EE 55 Legerete - Page 85 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté De l’autre rive Sylvette Dupuy Un diamant noir. Voilà ce qu’ils écrivent d’elle dans leurs journaux et cela lui plaît de penser au tranchant de la pierre. C’est comme la haine. Elle défile sur le podium en rêvant aux glaciers d’un ancien reportage. Les blocs se détachaient du Perito Moreno dans de grands craquements et tombaient comme des étoiles dans la mer bleu turquoise, tandis qu’elle frissonnait sous la mousseline rouge qui lui couvrait le corps. Écoute la terre pleurer, Princesse Katoll, souris, oui, comme ça. Ses escarpins dorés lui font comme des vagues de souffrance, mais depuis l’Afrique, elle sait marcher dans la douleur et le sable brûlant, avec la gorge qui pique, les mouches qui s’entêtent autour de son voile. Loin derrière les dunes, le petit frère est mort, avec des yeux grands comme des lunes, sa petite main sèche de lézard, tendue vers l’horizon de fumées et de chars. Plus tard, c’est la forêt et elle se souvient du goût des mangues coupées en tranches fines. Là, il faut apprendre à se cacher des enfants-soldats qui sont encore plus terribles que les hommes, lui avait dit sa grand-mère. Mais comment savoir si c’est bien eux qu’elle a rencontrés finalement avec leur mauvaise sueur et leurs mauvais rires? Elle voudrait s’arracher l’Afrique du cœur. 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 83 étoiles d’encre (84) variations Elle entend les applaudissements. Elle sent la foule, compacte, comme une bête à l’affût, dans le grand trou noir qui l’entoure. Redresse-toi, Princesse, tu marches sur un tapis de lumière. Elle se souvient des dames dans l’orphelinat, elles lui ont appris à se tenir bien droite, même si leur bouche était pleine de ciel et d’enfer. Écoutez la haine de Katoll, elle est tapie au fond de son ventre comme un caillou, elle scintille comme les perles de la robe, elle est dans chaque épingle à cheveux qui lui cloue le crâne. Le ruban lumineux s’estompe, le silence se fait. Dans les coulisses, bientôt, elle le sait, avec la poudre magique l’attendent les glaciers de l’Argentine; elle va s’enfoncer dans l’eau turquoise, la mousseline rouge si soyeuse vole autour de son corps. Tant de fraîcheur. Oublier. Le voyage continue. La neige est comme une fleur de magnolia. ©MikiNakamura,Envoldepaillons,atelierd’enfantsàlaHalle-au-bléde LaFlêche,expositionSeijaku,2013 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 84 Hausser le voile Carole Menahim–Lilin Vi a un souffle sur la voix. Ça lui donne un charme particulier, lui dit-on, mais Vi en a assez de subir ce fantôme sur sa voix ; assez aussi de n’être entendue que par ceux que son fantôme de voix charme, car en plus de porter un souffle, sa voix est faible. Vi a des choses à dire par elle-même. Elle va entreprendre une rééducation. Rééducation vocale, oui, ça existe, beaucoup de profs, de comédiens, de communicants et de chanteurs en passent par là. Des malades, aussi. Vi est entre les deux: ses cordes vocales s’avèrent être distendues, de naissance peut-être. Sur deux fréquences elles ne se rejoignent pas quand il faudrait, il y a un vide au milieu. Un vide au milieu: ça n’étonne pas Vi que ce soit une affaire de liens trop lâches, de dénouement anticipé. Elle a toujours attendu quelqu’un qui devait être là au début, et qui n’est jamais arrivé, même en retard. Plus qu’un frère: un jumeau, qui lui serait venu (enfin: revenu) par l’air et le vent. Alors, durant toute son enfance plutôt heureuse pourtant, chaque soir dans son lit elle a fait le vide entre elle et le mur pour que l’autre s’y glisse; plus tard elle a, dans les histoires d’amitié, gardé de la réserve, et dans les histoires d’amour nu de la distance. Elle a ménagé la place pour 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 85 quelqu’un qui n’est jamais venu. De là à avoir créé cette histoire de cordes distendues… Voilà, se