EE 55 Legerete - Page 29 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté nus, abandonnés, les seins et fesses visibles et les visages cachés, le mélange des genres… pour moi c’est une libération du corps et un jeu autour de cette idée, au propre - un corps déshabillé - et au figuré - libéré des conventions et du genre dans lequel on l’enferme. C’est un corps emprisonné, comme dans l’image la femme araignée, mais on ne sait pas si elle est la proie ou l’araignée qui attire ses victimes dans ses toiles. L’image de la femme au pénis, elle, pourrait être virile et violente mais son pénis est en tricot rose, elle joue… C’est cela qui m’intéresse dans ces mises en scène « érotiques », c’est le jeu. ©RPistil/LeMondeMagazine2010 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 27 étoiles d’encre (28) une artiste ; elene usdin Tu partages aussi avec eux un goût certain pour le détournement d’objets et les jeux de mots, comme lorsque tu traduis visuellement l’idée d’une femme qui ne manque pas d’air. Les Métamorphoses d’Ovide ont-elles nourri ton imaginaire? Estu d’accord pour dire que tu déclines le thème de la Métamorphose? Oui, comme je le disais, mon monde imaginaire est celui où rien n’a une forme fixe, où la lumière et l’obscurité deviennent des objets palpables, où les êtres déteignent sur les choses et vice versa. Ce sont des images très puissantes dans mes rêves, et elles le sont dans mes mises en scène. Un objet peut avoir pour moi autant de vie qu’une personne, et inversement certaines personnes peuvent être sans vie. Une idée, comme la femme qui fait tapisserie ou la femme débordée, peut être suffisamment forte pour avoir une forme définie. Elle se métamorphose en une forme visible. ©Lafemmearaignée/2004 étoiles d’encre (28) une artiste; elene usdin 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 28 On pourrait trouver dans ta femme feuillage et celles aux masques ou bois de cerfs un écho aux wilden Männer: « hommes sauvages » - dans ton cas « femmes sauvages » - que perpétuent en Europe des mascarades d’hommes vêtus d’extravagantes tenues végétales, ou animales. Je pense notamment à Carretos de Lazarim de Charles Fréger. Il y a deux pistes autour de cette idée: l’une est la liberté du corps, celle de pouvoir effacer les entraves, les chaînes qui nous lient à notre carcan social, à notre vie urbaine, aux conventions, et nous ramener à notre état sauvage. L’autre est une projection de ma vision du monde où tout est lié par des fils invisibles, où les choses déteignent les unes sur les autres, comme si nous étions tous des caméléons. Et le fait de se retrouver dans une forêt, à côté d’un arbre ou d’une plante, nous fait nous transformer en quelque chose qui ressemble à ce bout de nature. Tu explores aussi nos mythologies cinématographiques, musicales ou littéraires en réinterprétant Catwoman, La Reine de la nuit, Falstaff ©Larobevégétale/LuzsaintSauveur2010 ©Lecercledesable/OpéraduRhin2005 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 29 et bien d’autres. Tu as lu Nos Mythologies de Barthes? Je l’ai lu quand j’étais étudiante aux Arts Décos, oui, mais il faudrait que le relise, je serais incapable d’en parler ! Je peux aussi explorer les blagues Carambar en me déguisant en Carambar géant… Catwoman n’est pas vraiment celle que je touche: c’est Batman, mais en chemise de nuit et abandonné sur la route… C’est son masque qui fait tout le personnage, donc on peut jouer autrement avec son corps et inventer d’autres histoires qui n’auraient pas été écrites sur lui avec juste son masque. Quand un personnage de fiction se résume à l’un de ses accessoires ou attributs, il devient facile de se l’approprier et d’inventer des fables autour. J’aime particulièrement ton travail sur Barbe Bleue avec des pelotes de laine. Est-ce une démarche volontaire que de travailler sur nos contes et légendes? ©Batwoman,2004 ©BlagueCarambar/2012 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 30 La Barbe Bleue suit exactement le même principe que le masque de Batman. C’est l’attribut d’un personnage de