Memoires de guerre d'un paysan vendéen flip - Page 1 - mémoires de guerre d'un paysan vendéen roman historique guerre de vendée bouchaud 2 Prologue Aujourd’hui, 29 juin 1874. Cela fait 80 ans que mes pieds ont passé la lisière de cette clairière plantée au beau milieu de nulle part. 80 ans que j’ai pris possession de cette auberge nichée au fin fond des Pyrénées. 80 ans que j’en suis l’aubergiste-propriétaire. Je cherchais la solitude, mes vœux ont été exaucés. Car je n’ai accueilli que peu de clients dans cette hostellerie éloignée des grands chemins. Suffisamment pourtant pour que je puisse survivre sans manquer. Le 29 juin 1794. C’est ce jour-là que j’ai franchi le seuil de cette maison. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais 31 ans. J’en ai 111. Mon corps est devenu aussi noueux que le tronc de la glycine qui s’accroche aux pierres de ma façade. Je suis vieux. Si vieux. Les années se sont écoulées, lentement. J’en ai compté les jours, les uns après les autres. Les premières années, je les ai même inscrits d’un couteau rageur sur les murs en torchis de ma chambre à l’étage. Il me fallait oublier. J’ai eu tant de mal à le faire. J’y suis à peu près parvenu à partir de la trentième année passée dans ces montagnes. Sans pouvoir empêcher qu’une bulle de souvenir acide ne remonte de temps à autre. Au début, j’en ai passé du temps à pousser de hauts cris, à pleurer sur mon sort, à déchirer mes veines. Et voilà : je n’ai jamais été malade et je suis encore là. Toujours là. Vivant. Je viens de déboucher l’une de ces bonnes bouteilles que je tiens rangées dans la cave en deçà. On s’y rend par 3 une trappe sertie dans un plancher de chêne vieux. On y descend par des marches grinçantes. Sa fraîcheur me surprend toujours. Et son imperturbable alignement d’étagères supportant des cruches et toutes sortes d’objets hétéroclites. Le vin est bon. Mais sais-je encore ce que veut dire le mot « bon » ? À vivre trop longtemps tout paraît insipide. Je vais entamer la quatre-vingt-et-unième année de mon séjour pyrénéen. À seulement quelques lieues de Roncevaux. C’est un anniversaire. Ces dernières décennies, je me sentais presque serein, presque apaisé. De cette espèce de paix fatiguée qui voit le jour après un trop long désespoir. Paisible bien qu’érodé par l’inflexible déroulement du temps. Le temps, je le connais bien maintenant. Il reste toujours froid, impassible. Il ne s’occupe pas de vous. Il s’en fout le temps, de vous. Au début, le désespoir – qui vous dévore jour et nuit – croit qu’il peut quelque chose contre cet adversaire. Il pense, l’immature, qu’il va le faire changer, le temps, l’apitoyer, le disposer à pleurer sur votre sort. Et puis, vous mettez des années à vous rendre compte que vos larmes ne permettront jamais le retour des disparus. Le malheur arrive et le temps s’en fout. Le temps est glacé, cynique, insensible. Enfin, c’est moi qui dis ça. Car, finalement, le temps, il fait tout simplement ce qu’il a à faire : il déroule son tapis devant vos pieds et vous, vous marchez sur sa laine, la laine neuve du jour que vos semelles vont salir, puis oublier, pour aplatir la nouvelle portion de tapis qui arrive. Inexorablement. C’est son travail au temps. Il se déroule. Il s’en fout du reste, c’est normal. Il rend service malgré tout, le temps, aux vives peines qu’il édulcore jour après jour, à la mémoire qu’il débar- 4 rasse des mauvais souvenirs. Sans doute qu’il m’a fait du bien en fatiguant ma tristesse, en épuisant mes colères. Il n’empêche : il est horrible de ne pouvoir mourir. Horrible de ne pouvoir mettre fin au temps. J’étais venu ici pour tout oublier. J’avais réussi. Pas complètement. Mais presque. En ce jour anniversaire, pourquoi ai-je donc le sentiment effroyable de ne pas avoir avancé ? À tel point que s’impose à moi l’idée de sortir de mon interminable léthargie. Car je soupçonne l’oubli d’être responsable de ma scandaleuse survie. 