EE 55 Legerete - Page 71 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté Mon père, un jour noir, un jour fou, un jour mort, un jour vie. Côté froid, côté chaud, inventer l’enveloppe guidant mon contenu. L’armature à construire au profond de moi-même. Ma colonne en fissure quand mon père est séisme. L’ossature qui dévie quand s’enrhume la vie. Recomposer les liens qui distendent les maux. Des mots doux. Et aimants. Des mots tendres. Bienveillants. Des mots plume parent. Mots frontière donnant place au grand vide qui engloutit la vie. Je connais le pays où la folie survit, où le noyau s’affole, les limites s’estompent. Quand il n’y a plus d’espace entre un moi un lui. Je suis l’épure soustraite à ce qui envahit. L’épaisseur de la peau, la distance passerelle pour comprendre, s’éloigner, s’approcher et ne pas s’effondrer. Je suis le soleil franc à l’entre-deux des ombres. Je suis la vigilante au tremblement du monde. Revenir vers le doux. Réapprendre les flous qui ne sont pas danger. Se surprendre à danser. Déjouer les revers, découvrir les puissances au vivant des fêlures. Nager malgré les vagues et plonger si léger, si léger. Fortifier l’armature donnant vie à l’aimé. Je dépose ma plume qui déploie ses racines. Je respire l’air des pages à la reliure du livre. Le recueil transparent aux couleurs du touchant. z (69) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 69 ©Miki Nakamura, Abysses, 2013 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 70 Au fil de soi Maïssa Bey Un paysage ? Un continent? Une île? Un rêve? Pourquoi vouloir à tout prix nommer, définir, donner présence géographique ou mentale à ce territoire qui surgit sous nos yeux alors même que l’on croit que s’est apaisé le tumulte? Pourquoi ne pas se dire simplement: c’est là. Ou plutôt c’est cela. C’est là, et cela existe. Depuis longtemps. Et je n’ai pas su voir. Pas pu peut-être. Viendra plus tard le temps des pourquoi. Maintenant, il faut donner sens au verbe voir. Les yeux obstinément fermés. Se défaire de toute autre certitude. Se pencher, comme sous l’effet d’un souffle dont on ne sait de quel point cardinal il a pris naissance. C’est cela. Et cela fait bruit en soi comme une musique ou comme une discordance née de plus loin que les souvenirs. Et l’on se tient là, à la lisière du temps. D’où vient que des larmes embrument mon regard? Larmes exsudées d’on ne sait quelles défaites, quels regrets, quels renoncements. Dans ce qui tient lieu de ciel, quelques froissures. Froissures du silence ou de l’avant. Avant le temps. Quelque chose d’insu mais aussi de terriblement familier. 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 71 Et qui bat, sourdement, battement imperceptible à tout autre que soi. Oh, cette rumeur! Les tambours au bord du fleuve. Les eaux du Léthé. Effacer toute trace de vie antérieure ou revenir à la vie antérieure. Je ne sais. Ces lignes. Ces griffes. Ces signes inscrits en moi. Ciels. Ruines. Ronces. Des brisures dans une vie, peut-être. Vient alors l’obscure conscience d’une dévastation. Éclats. Des-astres. Je suis là, guetteuse immobile. Les horizons se chevauchent pendant que s’esquisse ocre le premier jour. Je suis là, quelque part, au cœur de ces vents, séparée du jour, cernée de nuit, tendue dans une attente plus douloureuse encore que l’attente. C’est une région secrète, une contrée invisible, un lieu parcouru parfois de frissons de lumière et de cris inaudibles semblables à des nuages filant dans un ciel à fleur d’orage. Je sais maintenant. C’est, en moi, un espace plus vaste que toute mémoire, aux abords duquel se détournent les vents et s’assoupissent les colères. Un lieu empli de mystère, aux frontières infranchissables, remparts de pierres sur lesquels viennent se briser les assauts des cavaliers noirs les plus aguerris. Une région que certains disent sombre, envahie de ténèbres, et surtout maudite, à jamais maudite, parce qu’en son sein se cachent des ombres insaisissables et des désirs insolents. Il y a, disaient-ils, oui, il y a quelque chose d’étrange en elle. Des affleurements soudains. Des dissonances. Des silences. Des lueurs 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 72 au creux des pupilles. Oui, disaient-ils, étrange… Comme si, parfois, les mots tus, les mots tatouages couraient bleus sous ma peau. Tenir. Ne rien donner en pâture. Oh, ces silences! Je suis là. Au-dedans. Au plus profond. Il me faut avancer sur un fil de soi(e) patiemment tissé, souvent dénoué souvent rompu pour me frayer un passage dans ce qui résiste, résiste, résiste. Aller, mains tendues, vers qui, vers quoi, je ne sais, aller jusqu’au bout. Et dans le tremblement de ce qui point dans ces lointains, mirage ou miroitement, je suis là et je