: 3 folio: 13 Op: vava Session: 29 Date: 24 février 2012 à 15 H 54 – 13 – lendemain et on ne le revit jamais. Mon second père venait de me quitter, lui aussi. Ma mère lutta pour nous faire vivre. Elle travailla six jours sur sept d’interminables heures dans une blanchisserie. Elle en ramenait les senteurs chimi- ques à la maison tous les soirs, ces senteurs si carac- téristiques qui la suivaient partout. Quand elle venait m’embrasser au lit au moment du coucher, je ne reconnaissais plus l’odeur chérie de ma mère, cette odeur qui auparavant me rassurait et m’invi- tait au sommeil en m’enveloppant de tendresse. Un pas, puis un autre… Par la suite, elle passa de petit boulot en petit boulot en croyant chaque fois pouvoir s’élever, être enfin promue, mieux gagner sa vie. Elle alla d’amant en amant avec l’espoir d’en retenir un, de refonder un foyer. Je crois qu’un jour elle réalisa que tous ces espoirs concernant sa vie étaient vains, et c’est à ce moment-là qu’elle se focalisa sur moi. Moi, je réussirais là où elle avait échoué. Je gagne- rais tellement d’argent qu’elle aussi en bénéficie- rait. À partir de cet instant, mon éducation devint sa priorité absolue. Je fus sommé de rapporter de bonnes notes à la maison. À table, nos conversations tournaient autour du collège, de mes profs, de mes résultats. Ma mère devenait mon entraîneur; j’étais son poulain. Parlant français avec elle et anglais avec le reste du monde, j’étais bilingue de naissance. Elle répétait en boucle que je disposais donc d’un atout majeur. C’était sûr, je deviendrais un homme d’affaires international, ou un grand interprète, et pourquoi pas à la Maison Blanche? Il n’y a que les minables qui n’ont pas d’ambition. Un jour, elle me vit même ministre des Affaires étrangères. J’avais très peur de la décevoir, Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 003 Page N°: 4 folio: 14 Op: vava Session: 29 Date: 24 février 2012 à 15 H 54 – 14 – et je m’appliquais en classe autant que je pouvais, obtenant des résultats prometteurs qui ne faisaient qu’accroître ses attentes en la confortant dans sa stratégie. Elle reçut un véritable coup sur la tête le jour où elle apprit qu’aux États-Unis les universités étaient payantes – et fort coûteuses. C’était la première fois que je voyais ma mère abattue à ce point. J’ai cru un instant qu’elle allait prendre le même chemin que mon père et devenir un légume. Tous ses plans s’écroulaient. Elle était maudite pour de bon. Il fal- lut assez peu de temps pour que sa nature reprenne le dessus. Elle obtint un rendez-vous avec le provi- seur pour le convaincre qu’on ne pouvait pas laisser un jeune citoyen américain sur le bord de la route, alors que ses brillants résultats étaient garants de sa capacité à servir son pays si on le laissait accéder aux hautes fonctions promises par l’université. Il devait y avoir une solution, il existait bien des bour- ses ou quelque chose? Elle revint à la maison gon- flée à bloc. C’était très simple, selon elle. La solution tenait en cinq lettres : SPORT. Si j’étais très bon en sport, il y avait de bonnes chances qu’une université m’offre les droits d’inscription simple- ment pour me voir rejoindre son équipe et accroî- tre ainsi ses chances de victoire lors des tournois. Je fus donc assujetti à une pratique physique intensive, sans jamais oser avouer à ma mère que j’avais toujours détesté le sport au plus haut point. Elle me poussait à fond, me stimulait, m’encoura- geait, tout en observant mes résultats à la loupe. Elle ne parut pas décontenancée par les notes que j’avais obtenues dans le passé, plutôt moyennes. « Quand on veut, on peut », répétait-elle à tout bout de champ. C’est finalement en base-ball que je me Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 003 Page N°: 5 folio: 15 Op: vava Session: 29 Date: 24 février 2012 à 15 H 54 – 15 – montrai le moins mauvais. À partir de ce jour, je vécus pour le base-ball. Pour me motiver, elle épin- gla au mur de ma chambre des posters de stars de l’équipe de Detroit, les Tigers. Je pris mon petit déjeuner dans un mug à l’effigie des Tigers. Je les retrouvais partout : sur mon porte-clés, mes tee- shirts, mes chaussettes, mon peignoir, mes stylos. Je mangeais Tigers, j’écrivais Tigers, je me lavais Tigers, et même, je dormais Tigers. Il arrivait en effet que le base-ball hante mes rêves : elle était parvenue à sponsoriser mon cerveau, à glisser des affiches dans mes pensées. Elle fit des heures sup- plémentaires pour pouvoir payer ma cotisation au club du coin, où elle m’inscrivit sans attendre. J’y passais trois heures par jour au minimum, cinq le week-end. Les cris de l’entraîneur résonnent encore à mes oreilles, des années après. Je me souviens aussi avec dégoût de l’odeur nauséabonde