EE 55 Legerete - Page 97 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté La vie nous réserve des épreuves, et plusieurs fois, je ne fus plus que cendres. Mais revenons à ce jour-là de ma résurrection… Je suis irradiée par ce sentiment de transmission. L’amour invisible tisse et donne sens à tant de petits bonheurs en apparence insignifiants. C’est ce que je dois comprendre. Il me faut apprendre à les cueillir jour après jour malgré peines et chagrins. Comme si tout allait de soi… Et pourquoi pas? Pas besoin de paroles ni de preuves… Une immense certitude, la plénitude. J’en suis remplie. Un éclair transperce la fenêtre de ma chambre d’hôpital et me fait un clin d’œil. Un toc toc ouragan, une voix rieuse et grave déjà : mon dernier petit-fils déboule près de mon lit: « Allons Bonne Maman, il fait beau, on va se promener? »… Certitude d’être aimée. Une légèreté nouvelle me relie à l’espoir, m’entraîne vers la vie. z (95) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 95 Matin généreux À travers la légèreté vaporeuse du petit matin, mousse vanillée, l’évanescente clarté lumineuse en rais diaphanes, tendres et épicés, se glisse, se love, s’épanouit et embaume. Suave et pétillante douceur ! Régine Seidel 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 96 Bulles d’enfance Olivia Villon Penché sur le lavabo, il frotte avec application le savon entre ses deux mains mouillées. Il lève la tête et se regarde dans le miroir. J’ai vraiment ses yeux maintenant, se dit-il. Il ferme légèrement la main gauche, puis déroule avec lenteur les phalanges de son index jusqu’à joindre la pulpe de son pouce. Un voile de savon se tend fragile dans le cercle de ses doigts. Il approche la bouche. Il souffle. Le voile irisé se gonfle, grossit, mais éclate avant de se décoller de sa main. Zut, j’ai soufflé trop fort. C’était souvent comme ça, je soufflais trop fort, alors elle me disait, tout doux, tout doux. Il recommence, l’eau, le savon, les doigts, le rond, le voile tremblotant, le souffle. Cette fois la bulle perle lentement, bien comme il faut, puis se détache et s’envole; parfaite, gorgée d’air et de lumière, elle s’élève, reste en suspens deux, trois secondes et elle crève, sans bruit, dans le silence qui règne là, dans la salle de bain et l’appartement. Il s’observe à nouveau dans la vieille armoire de toilette. Il se voit joues qui tombent et menton qui déborde. Mon nez a épaissi, et je n’avais pas de si grandes oreilles. Il se souvient avoir lu que les 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 97 cartilages du nez et des oreilles ne cessent jamais de grandir. Jusqu'au dernier jour. Il se rince les mains et cherche des yeux le pèse-personne. Il l’aperçoit, à sa place, sous la chaise en bambou blanc écaillé. Il plie les genoux, attentif à ne pas courber le dos et le tire vers lui. Il se redresse et monte dessus avec précaution. Cette fois le silence est troublé. La mécanique tinte et couine tandis que ses semelles s’installent sur le caoutchouc gris. En lui, sérieuse et joyeuse, la voix de sa mère lui crie d’arrêter de jouer avec cette balance, qu’il va la détraquer en sautant dessus et la salir avec ses souliers, que la pauvre machine va rendre l’âme en moins de deux. L’aiguille noire, dans son cadran de verre bombé, lui désigne ce qu’il savait déjà : il devrait se surveiller. C’est le matin. La nuit a été longue. Il a eu froid. Maintenant il a soif. Il s’est lavé les mains, il va se faire un café. Pour gagner la cuisine, il longe le couloir, passe devant la porte de la chambre qu’il a fermée tout à l’heure. Il fait encore gris au dehors, le jour peine à revenir, le ciel est chargé de nuages et la cuisine lui paraît minuscule. Tout semble rétréci, la cafetière, le sucrier, les tasses, même la chaise qui grince quand il s’y pose. En s’asseyant, il s’est heurté au placard en formica beige au-dessus de la table assortie. Il boit à toutes petites gorgées et il attend. Quand la sonnette retentit, il est encore devant sa tasse vide, les coudes sur la table, le front appuyé sur les mains. On y est, penset-il. Il retraverse le couloir et ouvre aux hommes qu’il attendait. Ils sont quatre, cravatés et vêtus de sombre. Il