second extrait de "La petite fille sous le platane" - Page 2 - extrait de "La petite fille sous le platane" de Rosa Cortés 179 rondes, se cacher et se découvrir, s’épuiser en rires et en soupirs de fatigue et le mot « platane » semblait avoir un lien direct avec l’arbre sous lequel elle se blottissait. Elle entendait des sons parmi lesquels les syllabes pla-ta-ne émergeaient, revenaient souvent et on regardait l’arbre ou on le pointait du doigt et elle pressentait que le mot et la chose étaient liés, que platane et arbre avaient un rapport évident et direct. Elle avait bien identifié la consonance du mot car elle était similaire à celle, en espagnol, du fruit qu’elle aimait tant : le plátano16 . Dans sa logique linguistique intuitive, elle en avait conclu que ce platane était un arbre à bananes et elle s’étonnait de ne voir aucun fruit y pousser malgré son observation quotidienne attentive. La frustration de l’attente occupait tout son temps, disparaissait dès que la cloche sonnait et recommençait le lendemain dès qu’elle entrait dans cette même cour et que son regard se posait, impatient et curieux, sur les branches étalées, à la recherche de quelques points jaunes qui auraient pu lui indiquer que l’arbre se réveillait. Pas une seconde, elle ne douta de la fertilité du platane ou de l’objet de sa production. Ce n’était pas la bonne saison, voilà tout. Pour la première fois de sa jeune existence, elle expérimentait la traîtrise des homonymies et des faux amis. Dans ce pays, dans cette ville, tout était inattendu, insolite, mais dans cette cour, ces grands arbres feuillus, rafraîchissants et immobiles se penchaient vers elle comme de solides corps bienveillants et la protégeaient ; et tout en reniflant, léchant et séchant le sel de ses larmes et la poussière soulevée par les cavalcades des enfants, elle essayait de débusquer cette empreinte presque effacée par le temps, l’odeur et la saveur sucrées et entêtantes de la banane. rosa_cortes_petite_fille_platane c12,5_rosa_cortes_echos_enfance 07/11/14 10:11 Page179 180 Assise, jambes serrées et tête courbée, elle offrait l’image d’un gros fœtus se protégeant des agressions du monde, elle se tassait et se collait au tronc rugueux comme si elle avait voulu s’y fondre et son corps, frémissant sous les spasmes de ses sanglots difficilement refoulés, tendait vers la fixité des choses pétrifiées comme ce « vent assis au creux des ravins de la montagne obscure » que Federico Garcia Lorca a croisé dans ses poèmes. Isolée et abandonnée sur un espace dont personne n’approchait, elle avait l’impression d’être au centre d’un cercle magique et maudit aux frontières infranchissables. Son petit visage lunaire troué par de grands yeux noisette qui s’arrondissaient, éperdus, dans la vision d’un ailleurs connu d’elle seule, se penchait à l’écoute de signaux lointains qui auraient pu l’éclairer sur sa vie actuelle, cette cité mystérieuse et ce sentiment de chaos absurde qui secouait son existence. Assise dans la cour de l’école, elle s’isolait de la souffrance sous ce platane qu’elle considérait être un arbre à bananes et cet arbre à bananes la protégeait du soleil et des morsures que les yeux et les paroles des enfants qui l’entouraient lui infligeaient. Le flic-floc de ses larmes, toutes rondes et scintillantes comme des diamants, accompagnaient fidèlement sa solitude. Pas de bruit, rien, pas même celui de cette pluie d’une infinie fraîcheur qui lui troublait la vue. Elle attendait. Seule, recroquevillée près de l’écorce, elle espérait. Mais que cet espoir était pesant, oppressant. Comme cette ville. Comme ces bruits que les gens, autour d’elle, faisaient : une cacophonie informe qui lui meurtrissait les oreilles. Elle ne savait pas ce qu’ils disaient, elle ne comprenait pas leurs sons et leurs rires lui transperçaient le ventre mieux que des rosa_cortes_petite_fille_platane c12,5_rosa_cortes_echos_enfance 07/11/14 10:11 Page180 181 piolets pointus qu’ils auraient plantés là, bien profondément, bien vrillés sur les entrailles… Cette blessure qui saignait sans cesse, comment la cautériser ? Oh mon Dieu, quel péché ai-je commis pour être ainsi punie ? La cloche sonnait et elle savait que la récréation était finie, que ce temps infini de souffrance solitaire identifiée à un arbre stérile prenait fin. En rang, au dernier rang, elle rejoignait sa classe, au fond de la salle, elle se posait, silhouette qu’elle voulait invisible et qu’elle aurait voulu gommer en voûtant les épaules. Que personne ne me regarde, que personne ne me parle, que personne ne m’approche. Et les heures passaient, en apnée, dans la terreur d’être reconnue. La rue de nouveau, la liberté. Un autre horizon que celui de ses genoux et de son cœur affolé. La rue et les voitures et les