EE 55 Legerete - Page 68 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté étoiles d’encre (66) forum Lettre au siècle 21 Le siècle 20 a redessiné la tribu en cocon pépinière de l’individu plus de fabrication de clones une envie d’être chacun un mais dans l’intérieur des corps toujours ces compartiments d’avant ces usages construits en neurones partout ou l’homme mutant de ce siècle a voulu offrir son modèle idéal il a contaminé l’humanité de sa discorde entre sa pensée nouvelle et son corps ancien dans son sillage est montée la colère de ceux qui ont perdu leur tribu et gagné un corps en désaccord. Que ce siècle 21 qui tâtonne libère les corps remette du sens dans chaque geste du plaisir dans chaque mot du cœur dans chaque échange que les cellules et les os s’accordent en chant personnel de l’individu qu’il pense et aime de concert cet humain apprenti magicien nouveau-né sur la planète. Françoise Martin-Marie ondelavie@free.fr 55 p 61 a 67Forum_Mise en page 1 24/09/2013 18:29 Page 66 ria va tions ©Elene Usdin, Readdream, 2008. 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 67 La plume Hélène Pradas-Billaud Je prends ma plume pour dire le grave. C’est un peu mon langage. Ma musique compagne. Le repère au fragile qui n’a plus tout son sang, tout son corps, toute sa tête. Un triangle de l’être qui n’est plus isocèle. Un père tronc sur lequel je ne peux m’appuyer. Sa folie qui m’est si familière, sa fêlure approchant le mystère. Pour trouver la surface parcourir le profond. Au profond de l’histoire et des vies partagées. Le souffle de mon père que souvent j’approchais. Sa présence aux failles étrangères. Cette envie d’assurance qu’en ses bras je cherchais. ©Marie-NoëlArras,2013 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 68 Mon père, un jour noir, un jour fou, un jour mort, un jour vie. Côté froid, côté chaud, inventer l’enveloppe guidant mon contenu. L’armature à construire au profond de moi-même. Ma colonne en fissure quand mon père est séisme. L’ossature qui dévie quand s’enrhume la vie. Recomposer les liens qui distendent les maux. Des mots doux. Et aimants. Des mots tendres. Bienveillants. Des mots plume parent. Mots frontière donnant place au grand vide qui engloutit la vie. Je connais le pays où la folie survit, où le noyau s’affole, les limites s’estompent. Quand il n’y a plus d’espace entre un moi un lui. Je suis l’épure soustraite à ce qui envahit. L’épaisseur de la peau, la distance passerelle pour comprendre, s’éloigner, s’approcher et ne pas s’effondrer. Je suis le soleil franc à l’entre-deux des ombres. Je suis la vigilante au tremblement du monde. Revenir vers le doux. Réapprendre les flous qui ne sont pas danger. Se surprendre à danser. Déjouer les revers, découvrir les puissances au vivant des fêlures. Nager malgré les vagues et plonger si léger, si léger. Fortifier l’armature donnant vie à l’aimé. Je dépose ma plume qui déploie ses racines. Je respire l’air des pages à la reliure du livre. Le recueil transparent aux couleurs du touchant. z (69) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 69 ©Miki Nakamura, Abysses, 2013 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 70 Au fil de soi Maïssa Bey Un paysage ? Un continent? Une île? Un rêve? Pourquoi vouloir à tout prix nommer, définir, donner présence géographique ou mentale à ce territoire qui surgit sous nos yeux alors même que l’on croit que s’est apaisé le tumulte? Pourquoi ne pas se dire simplement: c’est là. Ou plutôt c’est cela. C’est là, et cela existe. Depuis longtemps. Et je n’ai pas su voir. Pas pu peut-être. Viendra plus tard le temps des pourquoi. Maintenant, il faut donner sens au verbe voir. Les yeux obstinément fermés. Se défaire de toute autre certitude. Se pencher, comme sous l’effet d’un souffle dont on ne sait de quel point cardinal il a pris naissance. C’est cela. Et cela fait bruit en soi comme une musique ou comme une discordance née de plus loin que les souvenirs. Et l’on se tient là, à la lisière du temps. D’où vient que des larmes embrument mon regard? Larmes exsudées d’on ne sait quelles défaites, quels regrets, quels renoncements. Dans ce qui tient lieu de ciel, quelques froissures. Froissures du silence ou de l’avant. Avant le temps. Quelque chose d’insu mais aussi de terriblement familier. 