Premieres pages de LA FORMIDABLE HISTOIRE_Int_OK - Page 19 - Premières pages de La Formidable Histoire de Charles Pipeyroux « Arrête, où cours-tu donc, le ciel est en toi et [le] chercher ailleurs, c’est le manquer toujours. » Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique 13 C’est un matin comme Paris les aime. Un matin gris ciel bas nuages. Un matin français. Charles entend le rideau de la boulangerie, bruit de fer levé dans un crissement métallique. Il pense qu’il pourrait se lever, s’habiller, chercher une baguette, Odile serait contente. Le pain chaud réchauffe le quotidien à deux. Charles imagine ce qu’Odile lui dirait. « Merci de ton attention. » Elle dit cela, Odile et ce n’est pas qu’une question d’éducation. Depuis vingt ans, elle ponctue les secondes, les semaines, de phrases d’un premier jour. Des mots attentifs, parfois émerveillés. Charles pense que peu de couples connaissent cela. De la chance, Charles, oui, il en a. Odile pour l’instant dort. En chien de fusil. La chemise de nuit étirée sur ses genoux. Son front collé au bras de Charles qui s’amuse à contracter son biceps. Odile tient position. Il est 6 heures 42. 43. 44. À 45, Charles se lève. Il observe la rue à travers les persiennes. À 7 heures, les lampadaires s’éteindront. En attendant, Mireille Pernel, la boulangère, parle avec Christian Pernel, le boulanger. Mireille Pernel-Célérier. 14 Mireille tient à son nom composé, preuve de son indépendance maritale, même si, sur la façade de la boulangerie, clignotent des lettres jaunes encadrées d’un épi de blé : « Pain Pernel ». La devanture du « Pain Pernel » est décorée selon les saisons. Des citrouilles en octobre, des rennes en décembre, fèves en janvier, lapins à Pâques, étoiles de mer en été, ardoises à la rentrée. Le cycle reprend chaque année avec des variantes. Les sorcières à balai remplacent les citrouilles, les lutins chevauchent les rennes, les masques se balancent en guirlande pour carnaval, dans un coin une épuisette en juillet. Un admirable samovar acheté en Turquie par Mireille Pernel pour ses cinquante ans y trône parfois. C’est ainsi. C’est le rêve de Mireille. Ce sont ses jours de nostalgie. Sa saison de cœur voyageur, loin des clients, des baguettes, du cling-cling du tiroir-caisse, loin des farines, des levers de Christian au milieu de la nuit. Les rêves de samovar de Mireille s’étirent comme des grasses matinées, dans l’indolence oisive des plages chaudes qu’elle imagine. Les gestes de la boulangère semblent plus lents près du samovar. Comme des vapeurs, des moiteurs, des levains qui n’en finiraient pas de monter. Mireille aime se confier à Odile aux heures creuses. Quand le commerce s’assoupit avant les rushs des sorties d’écoles, de bureaux, des voitures mal garées par les conducteurs pressés de prendre le pain, couper le quignon et rentrer chez eux. 15 « J’aurais dû être décoratrice. Mais c’est trop tard. Au fond, je l’ai ma décoration, une devanture c’est mieux que rien. » Sur la gauche de l’allée, alignées derrière le comptoir commedesmajorettes,lescorbeillesenosieraccueillentles baguettes, miches, flûtes, bâtards, fougasses, couronnes, épis, marguerites, chiappatas, les pains spéciaux, au son, au seigle, aux châtaignes, à l’épeautre, au maïs, au muesli, aux figues, aux noix, aux olives. Mais le préféré de Charles est le pumpernickel1 , au grand bonheur de Christian Pernel. « Vous êtes un connaisseur. Le pain noir en fait fuir plus d’un ! » Grâce à Charles, Christian peut rivaliser avec Pierre Langevin, le chic chocolatier d’en face qui aime dire d’un air snob : « Mes clients, c’est de la crème, des vrais connaisseurs de chocolat amer ! » Christian lui aussi a son vip du goût recherché. La confrérie du pain sélect, c’est Charles qui l’a initiée. Le boulanger fait du pumpernickel depuis son voyage de noces en Bavière, c’est dire s’il y a longtemps. « Un pain de montagnard ! » lance-t-il régulièrement à Charles, ou encore « Un pain pour le gibier ! » Un jour où Mireille devise avec Odile, il dit à mi-voix, la moustache frisottante, le clin d’œil complice « C’est pas un pain de bonne femme, c’est un pain qui en a ! » Charles, rassuré sur sa virilité, lui laisse la monnaie. 