dit Vi: moi, juchée sur ma tristesse, je suis restée à me bagarrer toute seule dans les cordes, comme un boxeur qu’on aurait abandonné là, tout seul sur le ring. Mais ça suffit maintenant. Je veux être une, et emmêlée à moi-même. ― Il n’y a pas de ring, lui répond doucement l’orthophoniste quand Vi lui pose la question, mais il est exact qu’il y a un anneau, celui de votre gorge, et qu’il est beaucoup trop contracté. C’est vrai, Vi a toujours forcé, comme si tout devait passer par là. Là : le nœud de l’engorgement, l’étau de la révolte, l’anneau injustifié du chagrin. Injustifié, c’est bien cela qui ne va pas. Si au moins elle avait un deuil précis à faire! ― On ne vous demande pas de renaître à chaque respiration, lui dit en souriant l’orthophoniste, une belle femme blonde aux yeux lumineux. Détendez-vous. Se détendre, plus facile à dire qu’à faire. Les débuts de la rééducation sont narcissiquement douloureux. L’orthophoniste lui fait chanter des notes, simplement des notes, qu’elle lui joue sur le piano. Vi croit chanter juste, elle s’entend souffler la note juste. Mais sa voix ne l’a pas soutenue, ou bien elle a fourché, même si elle, est persuadée du contraire. Ce que Vi entend – et ce qu’elle donne à entendre – ce n’est pas elle, c’est son décalage. C’est le fantôme soufflé, comme d’habitude. C’est vrai surtout sur certains médiums. Les aigus sont légers, mais ils sont bien elle, et bien à elle. Un peu de technique et ils se rendent. Elle ne se reconnaît pas dans leur ampleur nouvelle, mais eux la reconnaissent. étoiles d’encre (86) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 86 Quant aux graves, ils la bouleversent. Mais, toujours ce fantôme, au milieu… Alors certaines fois, sur certains intervalles, Vi se met à pleurer. Elle n’y peut rien, ce n’est pas de l’orgueil mal placé; plutôt du désarroi à se sentir si bornée, dans quelque chose qui devrait être naturel et qu’elle a toujours modestement pratiqué, l’acte de parler, de chanter, de s’enchanter. C’est aussi, poignante, la perception, inattendue dans sa force, du manque. Le manque est physique, elle ne peut s’y soustraire. Il n’est pas gratuit: Vi est un corps, son corps a ses limites. Mais Vi est aussi une pensée, qu’elle ne peut, sur cette fréquence particulière, décrypter. ― Il faut muscler et tonifier, dit doucement l’orthophoniste. Au lieu de muscler, Vi entend museler. Longtemps elle s’est muselée, pour laisser entendre quelque chose. À présent ce souffle, ce fantôme, elle devrait à son tour le museler, pour pouvoir se faire entendre? C’est violent. C’est une violence qu’elle ne comprend pas. Pourtant Vi s’obstine, et les séances se poursuivent. On besogne le souffle, on réfléchit la respiration, étudie la posture, ouvre les côtes, on travaille du ventre comme d’autres du chapeau. Certains jours, Vi a mal à l’abdomen, comme si elle avait des nausées de grossesse. Ce n’est pas faux, elle est enceinte de quelque chose. Elle aimerait se dire que c’est d’elle-même, de sa nouvelle voix. Mais ce n’est pas que ça: elle est aussi enceinte d’un meurtre. Elle le craint, même si elle ne sait pas de qui, de quoi. Pour que sa nouvelle voix sorte et se soutienne, elle doit tuer l’autre, elle doit se hausser au-dessus, le tasser, l’entasser tout au fond. Ça fait mal et ça ne va pas. Vi n’a pas vocation à être assassin. (87) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 87 Certains jours, elle n’arrive plus à faire l’amour. Ça ne va pas. Et puis une nuit elle en rêve, de cet autre, manque, manqué, frère soufflé. Elle rêve qu’il se matérialise devant elle et commence, tout doucement, à lui masser la gorge, le nœud de la gorge, là où sont les cordes vocales qui les relient l’un à l’autre. Elle lui dit: Je veux savoir qui tu es, et il lui répond: Je suis plusieurs mais il faut que tu vives, Vi. Et il lui sourit. Après cela les sensations d’étouffement et de chagrin sont si fortes, que