pénètre au cœur du temps. Légère ! z (73) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 73 ©Elene Usdin, Garance d’après Raphaël, 2010 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 74 La répudiation Marie Malaspina S’arrimer à l’écriture pour ne pas sombrer, écrire pour rester là, à exister, suivre la légèreté des lettres, les pleins les déliés qui volent sur la page, emportant la pensée. Rebus, bois tordus, tôles, veilles boîtes de conserve rouillées. Décharge, Orage d’un tonnerre déversant sur mon esprit défait le récit de l’amant. Il frappe avec la foudre des images, reconstruit notre histoire comme un charnier où rien ne vaut des voies ensanglantées de l’amour. Son cri, ni l’oreille, ni l’œil ne le perçoivent, il m’enterre vivante dans notre vie perdue. Du passé antérieur reviennent les pays de nos désespoirs qui arrêtent le rire de nos ventres. La plage blonde se rétracte, se calcine, implose dans le silence des bêtes immobiles. Un galet poli, brillant… je le porte à mes lèvres, je tète le sel accumulé dans son cœur par les pluies acides du déluge. Il me brûle la langue. 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 75 Bien au-delà de l’aube, le sable gicle, sous les bombes chimiques parcourant mon cerveau. Vagues d’agressions déferlantes, je tangue légèrement sous l’amoncellement des mots tueurs. Il dit qu’il ne m’aime plus. Je veux disparaître sur le champ mais je sens que je ne meurs pas. La barque souterraine traverse l’effroi, les pages se voilent. Nulle rive dans l’obscur tenace du noir. Le monde se clôt sur lui-même m’y enferme, statufiée dans la raideur du corps, je ne respire plus. Voilà la pesanteur… comme un scaphandre de plombs sans hublot. Imperceptible filet d’air, voilà la légèreté qui veut gagner le large. Retour au chaos premier, rien ne sépare les eaux des terres. Le sang ne coule pas dans les veines, seules des taches opaques tracent au sol une géographie funeste. Répudiée, suspendue en l’air, perdue à moi-même, dans cet instant, je ne suis plus qui je suis. Le ciel a disparu. Restent des brumes mordorées à l’endroit du dernier crépuscule. Alors surgit, hoquetant, l’enfant abandonnée par sa mère. Je suis un sanglot qui va au fond des âmes. L’homme comprend enfin, les effets de son désamour, demain il ne se souviendra de rien, d’un embrassement il me console de ses coups. Mon corps empierré frissonne d’une pulsation d’espoir. Un autre amour en apesanteur, attend de prendre place dans la chambre secrète. Par les failles subtiles, Par l’échancrure des yeux dans les arbres, étoiles d’encre (76) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 76 Par le vol des rapaces au dessus des cimes, il roule sur nos indifférences, fait un feu de joie de nos haines. La flamme monte, sursaut toujours plus haut emporte les blessures et les mots de la discorde. Il arrête un moment le roulis qui fait de l’enfant, le culbuto de l’histoire, comme d’une main, il immobiliserait un berceau. La tête la première, mon cœur lourd qui fait contre poids, la verticalité me revient, déchire les traces noires de la plage brûlée, sort de l’aridité stérile de la guerre qui m’emportait sans fin dans le vide. Devenue opale l’obsidienne noire qui enserrait mon corps, depuis l’orage, s’effrite dans l’azur. glisse le long des cyprès, les habille de reflets translucides. La silice des tombeaux longuement gardera souvenir des chairs dilacérées. Le sang ne sèche pas si vite que ça… aux bords des gravats, en surplomb du vide, un chemin inconnu ouvre la légèreté au souffle. Aujourd’hui dans la paix retrouvée, les bruits de la ville et ceux des jeux d’enfants montent de la plaine, caressent ma fenêtre. Les oiseaux tiennent conciliabule d’arbre en arbre. Les branches d’acacias ployées par de lourdes fleurs blanches se distinguent dans la touffeur verte. J’entends la mélodie des merles faire trace dans le ciel. Les sorbiers sont en fleurs il faudra attendre pour le délice des fruits (77) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 77 dont ils raffolent. Au jardin, ils percent les coquilles d’escargots, fouillent la terre, sautillent et se disputent, personne ne demeure exclusivement dans la légèreté de l’être. Un vieux conte français raconte comment à la recherche d’un trésor un merle blanc pénétra dans une première grotte magique puis une deuxième et trouva un tas de poudre d’or dans lequel il plongea son bec. Chassé par le démon gardien du trésor, il réussit à s’envoler sans dommage. En sortant des grottes il était devenu noir et son bec avait gardé un lumineux jaune d’or. J’irai danser sur les plages blondes. z étoiles d’encre (78) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 78
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