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 71 Et qui bat, sourdement, battement imperceptible à tout autre que soi. Oh, cette rumeur! Les tambours au bord du fleuve. Les eaux du Léthé. Effacer toute trace de vie antérieure ou revenir à la vie antérieure. Je ne sais. Ces lignes. Ces griffes. Ces signes inscrits en moi. Ciels. Ruines. Ronces. Des brisures dans une vie, peut-être. Vient alors l’obscure conscience d’une dévastation. Éclats. Des-astres. Je suis là, guetteuse immobile. Les horizons se chevauchent pendant que s’esquisse ocre le premier jour. Je suis là, quelque part, au cœur de ces vents, séparée du jour, cernée de nuit, tendue dans une attente plus douloureuse encore que l’attente. C’est une région secrète, une contrée invisible, un lieu parcouru parfois de frissons de lumière et de cris inaudibles semblables à des nuages filant dans un ciel à fleur d’orage. Je sais maintenant. C’est, en moi, un espace plus vaste que toute mémoire, aux abords duquel se détournent les vents et s’assoupissent les colères. Un lieu empli de mystère, aux frontières infranchissables, remparts de pierres sur lesquels viennent se briser les assauts des cavaliers noirs les plus aguerris. Une région que certains disent sombre, envahie de ténèbres, et surtout maudite, à jamais maudite, parce qu’en son sein se cachent des ombres insaisissables et des désirs insolents. Il y a, disaient-ils, oui, il y a quelque chose d’étrange en elle. Des affleurements soudains. Des dissonances. Des silences. Des lueurs 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 72 au creux des pupilles. Oui, disaient-ils, étrange… Comme si, parfois, les mots tus, les mots tatouages couraient bleus sous ma peau. Tenir. Ne rien donner en pâture. Oh, ces silences! Je suis là. Au-dedans. Au plus profond. Il me faut avancer sur un fil de soi(e) patiemment tissé, souvent dénoué souvent rompu pour me frayer un passage dans ce qui résiste, résiste, résiste. Aller, mains tendues, vers qui, vers quoi, je ne sais, aller jusqu’au bout. Et dans le tremblement de ce qui point dans ces lointains, mirage ou miroitement, je suis là et je pénètre au cœur du temps. Légère ! z (73) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 73 ©Elene Usdin, Garance d’après Raphaël, 2010 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 74 La répudiation Marie Malaspina S’arrimer à l’écriture pour ne pas sombrer, écrire pour rester là, à exister, suivre la légèreté des lettres, les pleins les déliés qui volent sur la page, emportant la pensée. Rebus, bois tordus, tôles, veilles boîtes de conserve rouillées. Décharge, Orage d’un tonnerre déversant sur mon esprit défait le récit de l’amant. Il frappe avec la foudre des images, reconstruit notre histoire comme un charnier où rien ne vaut des voies ensanglantées de l’amour. Son cri, ni l’oreille, ni l’œil ne le perçoivent, il m’enterre vivante dans notre vie perdue. Du passé antérieur reviennent les pays de nos désespoirs qui arrêtent le rire de nos ventres. La plage blonde se rétracte, se calcine, implose dans le silence des bêtes immobiles. Un galet poli, brillant… je le porte à mes lèvres, je tète le sel accumulé dans son cœur par les pluies acides du déluge. Il me brûle la langue. 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 75
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