111 ans. Personne ne vit si vieux ! Je devrais être mort. Pourquoi ne le suis-je pas ? Pour obtenir le droit de mourir – c’est la formule qui me paraît la plus appropriée – dois-je accepter ce que j’ai toujours refusé de faire jusqu’ici ? Ce contre quoi j’ai lutté quatre-vingts années ? Replonger dans mon passé ! En estce la condition ? « Tu n’as pas été au bout », me souffle une conscience intérieure que j’avais écartée. « Sors de ta lâcheté. Plonge ! » Plonger dans mon passé. Cela me terrifie. Le revivre. Combien cela va-t-il me coûter ? Cependant, si telle est la condition pour me libérer, je vais m’y résoudre. Tout, plutôt que de vivre quatre-vingts années supplémentaires ! Je vais la raconter mon histoire, l’écrire. Il s’est passé tellement de choses. Par où commencer ? Par le début, sans doute, tout simplement… 5 I Je m’appelle François Grandin. Je suis né à Saint-Crespin le 20 mai 1763. J’y ai été baptisé le même jour. Ma mère m’a mis au monde dans la pièce commune de notre demeure, une petite maison de la rue principale. C’est là que j’ai toujours vécu, c’est là que les évènements terribles de 1793-1794 m’ont cueilli. Il était de tradition familiale de transmettre à la génération qui lui succédait l’information que nos ancêtres étaient espagnols et que, partant de Saragosse, ils étaient arrivés en France vers le XIVème siècle. Chaque hiver, lors des veillées au coin du feu, alors que les femmes filaient la laine et que les hommes tressaient des paniers, nous nous serrions devant la cheminée. Nous écoutions pieusement nos grands-parents qui nous rappelaient ce voyage migratoire sur un ton solennel et recueilli. J’en ai toujours douté. Trop terre à terre pour avaler cette légende. Je ressemblais à la glaise qui collait à mes sabots : on pouvait m’écraser de certitudes, je restais imperméable aux sornettes et aux contes à dormir debout. Ceux-ci ne servaient qu’à embellir la vie des gens sans avenir. J’observais mon jeune frère Jean qui se tenait là, assis sur le banc, toutes oreilles dehors, béat d’admiration, les yeux plongés dans des rêves espagnols. Je ne disais rien, je gardais mes pensées pour moi, pour ne pas décevoir. L’un des ancêtres de notre pauvre lignée avait certainement voulu agrémenter sa filiation médiocre par une belle histoire. 6 Saint-Crespin : une paroisse des Mauges sise aux carrefours des Pays de Vendée, de Bretagne, d’Anjou et du HautPoitou. Une bourgade qui relève d’Angers pour le civil et de Nantes pour le religieux. Au Sud, la bordant, coule une petite rivière appelée la Moine, qui s’en vient de Cholet et se faufile au milieu de vallons touffus et boisés pour finir par se mêler aux eaux de la Sèvre à Clisson. Notre terre : une terre de bocage, bien protégée par ses quadrillages de haies des vents de tempêtes qu’elle reçoit de l’océan. Des collines, des vallons, des ruisseaux, des taillis, des haies, encore des haies, des petites rivières… ce bocage n’offre jamais de vue à perte d’horizon. Il nous retient dans des espaces clos, délimités, protecteurs. Il n’existe pas de routes bien empierrées par chez nous, quelques grands chemins sans doute, mais surtout de nombreux chemins étroits, encaissés, boueux l’hiver et qui figent, à l’été, leurs fondrières dans une glaise dure. Ils permettent la circulation de ferme en village, de métairie en château. Nous les connaissons bien, ces chemins qui forment une multitude de petits corridors que seules nos charrettes étroites, montées de larges roues, peuvent parcourir. Les chênes, les frênes et les ormeaux plantés sur leurs talus les surplombent. Ainsi, les chemins se faufilent en creux, bien dissimulés sous les frondaisons. Des arbres et encore des arbres, s’élèvent sur le bord de fossés profonds, épaississant les haies, traçant les carrés, les triangles et les rectangles de parcelles strictement délimitées. Les champs, sertis dans ce quadrillage, produisent convenablement malgré une terre souvent trop grasse, difficile à travailler. Ils se prêtent aux jachères régulières qui s’étendent sur plusieurs années, jachères qui les recouvrent de bruyères et de genêts dépassant les dix 7 pieds de haut. À force de sueur, notre terre produit le seigle, le froment, le sarrasin, la pomme de terre, le chou, les pois, les fèves, la vigne, et puis le lin pour le tissage. Les nombreuses prairies accueillent des troupeaux