Premieres pages de MA FILLE_Int_OK - Page 10 - premières pages de "Ma fille ne t'en va pas" de Marion Poirson-Dechonne À toutes les Yasmina du monde qui subissent la violence ordinaire faite aux femmes. 9 1 J’ai trouvé ton mot ce matin J’ai trouvé ton mot ce matin, en faisant le ménage dans la chambre des filles. Une enveloppe rectangulaire était posée sur le bureau en stratifié que j’ai acheté au Secours populaire. La surface est tout éraflée, des morceaux de revêtement se décollent. Il reste les traces de verres ou de canettes de Coca. Les auréoles ne se sont jamais effacées. Je t’avais grondée pour ton manque de soin. Tu avais été si heureuse d’avoir un bureau à toi. Il n’y a pas si longtemps. Juste quelques mois. Tu paraissais si studieuse, tu avais l’air d’une élève modèle, les yeux fixés sur ton écran d’ordinateur. La région en avait offert un à chaque lycéen. Moi, j’ai payé l’abonnement internet. Ainsi, tu pouvais faire des recherches pour tes exposés. Je voulais que mes enfants aient les mêmes chances que les autres. Pas comme moi. Je ne t’ai jamais raconté ma vie, parce que tu étais trop jeune pour entendre certaines choses. Je pensais te protéger de la laideur du monde. Aujourd’hui, je crois que j’ai eu tort. Si je t’avais dit ce que j’ai vécu, je pense que tu verrais les choses autrement. 10 Je dis ça, mais au fond, est-on sûr de quelque chose ? Et si ça n’avait rien changé ? Et si tu avais agi de la même façon, par vengeance ? Pour compenser ce qui n’a pas été ? Nous sommes tellement compliqués. Parfois, nous ne savons même pas la raison de nos actes. La blancheur de l’enveloppe se détachait sur le noir. Je l’ai saisie. Elle m’a fait l’effet d’une braise. Elle était froide, mais j’ai eu l’impression qu’elle me brûlait les doigts. Je ne l’ai pas ouverte. C’était inutile, je savais déjà ce qu’elle contenait. Tout ce que je n’avais pas compris ces mois derniers est devenu clair. Les pièces du puzzle se sont assemblées. Mais je n’ai pas lu. Je ne pouvais pas, je n’ai jamais appris à lire. Aujourd’hui, je commence à déchiffrer les lettres, à assembler des syllabes, grâce à Aline et l’association. Je suis un cours d’alphabétisation. Pourtant, je ne lis pas encore vraiment. C’est difficile, à mon âge. Peut-être suis-je trop vieille pour apprendre ? Est-ce que c’est plus dur pour moi que pour des enfants ? Leur cerveau est tout frais, tout jeune. Je pourrais essayer, bien sûr, mais je n’ose pas me lancer. Pas maintenant. Ce n’est pas le moment, même si j’en rêve. Dans mon idée, ça ne devait pas se passer ainsi. Je ne dois pas abîmer ce que j’attends comme un moment précieux. Je ne veux pas associer au malheur le jour où je lirai toute seule. Et puis, si je me trompais ? Si je comprenais de travers ? La vérité, c’est que je préfère que quelqu’un soit avec moi pour lire ta lettre. Je manque de courage. Je n’ai pas envie de vérifier ce que je crois déjà savoir. J’ai trop peur. Tant que je n’ai rien lu, il ne s’est rien passé. La lettre cachetée, je peux encore espérer. Si je l’ouvre, ce sera terminé. Alors j’attends. Je ne dis à personne que je suis incapable de lire. Je le cache comme un secret honteux. Il n’y a que Véro qui comprend. 11 Véro, c’est mon amie malgache. Sa mère l’a abandonnée quand elle était bébé. Sa grand-mère l’a élevée. Elle habitait dans une ferme reculée. Il fallait traverser un bois pour se rendre à l’école. C’était trop dangereux. Véro n’y est jamais allée. Elle se débrouille parce qu’elle a épousé un Français. Elle a ouvert une boutique de couture. Parfois, quand elle est surchargée de commandes, elle me confie des travaux, car j’ai appris à coudre et je suis minutieuse. Son mari et ses enfants l’aident, pour les comptes et les factures. C’est au cours d’alphabétisation que nous nous sommes rencontrées. Il y a aussi d’autres femmes. Des Ivoiriennes, des Turques. Mais je préfère Véro. C’est étrange, la vie. Pendant des années, on ne comprend rien à ce qui se passe autour de soi. On ne voit pas le monde changer. On ne comprend pas ses enfants qui grandissent, ni les choix qu’ils font. De proches ils deviennent des étrangers, d’un