klaxons, tous ces bruits qu’elle pouvait identifier. Le plaisir hésitant à reconnaître ces signes environnants qui la saluaient comme pour l’encourager à un retour à la vie. Et le soir à la maison, autour du repas familial, le sourire du père attendri. Il caresse les cheveux de l’enfant et les ébouriffe. « J’étais sur mon chantier à côté de ton école, je t’ai vue, de loin, assise sous un arbre. Que tu es sage ma fille. Ne le sois pas tant, va jouer avec les autres petites filles pendant la récréation, amuse-toi ». Le silence qui lui répond est interprété comme boudeur. « Décidément, pense le père, cette petite est une vraie sauvageonne ; il faudrait qu’elle s’ouvre plus aux autres, qu’elle se fasse des amies ; serait-elle timide ? » Comment expliquer à ce père aimant et attentif la terreur que cette cour de récréation abrite ? Les rivières de flic et de floc qui se déversent dans sa tête et grisent sa vue ? rosa_cortes_petite_fille_platane c12,5_rosa_cortes_echos_enfance 07/11/14 10:11 Page181 182 Les milliers de colliers de diamants tressés avec ses larmes invisibles autour de son cou et qui l’étranglent et l’asphyxient dans cette tour de prison ? Comment lui dire la frayeur des sons incompris ? Les souffrances renouvelées dans ses pleurs s’écrasant sur la langue ennemie. Que de rages sauvages dans leurs assauts mêlés, trébuchant à la poursuite de ces mots interdits, l’alpha et l’oméga de désirs si dérisoires et si impératifs ! Le père a-t-il vu sa détresse ? Il n’insiste pas et raconte sa journée de labeur. Il est heureux, il apprend quelques mots d’arabe que les manœuvres lui communiquent et lui, leur enseigne des mots en espagnol. Leurs échanges se font ainsi dans un mélange lexical qui leur permet d’éviter le français que ni les uns ni les autres ne maîtrisent. Ils franchissent donc à saute-mouton cette langue dont ils n’ont que faire pour travailler ensemble. Les filles, la mère, le regardent avec admiration, avec envie. Elles ne peuvent pas jouer, elles, avec cette langue qui, chaque matin, les surprend à la sortie de la maison, au coin de la rue, chez le premier marchand venu, avec la première personne rencontrée. Pourtant cette langue est pour elles, à chaque instant, la respiration qui leur ouvrira la vie. Elles en sont bien conscientes, si elles ne savent pas la contrôler, elles étoufferont, exploseront, crèveront sous les mots retenus. Et pourtant, elles s’acharnent chaque jour à essayer d’apprivoiser quelques sons en apparence simples, faciles à mémoriser et si impossibles à restituer. Elles se désespèrent de devoir retomber en enfance, bredouiller et gesticuler comme des sourdes-muettes désemparées. Elles n’en peuvent plus de leur incapacité et de leur maladresse. rosa_cortes_petite_fille_platane c12,5_rosa_cortes_echos_enfance 07/11/14 10:11 Page182 Comment expliquer à ce père protecteur toute la distance qui les séparait des autres, tous ces mots mort-nés, difformes, déchiquetés qui couvraient le champ de cette bataille perdue chaque soir ? Tonalités dévastatrices dans leurs étranges mélopées, prononciations qui crucifient le corps et l’esprit, mais phrases enchanteresses quand on les capture et qui bercent la mémoire de leurs signes dévoilés. rosa_cortes_petite_fille_platane c12,5_rosa_cortes_echos_enfance 07/11/14 10:11 Page183 13 La Vierge reconnaît les siens L’enfant qui fuyait cette école honnie, trouva par le plus grand des hasards un dérivatif à ses maux. Elle avait coutume lorsqu’elle rentrait de l’étude l’aprèsmidi, de goûter, puis de compléter ses devoirs et apprendre ses leçons en attendant le souper. Dès la dernière bouchée avalée, pendant que la sœur et les parents veillaient – le père s’occupant à écouter la radio, la mère à ranger sa cuisine et la sœur à tricoter ou coudre – l’enfant était mise au lit. Elle se retrouvait ainsi seule dans la chambre et elle détestait cela. Elle entendait le brouhaha dans la pièce à côté et pensait que là était la vie et qu’elle, elle était abandonnée, sans recours, aux fantômes de la nuit. Ses parents n’imaginaient-ils pas qu’elle pouvait se faire enlever ou maltraiter par ces sombres esprits ? Longtemps elle avait supplié la mère de l’autoriser à rester avec eux au salon mais celle-ci était restée inflexible. Alors, quand la porte se refermait sur son isolement nocturne, elle n’avait rien de plus pressé que de mettre la tête sous ses draps pour se cacher de ces mauvaises ombres qui flottaient dans l’espace. Mais un soir, sans qu’elle sache exactement pourquoi, elle avait décidé d’ouvrir les yeux, de sortir le bout du nez des couvertures et de surveiller l’arrivée des 184 rosa_cortes_petite_fille_platane c12,5_rosa_cortes_echos_enfance 07/11/14 10:11 Page184
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