de bovins ou d’ovins. Peu appartiennent à ceux qui les élèvent, mais beaucoup de foyers possèdent une chèvre ou un cochon, de la volaille qui court librement dans les rues et dans les chaumières. Saint-Crespin, en 1793, n’accueillait pas plus de deux cents feux. Des familles qui toutes se connaissaient, qui se savaient souvent de proche cousinage. Des sabotiers, des bourreliers, des menuisiers, des artisans. Des cultivateurs et des fermiers surtout, affairés aux travaux des champs sur des terres qui n’étaient pas les leurs. Cette majorité se contentait d’une existence frugale. Des propriétaires aussi. Quelques riches métayers, mais surtout des nobles possédant plusieurs domaines qui, à cause de cela, ne demeuraient pas toujours sur la paroisse. Quelques-uns possédaient une fortune conséquente pour l’époque. Des pauvres aussi, des indigents nombreux, quelques familles en grande misère qui avaient besoin du secours de notre charité. Nous n’étions pas bien riches mais ce que nous donnions leur permettait de rester en vie. Car nous savions partager. Notre poitrine n’hébergeait pas de cœurs endurcis comme ceux de certains bourgeois que nous connaissions. Leur ressembler : nous en serions morts de honte. Je me souviens que l’on chantait. Les femmes et les hommes. En préparant la soupe, en piquant les bœufs dans les chemins creux, on chantait, dans les ateliers et dans les champs. Les mélodies, qui traversaient les rues et les haies, 8 se reprenaient à la volée. Elles en venaient à se parer de nouvelles harmonies ou bien s’enflaient d’un unisson qui s’élevait comme une colonne de joie vers le ciel. Les marchés et les foires. Nous nous y rendions en famille, à Montrevault ou bien à Montfaucon. Ah ! La foire de la Saint-Maurice, aux ponts de Moine ! Que de rencontres ! Que de discussions avec d’autres qui n’étaient pas d’ici, qui nous apportaient les nouvelles de la vie qui se passait en Bretagne, en Poitou ou en Charente. Nous aimions à nous renseigner de la nouveauté, nous buvions les paroles des colporteurs ou des voituriers qui s’en revenaient d’horizons lointains et qui, messagers de l’ailleurs, nous racontaient la France. Nous étions pourtant casaniers, attachés à nos cloches, à notre église, aux fonds-baptismaux qui avaient vu se succéder des générations de Crespinois, mais pleins de méfiance pour les figures nouvelles qui traversaient le bourg sans être de chez nous. Méfiants aussi envers les privilégiés : les administratifs, les hommes de robe et de droit, les nobles et les bourgeois qui possédaient les savoirs de l’écrit. Méfiants de ceux-là qui savaient si subtilement manier l’oral qu’ils en aimaient à pointer du doigt l’ignorance des moins instruits d’entre nous, au point de se délecter de leur humiliation publique. Conservateurs, nous l’étions – sans doute un peu trop – par prudence, choisissant de privilégier la sécurité de l’habitude au risque de l’inconnu. Cependant, en définitive, il me semble que nous-autres du Bocage, nous étions avant tout des hommes libres. J’ai grandi dans une famille où l’on n’étalait pas des tendresses débordantes. Mais l’amour était là, souvent bour- 9 ru, qui se dégageait d’un rire ou qui se détournait pour dissimuler des larmes qui n’étaient pas de mise. Mon père se prénommait François, tout comme moi. En ces temps-là, il était de tradition de toujours léguer son prénom à son fils aîné. François Grandin parlait peu, mais sa main réconfortante se posait souvent sur mon épaule, pour me donner confiance en moi-même. Ma mère, Marie Branchu, était la douceur même. Je lui dois mon érudition. On fêtait les naissances, on enterrait les morts. Le Bon Dieu jalonnait les heures des longues journées en sonnant les cloches de son église. On priait beaucoup et à voix haute souvent, quand le clocher sonnait. À six heures le matin et à midi, pour l’angélus, et puis le soir encore. Le Pater se récitait au milieu des champs ou aux pieds de l’établi, et puis on disait le chapelet à la veillée, debout devant le crucifix accroché au manteau de la cheminée. On regardait Notre-Seigneur, cloué sur la croix, en se disant que nos misères n’égaleraient jamais