Vi voudrait s’endormir toute une année. Mais c’est impossible. Alors elle se résout à enquêter auprès des siens. Doucement, avec la peur de mal faire, de faire mal. Mais fermement. Et on lui répond, sans qu’elle ait à insister, comme si la vérité avait toujours été à portée, qu’elle n’avait eu qu’à tendre la voix pour la saisir… Non il n’y a pas eu, comme elle avait fini par l’imaginer, de jumeau mort. Mais un frère de son père disparu bien avant qu’elle ne naisse, et qu’on n’évoquait pas, bien que – réalisa-t-elle – ses parents eussent gardé plusieurs objets lui ayant appartenu, objets qui l’avaient fascinée très tôt mais qu’elle avait reliés à l’enfance de son père. L’oncle avait été moins effacé que tu, ou plutôt bercé de silence, comme tant d’autres, découvre-t-elle en s’aventurant dans les saisons de son arbre généalogique, tant d’autres soustraits à l’affection des leurs pour des causes diverses. À croire que le silence était de mise dans sa, enfin ses, familles. Je parle d’arbres généalogiques mais ceux-ci étaient largement incomplets. Son père comme sa mère venaient de lignées d’exilés et de survivants. Si ses ancêtres avaient survécu, c’est qu’ils avaient préféré rompre que demeurer. Survivre par hasard quand les autres sont morts peut être lourd; mais survivre parce qu’on étoiles d’encre (88) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 88 a eu, par hasard, raison est pire, certains comportements suicidaires ne s’expliquent pas autrement. Vi la sent cette lourdeur, presque ce regret d’avoir préféré la vie. Mais c’était ainsi et il avait fallu faire avec les ruptures, les regrets et les pertes. Ce qui avait été trouvé était ce silence, tel un souffle, telle une caresse sur la brûlure. C’est ce que pense Vi aujourd’hui et elle les aime, ces gens si vifs et honteux de l’être, si gais et si tristes à la fois que leur voix se casse, rauque et douce, dure et tendre. Tout cela ne s’est pas trouvé en un jour, et l’exploration est loin d’être achevée. Mais Vi se sent plus confiante. Sa gorge n’est plus tant sur la défensive et les cordes vocales sur lesquelles les fantômes glissent encore leurs numéros de voltige, se sont tonifiées. Les vides sont toujours là, les manques aussi, mais ils sont moins poignants depuis qu’ils sont plusieurs. Désormais il lui arrive d’ailleurs de les appeler, ces « plusieurs ». Elle ne les nomme pas – leurs vrais noms ne lui appartiennent pas encore, ne le lui appartiendront peut-être jamais, le voile blanc du silence, à défaut de celui du deuil, va bien aux « non-là » de son passé familial. Depuis quelque temps elle se dit pourtant qu’elle va écrire sur eux, peut-être pas la vérité historique, mais la vérité qu’elle sent juste, une vérité entre eux et elle. Une vérité de gré à gré, de gréement. Et justement: « Haussez le voile du palais », sourit l’orthophoniste en faisant, nez pincé, une petite grimace charmante. Vi trouve cette expression magnifique. Elle visualise une voile se gonflant sur la mer. En fait c’est moins aérien qu’architectural: le plancher de la langue s’abaisse, la gorge s’ouvre, la voûte se soulève, le voile s’éclipse, le son bat. (89) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 89 étoiles d’encre (90) variations ― Vi-a-a-no, chante l’orthophoniste. Vi-a-a-no… Vi s’applique. Il s’agit de faire monter le son jusque dans le nez, puis jusque dans le front. Il s’agit de faire grotte avec sa bouche, de faire ventre sonore. ― Attention le voile, insiste l’orthophoniste, haussez le voile… Vi lui emboîte la voix, l’œil rieur. La légèreté, découvre-t-elle, se construit. Créer la grotte, mais ne pas s’y enfermer. Créer la frondaison, puis l’oublier. Voler, voler ses ailes à l’oubli. Si Vi est vivante, c’est qu’on l’a voulue telle. Vivante et non violente. Voulue, oui. La légèreté, découvre-t-elle encore, n’est pas indifférence coupable, délestage irréfléchi. Elle résulte d’un choix: il s’agit de