coup. Subitement, tout s’éclaire, mais c’est trop tard. Moi j’étais là, plantée sur mes deux pieds. J’allais m’enraciner comme une bouture juste cueillie ; je regardais bêtement cette enveloppe qui me brûlait les doigts. Je n’ai pas fait un geste. Une vraie idiote. Non, l’idiotie c’était avant. Tous ces jours où je t’ai côtoyée, ma fille, sans comprendre ce qui t’arrivait. J’essayais de tout ramener à ce que je connaissais. Un ongle cassé ; tu étais si fière de tes ongles, autrefois. Dès que tu avais quelques sous, tu courais chez les Africaines pour y faire peindre des petits cœurs rouges, des paillettes bleu ciel ou des étoiles argentées. Tu les portais très longs ; tu les soignais comme des objets précieux, comme des bijoux. Avec les boucles d’oreilles dont tu étais folle, c’était ta principale parure. Et tes cheveux longs et bouclés. Tu passais ton temps à les laver. Tu aimais les voir briller au 12 soleil. Tu voulais qu’ils soient plus beaux que ceux des publicités pour shampoing et j’en riais. En vrai, tu étais coquette et un peu vaniteuse, féminine. Oui, je te préférais ainsi. La créature qui t’a remplacée, je n’ai jamais pu l’accepter même si je savais que derrière ce coquillage rugueux, il y avait un mollusque apeuré qui cachait sa fragilité sous son enveloppe agressive. J’étais certaine que ma fille n’était pas vraiment perdue, qu’elle réapparaîtrait tôt ou tard. Je me trompais. Ton air sombre, je l’attribuais à des règles douloureuses. Des difficultés en classe, un garçon qui t’avait fait de la peine. La vraie raison, c’est que je ne t’ai jamais comprise. On ne comprend pas ses enfants. On les considère à partir de soi. On oublie qu’ils peuvent être différents, jusqu’à ce que la vérité vous saute au visage. Donc, je suis restée. J’ai contemplé ce bout de papier. J’ai attendu toute la journée. D’habitude, je sors faire quelques courses. Je me rends à l’association trois jours par semaine. Ce n’était pas le bon jour. Je n’ai pensé à rien d’autre. J’étais pétrifiée. J’avais peur de ce que je déchiffrerais à grandpeine. Quand Idriss et Souad sont arrivés, j’ai demandé à ton frère : « Lis ». Il a déchiré l’enveloppe, déplié le papier. Il n’y avait pas grand-chose d’écrit. Juste : « Maman, je pars en Syrie. Tu n’as pas le droit de m’empêcher d’être heureuse. Je vais me marier et vivre selon ma foi. » Rien d’autre. Pas même un mot pour les petits. Ni « Je sais que je vais te faire souffrir. Pardonne-moi. Je t’embrasse. » Tout ce que j’avais imaginé pour adoucir ma peine. Ce mot, froid et sec, ressemble à celle qu’elle était devenue. Distante. Sèche. Ma petite fille, si affectueuse autrefois. À quel moment ai-je commencé à te perdre ? 13 Je n’ai pas compris les signaux que tu m’envoyais. Ce n’est pas tout à fait ma faute. Tu me disais le minimum. Pas pour me protéger. Tu m’as fait sentir que tu n’allais pas bien. Que tu n’aimais pas ma façon de vivre. Qu’elle te donnait envie de hurler. Pourquoi ? pensais-je. Qu’avait-elle de si honteux ? De si choquant ? J’étais très sage. Je ne regardais pas les hommes. Je ne sortais pas m’amuser. Mes enfants me suffisaient. M’amuser, je n’ai jamais su ce que c’était, pas même enfant. Alors ? Je ne mangeais pas de porc. Je ne buvais pas d’alcool. Je ne fumais pas. Est-ce parce que j’ai toujours refusé de porter le foulard ? Tu étais gênée auprès des autres mères ? Mais quand je vivais au Maroc, il n’en a jamais été question. Parce que je regardais la télévision ? Mes voisins le font tous. Ils ne manquent jamais les actualités sur Al Jezira, les chaînes en arabe, et passent en continu des cassettes vidéo indiennes ou turques. Ce sont surtout des films d’amour, sans scènes de sexe ou de beuveries. Tous les acteurs sont beaux, bien habillés et riches. Tu aimais ça, autrefois. Ils te faisaient rêver. Tu écoutais de la musique. Tu te passais en boucle les musiques des films que tu méprises maintenant. Tu les reprenais sous la douche. Tu m’as harcelée pendant des mois pour avoir un mp3. J’ai économisé sou à sou pour te l’offrir. Après, tu as voulu un karaoké. Je finissais toujours par céder. Moi, je n’avais plus de besoins. À