les siennes. La prière, c’était notre seconde respiration. Tout se faisait avec le Bon Dieu et avec la Vierge Marie. On nous avait transmis le sens du divin. Dieu était le Créateur, nous étions les créatures. Sans Lui, nous n’aurions pas eu d’existence. Sans Lui, nous n’aurions jamais pu respirer l’odeur des foins chauds qui se doraient au soleil, goûter les premières cerises, jouir de nos fêtes de villages, et surtout aimer nos parents, nos épouses et nos enfants d’un si grand cœur. Notre Dieu nous avait créés gratuitement : il était bien naturel qu’on pense à Lui tous les jours, et le plus souvent possible. On s’y est toujours accroché au Bon Dieu, jamais étonnés que le malheur arrive. Une vache qui crevait, la maladie qui frappait, un enfant mort-né. La vie était comme ça. Il fallait rester dur à son mal. Accepter de ne pas tout com- 10 prendre. Et puis avoir toujours de la patience et de la confiance en Dieu. Mon père m’a transmis son savoir-faire, appris à mesurer et à compter. Il m’a aussi transmis sa fierté. On ne devait pas se courber plus que de nécessité devant l’autorité. Il gardait toujours en mémoire une phrase de Jésus qu’il avait entendue à la messe et qu’il aimait à rappeler : − « Ne vous faites pas appeler Maître, car un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères. » Mon fils, rappelletoi toujours de cela : nous avons un Dieu dans le ciel, mais aucun maître sur la terre ! À sa suite – et à la suite des évangiles et des lettres de saint Paul qui ne disaient rien d’autre –, j’ai toujours pensé que tous les hommes étaient égaux, qu’ils soient pape ou simple baptisé, noble ou roturier, représentant du peuple à la Convention ou paysan habitant les Mauges. Seules les fonctions occupées nous distinguaient. Les mentons relevés, les honneurs savourés, les particules appuyées, les chapeaux démesurés ne faisaient que trahir la lamentable expression des vanités humaines. Mon père m’a toujours appris que la liberté devait s’arranger de quelques compromis mais qu’elle ne souffrait aucune compromission. Si peu savaient lire et écrire parmi les gens simples de la paroisse. Ma mère faisait exception. Elle le devait à l’affection de Madame du Tréhan qui l’avait prise sous son aile. C’était une noble de la gentilhommière du Boisam pour qui son père travaillait comme fermier. Outre quelques vieux almanachs récupérés je ne sais où, il y avait peu à lire à la maison. Toutefois, dans une armoire, sur la plus haute des étagères, enveloppé dans un grand mouchoir de lin, se cachait le plus précieux trésor 11 que ma mère possédait : un livre relié. « La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé ». Un jour, elle s’était rendue chez un notable de Montfaucon pour qui mon père avait réalisé la charpente de son écurie. Elle devait percevoir la rétribution de ce travail. On l’avait fait entrer dans la bibliothèque où l’attendait le bourgeois et, devant les rayonnages de livres, éblouie, statufiée, ma mère était demeurée quelques instants bouche bée. − Vous savez lire ? avait questionné l’homme, autant étonné qu’amusé. Ma mère avait bégayé : − Oui, oui… Puis sur un ton enthousiaste, elle avait renchéri : − Oh oui ! Comme j’aime apprendre et lire les histoires ! Sans doute touché par l’émotion de ma mère, le notable avait répondu : − Je vais vous régler ma dette, mais aussi vous faire un cadeau. Il sera la juste récompense du travail de votre époux mais surtout l’encouragement à développer votre louable curiosité. Il avait alors tiré de sa bibliothèque l’œuvre de Daniel Defoe puis l’avait posée solennellement entre les mains tremblantes de ma mère. J’avais à peine sept ans quand elle sortit ce talisman de son armoire et qu’elle le déposa, comme une relique, devant mes yeux. Elle commença à en tourner les pages et entreprit de me raconter la fabuleuse histoire de Robinson Crusoé. Elle lisait lentement, faisant glisser son index sous chaque ligne, marquant de son doigt le mot qu’elle soulignait d’une intonation particulière. Quatre pages plus tard, elle refermait le livre. La discussion qui s’en suivait était
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