choisir, à chaque fourche, en conscience, l’option juste pour soi, pour que justement ça ne « fourche » pas. L’audace juste n’est pas forcément la plus évidente, mais c’est celle qui résonne le plus pleinement. ― Vi-a-a-no, chante encore l’orthophoniste, d’une voix de ciel de beau temps. Chez Vi, le O du cercle s’étrangle encore un peu, le Ou de Nous s’affole parfois. Mais le I va bien. ― Vi-i-i-o, insiste l’orthophoniste. Vi sourit et sa voix s’élève, plus veloutée que pleine, encore imperceptiblement dédoublée, mais heureuse. Mais justifiée. Créer, avec le son I de son nom, pour elle et pour ses fantômes, de la lumière. z 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 90 État de grâce Thérèse-Françoise Crassous Je vole, vole vers ces montagnes voluptueuses de l’après anesthésie. Cet état cotonneux me suggère des bizarreries. Je me vois telle Pégase, survoler les nuages. Je suis bien. Je n’ai plus cette douleur insistante aux genoux. D’ailleurs je ne sens plus mes jambes… Insensible je suis aux bruits des couloirs, groggy. Mon double va à l’assaut du paradis. Un bon moment sur le lit, les yeux tournés vers mon nouveau destin, je vole ces instants inaccessibles où l’âme se cherche encore. Je recule à l’extrême la réalité de ma chambre d’hôpital. Le ballet du personnel soignant a cessé depuis plus d’une heure et je reste dans cet état second à attendre ce je-ne-sais-quoi qui peut interrompre cet intermède et me rattacher à mon entourage, tendue vers un ailleurs qui me délivrera de. au fait de quoi ? Ma vie s’est déroulée à la va comme je te pousse au gré des aléas, des tristesses et bonheurs. Paria pour l’église et la société car divorcée (à cette époque c’était mal perçu), je suivis un chemin chaotique. Une idée incongrue fait des vagues dans mon esprit. Je me laisse bercer par un espoir immense, me réconcilier avec ma jeunesse. Encouragée par la nomination du nouveau pape 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 91 François, je suppute que proche des pauvres à ce qu’on dit, il connaît leurs misères physiques et morales et y remédiera. Cela me redonne confiance. Toujours à mes divagations, un toc à ma porte me tire une demi-conscience. Curieuse, toujours enveloppée de rêves, je m’entends murmurer: « entrez! » Un ange! Je suis arrivée au paradis, pensé-je. Par l’entrebâillement de la porte, une apparition. Comme sur les images de mon enfance, je distingue un sourire d’ange et des cheveux mi-longs bouclés. J’écarquille les yeux, encore entre deux eaux. Cette jeune femme inconnue, d’une voix douce, m’exhorte à continuer ma route. À sa suite, je vois une porte sculptée s’ouvrir. Derrière m’attend ma grand-mère telle que je l’ai vue ce mardi ensoleillé. J’avais conduit en voiture les enfants à l’école; une idée avait germé (j’avais pourtant de bonnes raisons pour ne pas la suivre, planning chargé) et me poussa à faire les vingt-cinq kilomètres de Nancy à Lunéville pour lui rendre visite. C’était tout à fait inhabituel en semaine. Je ne sais pourquoi je me retrouvai sur la départementale dans ma 2 CV, me berçant au rythme des petits nids-de-poule. En un temps record, je fus devant la porte de Bonneval, sa demeure. Le carillon m’annonça joyeusement comme de coutume. Le chien n’aboyait plus depuis quelques années. Mais c’était comme si je l’entendais. J’ouvrais la porte, déjà en joie de lui faire la surprise quand je vis mon oncle aîné, son fils médecin, le visage altéré. Il m’annonça : « Elle est dans sa chambre. Elle ne va pas bien… » Je m’y dirigeai aussitôt et la vis encore consciente, me regarder, m’inondant de sa bonté. Elle décéda quelques minutes plus tard. Je prévins aussitôt ma mère à huit cents kilomètres de là. Quelle force m’avait poussée à prendre mon véhicule ce matin-là ? Un ange gardien sûrement. étoiles d’encre (92) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 92
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