force de ne rien avoir, j’avais arrêté de désirer les choses. Je voulais juste que mes enfants réussissent. Qu’ils aient un bon métier et de la chance dans la vie. Pas comme moi. La peur m’avait paralysée toute la journée. Après la lecture du mot, je me suis mise à trembler et à pleurer. Les larmes 14 ont coulé sur mon visage. D’un revers de manche, j’ai essuyé la morve de mon nez. Je ne savais plus où j’étais. Souad m’a contemplée, stupéfaite. Elle ne m’avait jamais vu pleurer. J’ai toujours caché mes sentiments à mes enfants. Je voulais leur donner l’image d’une mère forte et courageuse. Mais là, quelque chose s’est cassé en moi. Les larmes que je retenais depuis des années se sont échappées. J’étais comme un oued à sec. Parfois, il suffit d’un orage pour les faire déborder. C’est pour cela qu’on ne doit jamais dormir dans le lit d’un torrent. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Souad s’accrochait à mes jambes. J’ai senti la pression de ses petits bras grêles qui enserraient mes mollets. Elle est toute menue, ma fille. Une plume. Ses cheveux sont doux comme un duvet d’oiseau. Ses membres, tous fins. Son ossature, délicate. Elle est aussi frêle qu’un oisillon. Elle mange sans se remplumer. Pourtant à cet instant, elle m’a semblé peser des tonnes. Le poids du chagrin. Nous aurions pu rester des heures ainsi, sans boire ni manger. Enlacées, partageant notre chagrin. Moi et la seule fille qui me reste. Nous l’aurions fait si Idriss n’avait pas rompu le silence. Du haut de ses onze ans, il m’a dévisagée. Ce n’était plus mon petit garçon au regard espiègle. Tout à coup, il est devenu sérieux. L’homme de la famille. Prêt à jouer ce rôle maintenant que sa sœur aînée était partie et que moi, sa mère, je m’effondrais. Il a su que quelqu’un devait prendre l’initiative et que c’était à lui, le garçon, de tout gérer désormais. Enfant, il était déjà protecteur, d’une manière instinctive. Il sentait quand vous aviez de la peine et venait vous câliner. Il se blottissait contre moi, m’embrassait. Je sentais son odeur de petit garçon, mélange de shampooing doux et de sueur fraîche. Je lui ébouriffais les cheveux en souriant. Mais l’heure était grave. Il est des choses qu’un câlin ne suffit pas à réparer. Des abîmes sombres et profonds. Comme ce puits de la ferme, où Madame menaçait de me jeter si je n’obéissais pas assez vite. Je n’avais que cinq ans. Le regard d’Idriss était sombre et plein d’angoisse. Mais sa voix restait ferme : « Maman, tu dois aller voir la police. Je t’accompagne. Les voisins garderont Souad. » J’ai acquiescé. « Mets ton manteau, a ajouté Idriss, il fait froid. » Alors je t’ai imaginée, perdue dans la nuit glaciale. Luttant contre des forces mauvaises. Avais-tu atteint la Syrie ? Qui t’avait aidé dans ta fuite. Avais-tu peur ? Mal ? En quelles mains étais-tu tombée ? Les pensées se bousculaient dans ma tête. Et j’ai craqué. 17 2 Quand j’avais cinq ans, ma mère m’a vendue Quand j’avais cinq ans, ma mère m’a vendue. Quel effet te fait cette révélation ? Tu n’es plus là. Comment réagirais-tu si tu étais en face de moi ? J’aimerais tant le savoir. Pourquoi je choisis ce moment pour t’annoncer l’impensable ? Je ne sais pas. Parce que tu ne peux pas voir ma honte ? Sans doute. Ou parce que cette révélation est si terrible que, de là où tu te trouves, tu l’entendras forcément. Et qu’elle te ramènera vers moi. Je sais, c’est pure superstition et tu n’aimes pas la magie. Mais pour moi, qui ai entendu raconter par des vieilles femmes des histoires de djinns et de dames blanches dans les cimetières, c’est un moyen comme un autre. Quand on a tout épuisé, on essaie ce qui reste. Les formules secrètes, les herbes, les amulettes. Ou l’amour. Un amour si fort qu’il ramène les égarés, les enfants perdus où qu’ils se trouvent, vers leur foyer. Le fait de rompre le silence m’aidera-t-il à te faire revenir ? L’amour est-il plus fort que la mort ? La lumière que les ténèbres ? La parole ne doit pas être gaspillée. Je me suis tue pendant des années. Si j’avais
Premieres pages de MA FILLE_Int_OK - Page 10
Premieres pages de MA FILLE_Int_OK - Page 11
viapresse