fable hyper connu. Il devient facile de s’amuser avec cet accessoire, et tout le monde y verra aisément une référence à ce conte, car on connaît tous les horreurs de Barbe Bleue ou les exploits de Batman. Je me suis servie, dans la série de Barbe Bleue, de cet élément très visuel que j’ai détourné en le fabriquant en laine, et qui est en fait un accessoire plus doux, en opposition à la cruauté de l’histoire. Cette même barbe se transforme, au fil des images, en chevelure de l’une des filles. Puis ©LesfemmesdeBarbeBleue/2006©LesfemmesdeBarbeBleue/2006 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 31 les filles sont comme des poupées cassées avec de fausses jambes en tissu, dans le dos, ou bien démembrées. Je raconte toujours cette histoire cruelle en m’attachant à des jeux visuels. Et ta réinterprétation fabuleuse du Jardin des Délices de Jérôme Bosch, comment l’as-tu imaginée et créée? C’est un fragment de discours amoureux? Je me suis inspirée du travail d’Annette Messager, que j’aime énormément. Un magazine allemand d’art et mode, m’a commandé une série de mode autour du thème pure and dirty. À partir de ces deux mots contradictoires, j’ai imaginé une histoire de couple amoureux puis qui se déchire, en symbolisant cela par les mots doux qu’on se dit d’abord au creux de l’oreille, puis les insultes criées en fin de parcours. Le Jardin des Délices symbolisait cette même idée de fruits merveilleux juteux, de plaisirs délicieux qui se étoiles d’encre (32) une artiste ; elene usdin ©Lejardindesdélices/Sleekmagazine/2007 étoiles d’encre (32) une artiste; elene usdin 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 32 (33) légèrete transforment en enfer. Des anges côtoient des squelettes, les poires ont une forme de corps de femme, le serpent vicieux enroule toute la scène avec cette inscription sur le dos d’une traduction en anglais de « Notre plus sincère désir est votre plaisir », titre d’un livre de cartes postales de John Hinde présenté par Martin Parr. C’est une carte à l’ambiance technicolor qui présente un club de vacances dont le slogan est cette fameuse phrase. Tu as un goût pour les masques, la fête et la nuit, d’où te vient-il ? De la vraie vie? J’aime me travestir moi-même dès que je le peux. Je veux dire dès qu’une fête le permet. J’aime mettre des perruques, des tenues immettables… J’aime déguiser les autres aussi. Je suis déjà allée seule à de grosses fêtes déguisées en une autre pour que personne ne me reconnaisse. Ma mère nous déguisait ma sœur et moi quand on était petites et nous prenait en photo dans des mises en scène où elle nous imaginait en danseuse, en poupée… elle fabriquait elle-même les costumes, je pense que ça vient de là. J’aime aussi la nuit, la fête, qui fait vivre au présent, où ce qui compte le plus à ce moment-là et à cette heure-là, c’est les personnes avec qui tu te trouves, où plus rien de ce qui a de l’importance dans la journée ne t’atteint. Tu abordes aussi le thème du travestissement. Par exemple dans le détournement de ce portrait, tableau décroché du mur d’une chambre d’un hôtel parisien où on voit un homme du dix-neuvième affublé d’une longue paire de jambes croisées. Il y a une filiation avec un Marcel Duchamp en Rrose Sélavy - son alter ego poétique – ou encore avec une Claude Cahun subvertissant la notion de genre, non ? Le mélange des genres, ça me parle. Comme je le disais, j’aime me travestir et travestir les autres. Quand j’étais étudiante aux Arts Décos, notre professeur du cours de photographie nous a proposé 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 33 de travailler sur le thème du corps. C’était assez vague comme sujet… J’ai proposé une série où je travestissais mes copains et petits amis en fille. J’ai toujours ces planches contact, ils se sont vraiment prêtés au jeu. Ce sont des clichés assez étranges en noir et blanc. Je pense que c’est un sujet qui effectivement existe en moi depuis longtemps, et autour duquel je tourne beaucoup. Si je me faisais un double je pense que ce serait un personnage hésitant entre l’homme et la femme: j’emprunterais l’organe génital de l’homme mais garderais la chevelure de la femme, les talons hauts, et peut-être la barbe et les poils! Tu m’as confié un jour que tu te considérais aussi comme « une sculptrice sur matériaux ». Tu travailles la laine, le tissu, le crochet, le papier… Peux-tu développer un peu l’aspect artisanal de ton travail ? J’ai un goût très prononcé pour la fabrication à la main. Ça me vient, je crois, de ma grand-mère paternelle qui m’a appris très tôt à faire du crochet. J’ai aimé ça et fabriqué des poupées en laine, puis j’ai récupéré très jeune aussi la machine à coudre d’une tante éloignée. J’ai appris seule à m’en servir et ado, je fabriquais déjà des genres d’objet qui n’avaient d’autre but que d’être accrochés aux murs de ma chambre. Puis ensuite, la terre glaise, en parallèle à la peinture. C’est d’abord la matière qui m’attire, car elle est neutre et on la transforme en quelque chose d’arbitraire. Puis, c’est utiliser ces savoir-faire: tricots, couture, qui sont normalement liés à des activités de « grand-mère » ou de femme au foyer à des buts détournés, par ©HôteldeNiceàParis/2009 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 34 exemple tricoter un pénis en crochet, coudre un costume avec du plastique transparent pour voir en dessous ce qui se passe… J’aime aussi l’idée du fabriqué soi-même, comme j’apprécie énormément l’art brut, et les objets qui sortent de la main de ceux qui créent sans aucune référence au monde extérieur. J’ai vu au Museum of Everything, à Paris, les pièces de Judith Scott: elle monte des cocons faits de laine, de récup et c’est absolument dingue. Un autre aspect est la manière dont tu t’appropries les lieux selon ton objectif. On pourrait presque parler d’une poétique – au sens étymologique de fabrication – du lieu et comparer ça à la démarche d’un Méliès qui a conçu de A à Z son univers en construisant d’abord son studio de verre et d’acier puis, minutieusement, ses décors et chacun de ses accessoires. Lui, l’a fait pour ses films et toi pour tes installations. Qu’en penses-tu ? Comment conçois-tu cela? Oui, j’admire le travail de Méliès car il concevait tout du début à la fin : décor, direction des acteurs, costumes, montages, trucs… Il a inventé un monde à lui, de toutes pièces, et le premier! J’adorerais avoir des moyens suffisamment grands pour concevoir de toutes pièces mes projets. Je n’en suis vraiment pas là, mais j’essaie effectivement de m’imprégner d’un lieu et d’y inscrire mon empreinte. Tu m’as confié qu’en particulier, tu avais pris l’habitude d’investir les chambres en désossant les lits. Tu peux t’expliquer ? Oui, c’est vrai! C’est pour voir l’envers (35) légèrete ©Chaudenuitd’été,2010 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 35 du décor! Je me demande toujours en quel imprimé vont être les matelas: matelas de laine avec les rayures, matelas simples avec des taches, neufs… C’est comme tous ces matelas abandonnés sur les trottoirs, à Paris. J’ai toujours aimé les voir. J’imagine une histoire autour d’eux: qui a dormi dedans? Était-ce dans une grande ou une petite chambre? Y avait-il beaucoup de coussins, une table de chevet? Ça parle beaucoup un matelas, en fait… (voir : http://www.youtube.com/watch?v=ii3o56j81hU) Les paysages naturels t’inspirent aussi, non ? Est-ce que tu pourrais me raconter la genèse de ta promenade d’Eugénie? Je me suis vue confier une carte blanche pour réaliser une série photographique par le conseil régional des Hautes-Pyrénées. Il désirait mettre en avant le patrimoine culturel et historique de la ville de Luz-Saint-Sauveur, qui a souvent accueilli Napoléon III et Eugénie, sa femme. Il en reste la trace grâce au pont qu’il a dressé, aux thermes où venait souvent l’Impératrice, et à la chapelle Solférino qui surplombe la ville. La première fois que je suis venue en repérage étoiles d’encre (36) une artiste ; elene usdin ©Lustgarden/SIA2013 étoiles d’encre (36) une artiste; elene usdin 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 36
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