les précède vers la chambre. Tout se déroule en quelques minutes. Ils sont impeccablement rodés. Ils lui ont demandé s’il veut assister. Il a répondu oui. Ils déplient un support à roulettes, posent dessus le étoiles d’encre (98) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 98 cercueil. Ils la soulèvent sans peine et la couchent en un clin d’œil dans le satin crème. La veille, ils étaient déjà venus, pour la préparer. Le mot « préparé » s’était animé en lui, malgré lui, devenant près, prêt, pas prêt, puis réparer et parer. Pendant qu’ils s’occupaient d’elle, il avait quitté l’appartement. Il avait marché, arpentant les rues de son enfance. Il était réfugié dans un bar quand ils l’avaient averti sur son portable, qu’il pouvait revenir, qu’ils en avaient terminé. Une fois la porte refermée derrière eux, il avait commencé à sentir l’air sur ses épaules, sur son visage, partout contre lui. Caressant. C’était une sensation bizarre, tout à fait inconnue. Il se mit à errer dans le petit appartement sur la pointe des pieds, incapable de s’asseoir quelque part. Finalement il entra dans la chambre où elle reposait. Et c’est là qu’il commença à lui parler. Il lui posa toutes les questions qui lui vinrent à l’esprit. Il lui raconta tout ce qu’il n’avait pas eu le temps ou l’occasion de lui raconter. Ses colères et ses bonheurs d’enfant, ses bêtises aussi, celles qu’il avait dissimulées. Et puis, ses espoirs d’homme, ses tourments de toujours. Mais surtout, il posa sa tête à hauteur des mains posées sur le drap et dit: Je ne pleure pas; tu sais, je suis triste, mais non malheureux; la joie ne m’abandonne pas. Grâce à toi… J’accepte. Je voulais, je veux accepter que tu partes. Il le fallait. C’était le moment. Comment aurais-tu pu poursuivre? Tu n’étais plus que feuille desséchée, toile si élimée, si fine, prête à se craquer. Ô mon dieu, tes mains… Ô mon dieu, tes jambes… sans chair… tu fondais à vue d’œil. Tu me semblais écorce, tu me semblais frêle (99) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 99 branche ou racine alanguie au ras de la terre. Et ta voix! Elle aussi avait des notes végétales, des intonations de blé mûr bousculé par le vent, des sifflements de sirocco dans des feuilles de palmiers. Tu te souviens? Des palmiers… ? Pour te comprendre, je devais me faire traducteur de ton souffle et interprète des dialogues de nos souvenirs. À la fin tu n’avais plus aucun mot. Tu étais là, près de moi et pourtant… je me disais… où est-elle? où est-elle déjà ? Et maintenant? Es-tu d’air ou de terre? Je parle. Je divague. En fait, qu’ai-je à te dire? Que je suis bien avec toi. Que j’avais besoin d’être seul avec toi. Toi ? Tu es muette, c’est vrai. Mais tu ris, tu souris, tu fredonnes en moi, tu m’accompagnes. Et si j’ai le cœur lourd, c’est de tous les remerciements qui foisonnent en moi. Les miens et ceux des miens, de Juliette et des enfants. Merci de ton amour. Toujours chaud, toujours plein et merveilleusement sans chaîne ni boulet. Toi! Toi, qui fidèle à toi même, te réjouirais d’être poids plume aux hommes qui demain te porteront sur leurs épaules, maman. étoiles d’encre (100) variations ©MikiNakamura,Papillon,2013 http://www.letellier-nakamura.com 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 100 Un pétale rose d’amandier Annick Demouzon Elle avait tourné vers moi son visage. J’avais appuyé sur le déclencheur. Maintenant, elle est sur le mur, belle, si belle, et me sourit. À côté, sur le même mur, dans un cadre en tous points identique, un pétale d’amandier, rose, sur fond d’obscurité. Il est seul, un peu fripé. Figé à tout jamais dans l’instant infini de sa chute. Je pose mon marteau. Recule d’un pas. Oui, ils se ressemblent. * * * La pluie tombait depuis plusieurs semaines. Une pluie opiniâtre, qui vous noyait l’âme et le corps. On se sentait imbibé et morose. Je t’avais dit: — Tu te rappelles, mon père, chaque fois qu’il pleuvait, il grognassait: Par ce temps, on a de l’eau dans les jambes. Pour t’amuser, je l’avais imité, lui et son air des mauvais jours. Tu avais ri. 