des ves- tiaires après l’effort, quand mes camarades se déshabillaient, en sueur. En quelques secondes, les vitres se couvraient de buée et l’atmosphère deve- nait irrespirable. Je haïssais ce sport mais j’aimais ma mère et j’aurais fait n’importe quoi pour ne pas la décevoir. Elle avait passé sa vie à entretenir des espoirs, et j’avais l’impression qu’elle cesserait de vivre le jour où elle n’attendrait plus rien. L’avenir me donna raison : elle mourut quelques années plus tard, le lendemain de ma remise de diplôme à l’université. Je me retrouvai seul, avec en poche un MBA que je n’avais pas vraiment désiré. Ayant passé ma scolarité à côtoyer des jeunes dont je ne partageais ni les goûts ni les aspirations, je n’avais même pas d’amis. On me proposa un poste de responsable-adjoint du service Comptabilité fournisseurs dans une grande entreprise. Si le Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 003 Page N°: 6 folio: 16 Op: vava Session: 29 Date: 24 février 2012 à 15 H 54 – 16 – salaire était correct, le travail se montra vite ininté- ressant, mais je n’étais pas déçu car je n’avais eu aucune attente. La vie de ma mère m’avait très tôt appris que les espoirs étaient vains. Un pas de plus… Après quelques années d’une existence vide et sans objet, je partis pour la France, presque sur un coup de tête. Était-ce le désir inconscient de renouer avec mes origines, ou avais-je l’intention de détricoter la vie misérable de ma mère en par- courant le chemin inverse? Je ne sais pas. Toujours est-il que je me retrouvai à Paris et, peu de temps après, je décidai d’y rester. La ville était belle mais ce n’en était pas la raison. Il y avait autre chose. Une intuition ou un pressentiment que mon destin passait par là. À l’époque, je ne savais pas que je voudrais y mourir si rapidement. Je cherchai un emploi et obtins un rendez-vous avec l’un des responsables de Dunker Consulting, un cabinet de recrutement qui cherchait des cadres comptables pour de grandes entreprises. Il m’apprit que j’étais inemployable car la comptabilité fran- çaise était tenue selon des règles extrêmement dif- férentes de l’anglo-saxonne. Aucun rapport. « Autant reprendre toutes vos études de zéro », dit-il dans un trait d’humour qui ne fit rire que lui. Chacun de ses ricanements provoquait de petits soubresauts qui faisaient vibrer les replis de son double menton. Je restai de marbre. En revanche, affirma-t-il, ma connaissance du domaine dans son ensemble, alliée à ma culture américaine, rendait ma candidature désirable… au sein de leur propre cabinet, pour devenir consultant en recrutement. Leurs principaux clients étaient en effet de grandes entreprises américaines, et ils apprécieraient que Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 003 Page N°: 7 folio: 17 Op: vava Session: 29 Date: 24 février 2012 à 15 H 54 – 17 – leurs recrutements de comptables soient confiés à un Américain. « Impossible, répliquai-je, le recru- tement n’est pas mon métier, je n’y connais absolu- ment rien. » Il eut un sourire pervers. Le vieil habitué devant l’embarras de la jeune femme qui avoue au dernier moment qu’elle est encore vierge. « Nous en faisons notre affaire », dit-il d’un air entendu. On m’enrôla et je me retrouvai embarqué dans deux semaines de formation intensive, en compagnie d’autres jeunes recrues qui allaient contribuer au développement soutenu du cabinet. La moyenne d’âge était de trente ans, ce qui me semblait extrêmement bas pour exercer cette pro- fession. Pour moi, évaluer les qualités et aptitudes d’un candidat revenait à juger un être humain, et j’étais angoissé de devoir assumer une telle respon- sabilité. Cette peur n’était apparemment pas la pré- occupation de mes collègues en formation : ils prenaient manifestement plaisir à se glisser dans le costume respecté du recruteur, se prenaient très au sérieux, incarnaient déjà la fonction. Le senti- ment communément partagé dans le groupe était d’appartenir à une certaine élite. La fierté ne lais- sait pas de place au doute. Pendant quinze jours, on nous enseigna les ficel- les du métier : une méthode de conduite des entre- tiens de recrutement, simple mais de bon sens, ainsi qu’une kyrielle de techniques gadgets que je considère aujourd’hui comme des inepties. J’appris qu’après avoir accueilli un candidat, il fallait rester silencieux quelques instants. Si le pos- tulant prenait de lui-même la parole, on avait sans doute affaire à un leader. S’il attendait patiemment qu’on la lui donne, le profil du suiveur se dessinait déjà derrière son attitude réservée. Job: Les_Dieux_voyagent_toujours_incognito Div: 003 Page N°: 8 folio: 18 Op: vava Session: 29 Date: 24 février 2012 à 15 H 54 – 18 –
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