1. Pain de seigle d’origine allemande. Compact et brun, il est à la baguette ce que la nuit est au jour. 16 7 heures ont passé et Odile dort. Charles s’habille, se rase. Il sort du placard le bol d’Odile, un bol en grès lavande, souvenir d’un été aux Baux-deProvence. Il prépare le café pour elle. Lui, il n’en veut pas. Il passe de pièces en pièces. La cuisine, le couloir, le salon, le couloir, la salle de bains, le couloir, la chambre. Soixante mètres carrés, la surface de sa gymnastique du matin. 7 heures 30. Il laisse un mot à Odile. « Bon réveil marmotte, je vais chercher le journal. » Charles ferme doucement la porte de l’appartement, descend l’escalier, deux étages c’est vite fait, salue Sophie la concierge qui l’a réconcilié avec les concierges. Sophie est d’abord jolie. Extraordinairement jolie. La copie d’une publicité pour un cracker suédois. Ronde. Blonde. Sophie est la concierge la plus craquante qu’il n’ait jamais connue. Quand Sophie sort les poubelles, il y a toujours quelqu’un pour l’aider. Comme Charles ce matin qui remarque au passage à quel point Sophie sent bon. Ça y est, il sait. Sophie sent le lait de bébé. Le lait du bébé qu’il n’a pas eu car Odile et Charles n’ont pas d’enfants, ce qui est parfait car ils n’en voulaient pas. Pourtant, ils aiment bien les petits. Les petits chats, les petits chiens. Mais les petits d’humains, ça ne leur dit rien. Ou alors chez les autres. Quand les petits sont prêts à se coucher. D’éponge vêtus, les pyjamas à pieds, raie sur le côté après le bain du soir, ils prennent leur pouce, leur doudou, leur torchon et au lit ils s’en vont. Les bébés, Charles les imagine. Comme l’odeur lactée de Sophie. Un jour Charles se promet de lui demander le nom du parfum qu’elle portait ce matin-là, devant 17 les poubelles de tri sélectif, le jeudi 22 novembre à 7 heures 32 du matin. Au kiosque à journaux, Charles prend Le Parisien et La Croix. C’est étrange, il ne choisit jamais La Croix qu’il suspecte de propagande catholique. Un titre à la une a pourtant retenu son regard. « Changer de vie, ils l’ont fait. » Charles n’a pas réfléchi, a pris le journal sur 18 le présentoir, il a la tête ailleurs, rue de la convention, à l’entrée de la boulangerie. « Prêt à attaquer la journée ? » Mireille Pernel est combative aujourd’hui, comme son rouge à lèvres d’un mauve un peu violent. Charles demande une baguette puis se ravise. « Des croissants, un kouglof, une viennoise au chocolat blanc. » Charles est décidément étrange, des viennoiseries qu’il n’achète pas souvent, on n’est même pas dimanche et Charles quitte la boulangerie, ses journaux sous le bras. 7 heures 55, Charles ouvre la porte de l’appartement. Odile est là devant son bol, ébouriffée, pas encore habillée. En voyant les sachets en papier du « Pain Pernel », elle dit ce à quoi Charles s’attendait : « Ça alors, comme c’est gentil ! » Elle est ainsi Odile, simplement, joyeusement contente. Un pinson, en somme, bien qu’elle soit mince et grande, brune et pâle. Charles et Odile mordent dans un croissant mais ce n’est pas banal. Ce n’est pas banal car il flotte un air formidable, ce jeudi 22 novembre à 8 heures 10 du matin. 8 heures 20. Charles souhaite une bonne journée à Odile. Il l’embrasse, part sans se laver les dents. Cela ne lui ressemble pas, il n’y pense pas, il est on ne sait où en dévalant l’escalier, filant vers le métro, rejoignant la Défense où il travaille à l’Office national des usagers du rail. Quand Charles dit « je travaille à l’onur », les gens comprennent souvent « je travaille à l’onu ». C’est ce que croit par exemple Christian Pernel, fier de compter pour client un diplomate de l’onu se régalant de pumpernickel.
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