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 101 étoiles d’encre (102) variations — Mais il avait raison, c’est exactement ça. On en a dans les jambes. Et dans la tête. Et dans le cœur. Je me sens devenir eau. Crois-tu que le soleil va revenir? Tu restais assise à la fenêtre. Des heures immobile, l’œil perçant la vitre, à regarder interminablement la pluie dévaler les carreaux, la pluie qui n’en finissait pas. D’un doigt, tu suivais le trajet d’une goutte, puis celui d’une autre, et d’une autre. « Où vont-elles ainsi, disais-tu, et pourquoi? » Tu ajoutais: « Tu crois que ça va cesser un jour? » Tu avais dit: « Quand il ne pleuvra plus, je mettrai une robe neuve, une robe de printemps. De quelle couleur la voudrais-tu? » Je murmurais: « Bleu… ou blanc, ou rose… non, jaune, plutôt. Ou vert… » Pour moi, ça n’avait pas d’importance, et tu le savais. Tu m’avais regardé au visage, avec un sourire narquois et: — Tu t’en moques, hein ? — Oui, un peu. — Donc, je ferai ce que je veux? — Ce que tu veux. — Tant mieux. Et tu avais ri. Tu avais dit: — Quand il ne pleuvra plus, je chanterai, comme font les oiseaux après la pluie. Tu crois que je pourrai? J’avais répondu: — Mais oui, bien sûr, tu pourras. Par la fenêtre, tu regardais les herbes et les feuilles scintiller 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 102 maigrement, vernies d’un éclat triste et doux. La terre, gorgée d’eau, grisait sous la pluie. Sur les sentiers, couraient des ruisselets d’argent. Tu riais en les voyant. — Regarde, ils se prennent pour des fleuves, les sots. Savent-ils seulement où sont les chemins de la mer? Ce jour-là, je t’avais menée au jardin. Il pleuvait un peu moins. Je t’avais aidé à enfiler un ciré, vert, du même vert que celui des feuilles ou presque, un ciré de paysan, et des bottes brunes, couleur de terre. Mais la terre, au dehors, était noire, profonde, gluante, aqueuse jusqu’au refus. Ça n’en finirait donc jamais! Tu avais piétiné, avec une joie d’enfant, le gazon pulpeux, écrasé de tes pas les perles d’eau accrochées aux brins bleus, secoué en riant les branches à mon passage. Tu t’étais penchée pour observer au sol une fleur engorgée, dont la corolle pleurait encore. Et tu me l’avais montrée: « Regarde. » Le ciel était gris, d’un gris d’anthracite, lourd et clos, où l’on sentait peser les gouttes. Tu avais tendu vers lui ton visage trop pâle. — Dieu, que c’est bon, avais-tu soupiré. Tu avais failli tomber. Je t’avais retenue par le coude et nous avions marché ensemble dans le jardin, sous la pluie. Ce serait la dernière fois. Un jour, la pluie avait cessé. Le soleil était revenu. Dehors, il faisait presque chaud. — Tu ne travailles pas au jardin ? m’avais-tu demandé. — Si, si, mais… — Vas-y! S’il te plaît. Ne t’occupe pas de moi. Au jardin, j’avais planté un amandier. À fleurs roses, c’était ceux que tu préférais. (103) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 103 — Comme sur les tableaux de Van Gogh, avais-tu expliqué. — Van Gogh, tu es sûre? Tu voulais absolument que j’en plante un. — J’en ai toujours rêvé. J’avais osé: — Mais pourtant… Et tu avais justifié, riant à demi: — Si, si… Justement. Et, un jour, il y aura des amandes. Je l’avais installé où tu m’avais montré. Pas loin de la fenêtre, visible de la maison. Assise derrière la vitre, tu m’avais regardé faire, sans plus rien dire, tout entière concentrée dans ce geste qui se faisait pour toi et à ta place, toi qui ne pouvais plus. Quand j’étais revenu te rejoindre, tu m’avais demandé: — Tu les mangeras? Ta question était un ordre… Mais oui, que je les mangerais. Après un temps, tu avais repris: — Comme ça, je le verrai fleurir. Je te regarde. Tu te bats. Tu es belle. Tu as toujours été belle, mais l’énergie de la lutte te rend plus belle encore. Je t’aime de te battre. Tu ne marches plus. Tu ne marcheras plus. Jamais. Le printemps avait fini par arriver. Tu n’avais pas porté ta robe neuve. Je l’avais achetée pourtant, d’un jaune doré, comme tu m’avais demandé. Tu l’avais essayée, mais tu n’avais pas voulu la garder sur toi, ni la remettre un autre jour. — À quoi bon et j’ai trop de mal à l’enfiler. Mais tu avais chanté, et je t’avais écoutée. étoiles d’encre (104) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 104
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